lundi 26 octobre 2020

Portrait d'une femme insaisissable *** 1/2


Depuis quelques semaines, l'automne fait acte de présence. De tous ses tons mordorés, il nous séduit, ne redoutant pas quelque lassitude de notre part. On l'admire, appareil-photo à la main, pour le figer en des images symboliques. Photos qu'on regarde indulgemment quand l'hiver, trop fade et froid à notre goût, impose sa blancheur uniforme. Ennuyante. On a lu le roman de Julia Kerninon, Liv Maria.

C'est une histoire étrange que nous offre cette écrivaine qu'on ne connaissait pas, publiée en France et au Québec. Sa protagoniste, Liv Maria, est née sur une île norvégienne. Son père, ancien marin, converti en menuisier, est un lecteur qui lui inculquera l'amour des livres. Sa mère, aux dires du père, est une héroïne. Tenancière de café, elle apprendra le réalisme de la vie à sa fille. La mère est l'aînée d'une fratrie, quatre frères qui vivent dans une ferme appartenant à la famille. Histoire du temps qui passe, pour le meilleur de la jeune existence de Liv Maria. À dix-sept ans, la richesse du monde l'émerveille, composée des collines, des moutons, de la mer. De la pêche avec ses oncles, du lycée. De la solitude. Ne souhaitant pas que sa vie change. Mais il a suffi d'un soir pluvieux, alors que Liv Maria rentre de l'extrémité de l'île, pour que ses rêves d'harmonie s'écroulent. Elle fait monter dans sa voiture un homme qui lui fait signe dans la lumière des phares. Il l'agresse sauvagement, elle n'a que le temps de se réfugier dans la maison de ses parents. À bout de souffle, ses vêtements déchirés. Sa mère lui demande des explications, elle en donne, tandis que son père sanglote, la prend dans ses bras. Silencieuse, la mère les regarde. Au matin, elle annonce implacablement à Liv Maria qu'elle doit partir à Berlin, chez Bettina, la sœur de son père, mariée, mère de deux fillettes, elle y jouera le rôle d'une jeune fille au pair. Pourquoi Berlin ? Pourquoi ce départ précipité, ce besoin d'envoyer Liv Maria loin de l'île ? Était-il arrivé quelque chose de grave à sa mère que la mésaventure de sa fille avait ravivé ? Toute sa vie, elle se questionnera sur les véritables intentions maternelles. 

La vie de Liv Maria est faite d'événements marquants, telles des balises défensives. À Berlin, fin de juin, avec l'accord de ses parents, elle prendra des cours d'été. Cours d'anglais avec un professeur anglais. En fait, le professeur est un Irlandais, ce qu'il annonce dès le premier cours. Il parle beaucoup, décrit son voyage depuis Cork, débite un flot de mots qui étourdissent l'adolescente. Des années plus tard, elle s'interrogera sur ses perceptions à l'endroit de ce professeur, Doktor Fergus O'Shea. Qu'avait-elle perçu de lui ce jour-là ? Qu'avait-elle saisi quand elle avait posé les yeux sur lui ? Le premier regard ne passe-t-il pas à côté de ce qui est important ? Elle se souvenait seulement de cet homme adulte, la quarantaine assumée, mariée, père de famille. Les jours s'en allant, il s'intéressera à la jeune fille, lui racontera une histoire insensée sur sa venue à Berlin. Là encore, il faudra des années avant que Liv Maria réalise le poids du mensonge dont il avait chargé ses épaules. Passionnée, inévitablement, l'étudiante s'éprendra du professeur. Tous les deux sont d'ailleurs, prétextait-il, les livres, Faulkner, les unissent, leur langue illumine leur liaison. Fergus lui apprend beaucoup mais l'été finissant, les cours aussi, il doit rentrer chez lui, en Irlande. Déchirement fatal pour Liv Maria, qui avait refusé de voir l'inévitable. Elle endormira le souvenir de Fergus O'Shea, mais ne pourra l'oublier. 

Trois saisons plus tard, retournant sur l'île, ses parents sont victimes d'un accident de voiture. Elle décide alors de transformer l'auberge de sa mère en chambres à louer. Aidée de ses oncles, elle exécutera son plan, refoulant Berlin au tréfonds de sa mémoire. Sa liaison avec Fergus se résumant à un rêve, tels des événements trop lourds nous ébranlent. C'est un de ses oncles qui lui suggèrera de partir, l'île ne représentant pas une fin en soi. Elle se défend, ne veut pas oublier ses parents. L'oncle a une réponse sublime, il souffle que le contraire d'oublier, ce n'était pas se souvenir, mais apprendre... C'est un jeune touriste qui la guidera vers le Chili, à Santiago où, après de lourds travaux dans un restaurant, appris l'espagnol, recommencer à faire l'amour, elle fera la connaissance de Ignacio Carrar, restaurateur ambitieux, qui organisera le cheminement de la jeune femme qu'elle est devenue. L'homme, quarantenaire, est marié, a deux enfants. De Liv Maria, il fera sa maitresse et son associée. Celle-ci ne cesse de se questionner à propos Fergus. Liv Maria a vingt-huit ans. 

Étrangement, ce sont les hommes qui déterminent le destin de Liv Maria. Ignacio Carrar suggèrera à sa compagne de rentrer dans son pays. Elle est riche, cruellement blessée de tous ses départs et arrivées avortés. Elle finira par admettre qu'elle a fait fausse route, retournera sur l'île, mais ce retour sera un échec. Plus personne ne la reconnait. Ses oncles, qui ont vieilli, encore moins. Elle reviendra sur ses pas, avec l'impression d'avoir oublié quelque chose. Dernière étape des itinérances de Liv Maria. Dans une ville du Chili, Antofagasta, où elle travaille dans une librairie, elle rencontrera un homme de son âge, Flynn, ingénieur. Ils voyageront ensemble puis rentreront en Europe. S'installeront en Irlande, d'où Flynn est originaire. Liv Maria est enceinte. Consciente qu'elle désirait aller en Irlande depuis longtemps. Après tout ce temps...

Cependant, une surprise extravagante atteint Liv Maria quand, entrant dans l'appartement de sa belle-mère, elle aurait dû faire demi-tour, mais elle est restée, son passé déferle, terriblement compromettant. Elle tiendra tête aux fantômes, aura un deuxième enfant, les années s'écoulant parleront pour elle. Se rendra compte du poids du mensonge, se disant que les gens restent intacts, ne vieillissent pas dans le figement des souvenances. Tant d'années ont passé depuis Berlin, l'histoire, obsessionnelle, ne peut se terminer comme un conte de fées. 

Ce roman troublant comblera lectrices et lecteurs sensibles aux facettes multiples de l'identité des femmes. Comment elles se superposent jusqu'à l'opposition. Fascinante fiction où l'intériorité de Liv Maria est menée, transcendée, par le talent remarquable de l'écrivaine, Julia Kerninon. Personnalité singulière  que celle de Liv Maria, évoluant sur plusieurs époques, à des niveaux comparables aux strasses sédimentaires de la Terre. Vacillement risqué de sa part, qui met en danger sa force vitale, sa liberté chèrement acquise, elle, l'insulaire, qui pensait ne jamais quitter les êtres et les éléments qu'elle chérissait. Puis, elle juge que son passé s'avère inavouable, intercalé de différents drames, magnifiquement dépeints par l'écrivaine, qui la happe malgré elle. Préservée d'une cuirasse aux abords invincibles, victime de la propension à se mentir, aveuglée des œillères de l'amour. Mais pouvons-nous démêler les fils échevelés de ce que nous sommes ? D'une vie secrète qui nous habite ? Julia Kerninon propose, de sa plume sensible, poétique, ce qui convient parfaitement aux dilemmes moraux, toujours intègres, de sa protagoniste. La décision surprenante de Liv Maria appartenant à la lumineuse aventurière aux poignets symboliquement alourdis de bracelets d'or...


Liv Maria, Julia Kerninon

Annika Parance Éditeur, Montréal, 2020, 208 pages


 

lundi 19 octobre 2020

Les clins d'œil d'un pont légendaire *** 1/2


Comment oser affirmer que l'être humain est issu d'une volonté céleste, voire d'une essence divine ? Quand nous connaissons la complexité si enchevêtrée du corps matériel, il nous est impossible de ne pas ressentir un profond agacement envers celles et ceux qui refusent systématiquement de mettre en doute leurs convictions fondées sur des écrits passéistes. Certitudes qui ne sont pas prêtes d'arrondir leurs angles. On a lu les nouvelles de Stéphane Ledien, Des trains y passent encore. 

On aime lire ce genre minimaliste, on ne s'en lasse pas. On redonde, l'affirmant souvent dans nos points de vue. C'est pour convaincre lectrices et lecteurs qui ne sont pas séduits par des textes souvent brefs, relatant l'essentiel en quelques pages. On n'a donc su résister à l'attrait des nouvelles de l'écrivain Stéphane Ledien. Un thème les ordonne, fil qui nous a surprise, le Tracel, à Cap-Rouge, présenté avec la délicatesse d'un poème. Pont ferroviaire centenaire qui a inspiré à l'auteur d'imaginaires fictions, nous les a offertes généreusement. Nous traversons brusquement des époques. Des situations se disloquent. Il y a de l'habileté dans cette stratégie, un pont ferroviaire étant synonyme de voyage.

Nous sommes à Paris, début du XXe siècle, la capitale est en pleine effervescence, la tour Eiffel attire les curieux en ce dimanche frileux. Un inconnu, tailleur pour dames, s'est mis en tête de démontrer l'efficacité du « costume parachute en toile de caoutchouc de sa propre confection ». Les journalistes sont à l'affût, dont un certain Gustave Paradis, qui assistera à la chute du tailleur téméraire, celui-ci ayant voulu défier la loi de la gravité. Bien plus tard, nous retrouverons Gustave Paradis dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Blessé à la tête, il sera démobilisé, ne manquant pas de se remémorer la fatale envolée du tailleur. Gustave Paradis est un homme sceptique, désenchanté de la condition humaine. Il se mariera, aura trois enfants à qui il racontera l'épopée tragique du tailleur volant. Au point que ses enfants, devenus adultes, parents à leur tour, évoqueront, chacun à sa manière, le saut périlleux du tailleur de la tour Eiffel. Symbole pour Gustave Paradis d'une vie ratée, ce qu'il éprouve envers lui-même, ce qui ne sera pas mentionné, mais inscrit entre les lignes. L'un des fils émigrera au Québec, s'émerveillant du pont ferroviaire, proche de chez lui. Bien souvent, ce pont est effleuré dans l'esprit d'un protagoniste, ou frôlé par un regard étonné. Ce qui se révèle dans la nouvelle suivante, La prophétie du treillis. Initiation d'un adolescent tribal à la chasse. Fébrile, il attend le gibier quand, soudain, il croit voir une forme gigantesque. Ce n'était pas le Grand Esprit mais un « corps long et plat pourvu d'innombrables pattes fines et striées ». L'apprentissage tourne mal, l'adolescent reçoit une flèche mystérieuse dans la gorge, il meurt. Trois siècles plus tard, deux aventuriers européens, veulent enfouir, sur les mêmes lieux, quelques trésors volés, dont des objets dérobés à la chapelle de la Congrégation. Ils en paieront le prix, l'ombre ensanglantée d'un jeune Amérindien apparaissant à l'un des bandits, quand il embarquera pour une colonie pénitentiaire en Australie. Le temps a passé, sir Wilfrid Laurier, premier ministre du Canada, a la vision d'une passerelle interminable, reliant l'est et l'ouest du pays. Ce qui sera accompli dans d'innombrables douleurs, personne ne remarquant la présence irréelle d'un jeune Amérindien couvert de sang, d'un forçat, la peau tannée par le soleil des antipodes. L'écrivain fait preuve d'une imagination visionnaire, prévoyant qu'au déclin du pont, des gamins braveraient les dangers en franchissant la structure, par rodomontade ou pour en terminer avec une adolescence qu'ils jugent incomprise. 

Le Tracel, s'avérant une entreprise légendaire, inspire au nouvelliste des histoires improbables, comme celle d'un vieux monsieur qui, se promenant sur un petit pont de bois surplombant une rivière, entend les lamentations de deux hommes. L'un, négociant en bois et en acier, l'autre contremaitre dans une usine de machines à vapeur. Les deux semblent découragés par la routine de leur travail. Le vieux monsieur les interpelle, leur soumet un projet ambitieux, presque irréalisable. Il s'agit de construire des chemins de fer et des ponts, de fabriquer des locomotives, des wagons, pour transporter des gens d'une frontière à une autre. Trois boulons d'or, magiques, accompliront un miracle qui intriguera l'enfant, Pierre, à qui cette histoire est racontée. Rattaché, tel un wagon à un autre, se profile, dans un conte fantaisiste, le trotteur Alexis Lapointe, surnommé Alexis Le Trotteur. Si chacune et chacun connait les aventures de ce bonhomme décalé, chacune et chacun ignore qu'il désirait braver la rapidité des trains québécois. Il courait comme un fou, il était heureux. Ni sa famille, ni les gardes forestiers, ne pouvaient interrompre sa course. Mais un grave accident faillit l'immobiliser. C'était sans compter sur la magie du Tracel qui, poussant un énorme sifflement, l'invita à le rejoindre, et finir sa course. Ce sont là, les surprises audacieuses de l'écrivain, qui nous font sourire, avant de nous projeter dans le drame d'un groupe d'adolescents rassemblés autour d'un feu de camp dans une forêt. Là encore, intervient en filigrane le Tracel, son immense structure se dressant dans l'ombre. L'un des ados raconte comment un jeune de l'école secondaire s'est tué en grimpant sur le pilier le plus haut. Dans le groupe, un leader et un souffre-douleur se mesurent alors que les flammes crépitent, accentuant les bruits de la forêt. Le groupe s'éparpille, deux des garçons ont disparu. Est-ce un mirage ou l'un d'eux a-t-il été mystérieusement assassiné ? Nouvelle à la limite de la fantasmagorie, qu'on a fort appréciée, doutant parfois de son obscure réalité. Autre texte qui nous amène à nous apitoyer sur un homme éprouvant un subit vertige, figé par la terreur de tomber du haut d'un habituel échafaudage. Puis, sans ambages, nous assistons à la dualité d'un vieil homme, Pépé, et d'un chêne gigantesque. C'est tendre, c'est autant rutilant que les feuilles du chêne qui, d'année en année, refusent de tomber au rythme de ses frères-arbres, enrageant durement Pépé contre le fagacée. Même au loin le Tracel « semblait virer à l'écarlate », ronchonne-t-il. La complicité entre le chêne et le vieil homme s'établira au-delà de la mort de ce dernier. 

Le recueil de ces fables intelligentes, oscillant entre nouvelles, récits, contes, se ferme sur les réflexions déroutantes de deux humanoïdes, se posant des questions à propos de pièces métalliques provenant d'un pont tout en acier, « surplombant une vallée, en Amérique du Nord. » Les deux androïdes en déduisent que l'humanité parvenue à un point tel de développement, ses scientifiques avaient fini par s'ennuyer, défaisant et refaisant, symboliquement, ce qu'ils avaient fabriqué. Indice peu rassurant, les deux phénomènes visitent un musée... Du commencement à la fin du monde où Stéphane Ledien situe ses fictions, le temps s'est écoulé pour le meilleur et le pire, comme cela se passe dans la vraie vie, vie ordinaire s'il en est. Nous, lectrices et lecteurs, nous avons pris le temps de savourer ces dévastations ordinaires, nous promenant non sur un pont d'acier, aussi légendaire soit-il, mais sur la passerelle qui nous unit, humains, d'un point à l'autre des frontières. Faillibles mais voyageurs infatigables grâce à un écrivain qui tente, avec talent et humour, de nous émerveiller, qui y réussit.


Des trains y passent encore, Stéphane Ledien

Lévesque Éditeur, Montréal, 2017, 105 pages

lundi 5 octobre 2020

Musique en sourdine pour assoupir la nostalgie *** 1/2


On pense à des proches et des amis qui sont décédés cette dernière décennie. On s'interroge sur le regard effaré qu'ils porteraient sur le monde actuel, si par un improbable miracle, ils revenaient sur terre. Agitées, les civilisations sont poussées à leurs extrêmes. Les valeurs morales semblent avoir pris un cours détourné, notre société devant se mettre au pas de subits changements qui dérangent ses habitudes. Où aboutirons-nous ? On a lu le numéro 143 de La revue XYZ de la nouvelle.

Voici un thème audacieux qui a piqué notre curiosité, ne décevant pas notre lecture. C'était risqué mais Christiane Lahaie et Marie-Claude Lapalme ont dirigé le bateau d'une main et d'un œil fermes, celui-ci ne risquant pas de chavirer dans les eaux glacées de la banalité. On n'a su résister au désir d'en écrire quelques impressions, car il fallait du courage ou une certaine innocence pour se remémorer un passé pas si éloigné, un passé au rythme de la musique des années soixante et soixante-dix. Leur effervescence était-elle nécessaire pour désengourdir la monotonie assommante de nos dernières décennies, qui nous laisse pantois et impuissants ? 

Il y a l'enfance qui mène inévitablement aux oscillations téméraires de l'adolescence, comme sait si bien l'interpréter Fanie Demeule, donnant la parole au désarroi d'une jeune actrice qui, lors d'une audition théâtrale, se met dans la peau de Nancy Spungen, groupie des Sex Pistols, ou plutôt se dilue dans son rôle. Séquentiel, le récit nous fait part des doutes de la narratrice, en écho au texte de Patrick Nicol. À la suite d'une bonne idée, un jeune homme passe une nuit au chalet avec une bande de gars et de filles. Ça boit, ça fume, ça baise. En fait, le narrateur se souvient dix ans plus tard. Souvenirs fragmentés, télescopés à l'enfance qui, elle, semblable au narrateur, se raconte des histoires tordues, réservées aux adultes de l'époque. Similitude avec la nouvelle de Fanie Demeule, cette manière de narrer, nous mettant au diapason d'une portion de vie qui ne durera que le temps de l'ajuster au présent. Deux nouvelles fascinantes, exposées dans leur nudité excentrique, inconsciemment complices. Je suis Nancy Spungen et Éducation. Puis, sexe à gogo érotisant le long et lascif poème de Nicholas Giguère. Plus tard, entre en scène la musique sous le signe du récit de Jean-François Aubé, Le suicide des lemmings. Il semble que la musique n'ait jamais quitté la traversée parfois difficile des garçons, des filles, qui s'ébrouent dans des prestations, pour le plaisir de vivre pleinement. Le jeune de la nouvelle de Jean-François Aubé appartient à un groupe, il joue de la guitare, tout en surveillant une admiratrice qui s'intéresse à lui. Elle lui souriait « en écrasant ses formes contre les barreaux de la clôture. » C'était trois jours plus tôt, il ne cesse de se remémorer l'incident qui a fait que son frère ait confondu l'illusion d'une soirée avec la vraie vie. La fille qui admirait le narrateur, attendait la prestation suivante pour calmer ses ardeurs. Le frère lui avait pourtant écrit un message, l'invitant dans sa chambre d'hôtel. On a aimé que la musique interfère symboliquement cette soirée fatale. Purple Haze, très émouvante fable signée Georges Desmeules. Là encore, un narrateur, réminiscences à l'appui, est bloqué dans un embouteillage sur le Golden Gate. Se tient à ses côtés, Rocco, passager inquiétant. Sur la banquette arrière, un homme de couleur, sous l'emprise de la drogue, ne réalise pas dans quel guêpier il est tombé. Le conducteur et Rocco sont loin de la blancheur de leur âme, ils sont des tueurs, obéissant aux ordres sanguinaires de l'Italien. L'histoire finira mal, mais la musique, qu'elle soit réelle ou rêvée entre les bras du passager arrière, apporte une rémission provisoire aux intentions meurtrières des deux hommes. Superbe hommage inattendu au compositeur et chanteur Jimi Hendrix. L'admiration inconditionnelle de l'écrivain se combinant au discours vénéneux du narrateur, on en est que plus touchée. On enchaîne avec le récit pathétique de Nicolas Guay, Le rock n'est pas mort. Des résidents d'une maison de retraite, assistent un soir à un concert donné dans un stade. Effets magiques de la guitare, de la batterie, sur ces personnes âgées, elles attendent le chanteur qui n'est autre que Bono vieilli, chanteur et musicien irlandais. L'euphorie de l'assistance transforme l'amphithéâtre en une joyeuse serre d'illusionnistes qui, durant quelques heures, ont ignoré les déboires physiques de l'âge avancé. Le narrateur, responsable de ce « beau monde », jeune et impartial, observe avec attendrissement ces vieillards se réjouir d'un spectacle suranné, « les musiciens donnaient l'impression de s'être évadés du musée Grévin. » La gloire est passée, Bono se justifie pendant qu'il se fait démaquiller, qu'il témoigne de sa chute de cheveux. De sa coloration. De son visage tombant. Jacques Brel nous avait prévenus, il n'est pas drôle de vieillir... Gloria ou les efforts d'une adolescence pour retrouver son frère, Jesse, qui a fui leurs parents à dix-sept ans, révolté contre leur conformisme. Nouvelle de Marie-Claude Lapalme. Judy, une amie rebelle, avait raconté à Gloria qu'un jeune homme, dans un bar où jouaient de nouveaux groupes, ressemblait à son frère. Elle n'hésite pas à se transformer en une jeune fille délurée pour entrer dans ce bar. Elle fait si gamine, que la narratrice l'oblige à porter des vêtements d'une amie commune, l'adolescente n'appartenant à aucune clique, ne se saoulant pas, allant sagement à ses cours mais attirant les marginaux. Ce week-end-là, les parents sont partis en Pennsylvanie visiter la grand-mère. Le bar a enfin ouvert ses portes, lieu plutôt minable. Une odeur de vieille bière monte vers la jeune fille. Elle observe à gauche, à droite, cherchant discrètement son frère. Un band s'installe. Le spectacle s'avère dynamique, le temps passe, Jesse n'apparait pas. Elle écoute la chanteuse, fascinée au point de trouver son propre langage à travers ses poèmes. Texte qui rejoint ceux de Fanie Demeule et de Patrick Nicol, l'enfance se profile mais bientôt s'efface parce que compromise dans des situations éprouvantes d'adultes.

Cinq nouvelles complètent l'opus, dans la rubrique " Thème libre ". Deuxième peau, de l'auteur Paul Ruban, a eu notre préférence. Le nouvellier relate les déboires d'une adolescente aux tatous artificiels. Cinq nouvelles se rattachant les unes aux autres, l'écriture précise, sans encombrement de vocabulaire, séduira le lecteur, la lectrice, amateurs du genre. C'est l'apport disparate de tous ces textes qui nourrit intelligemment l'ensemble très réussi de ce dernier numéro.

Les aventures de ces décennies assoupies se terminent en digne beauté avec la nouvelle surprenante, tellement prémonitoire, de Pascal Blanchet, lauréat du concours XYZ 2020, Nocturne à tête de chat. Titre intrigant, nous ne pouvons échapper aux quelques pages qui dépeignent les visites d'un homme à une vieille dame dans un CHSLD. Déjà présentée par le nouvellier Jean-Paul Beaumier, nous n'avons plus qu'à nous laisser entrainer dans les sillages d'une directrice rigide, cependant repentante. Dans une chambre où ne sourit plus une vieille femme condamnée à mourir seule. Nous étonner du comportement pour le moins étrange d'un homme portant une tête de chat...

C'est un numéro courageux, téméraire, de par sa thématique " Sex, drugs ans rock'n'roll ", de par les semaines difficiles dans lesquelles nous vivons depuis le printemps, sans très bien savoir. Un numéro où ne sont jamais permis les atermoiements, à part ceux utilisés par les écrivains invités pour enrichir et combler le temps qui s'est écoulé. La musique en sourdine, toujours présente, tête d'affiche d'années lumineuses. Prolifiques, incantatoires, un peu illusoires. 


La revue XYZ de la nouvelle, numéro 143

piloté par Christiane Lahaie et Marie-Claude Lapalme

Montréal, 2020, 104 pages