mardi 6 septembre 2016

Autopsie de l'enfance disloquée ****

Il y a les bavards, les enthousiastes, les timides, les indécis. Ceux et celles qui, inépuisables, racontent le moindre fait anecdotique. Ceux et celles qui veulent toujours avoir le dernier mot, se croient au-dessus de la mêlée. Ceux et celles qui se taisent. On savoure les commentaires qui nous conviennent. On sourit. Quelle magistrale leçon d'ordre psychologique nous donne à lire Facebook. On a terminé la lecture du roman de Sina Queyras, Autobiographie de l'enfance. 

Sous aucune latitude, l'enfance n'est simple. Ce serait la réduire à une passade frivole que d'affirmer le contraire. Une fois encore, cet état nous est révélé par cinq frères et sœurs qui, se mirant dans la troublante personnalité de leur mère, essaient de se mettre à nu sans vraiment y parvenir. Pudeur, silence obstiné, aucun des membres de la famille Combal ne se livre. Chacun parle de soi à travers le souvenir lancinant de jeunes années tronquées par des parents indisciplinés, désordonnés, s'illusionnant sur la vie meilleure qui existerait ailleurs. Quand l'une des filles, Thérèse, en rémission d'un cancer depuis vingt ans, agonisera, l'occasion sera propice pour tous les cinq à manifester leur colère dirigée contre les agissements irresponsables de la mère, Adel, qui, séparée du père, a traîné sa couvée entre l'Alberta, la Colombie-Britannique et le Manitoba. En voiture, en roulotte, jamais de maison pour que ses garçons et filles s'épanouissent, tels des enfants normaux. Cette mère, terriblement égocentrique, fantasque, n'a vécu que pour elle-même, soumettant son mari, ses fils et filles, à son émotivité fluctuante, inapte à s'ancrer aux murs d'une maison, au tronc d'un arbre. Elle cultive un amour dur et sec, tel un quignon de pain rassis. Guddy, une de ses filles, affirmera que la mère est capable de tout. Toutefois, c'est le décès du fils aîné, Joe, mort dans un accident de voiture, qui nourrit la haine ambiante, constamment étouffée par les récriminations irraisonnées d'Adel, qui tient les rênes d'une fratrie déboussolée. Lucide, elle manipule ses enfants qui, adultes, s'opposent à une femme vieillissante et diminuée, une mère dont ils ne savent se passer, malgré le désir de Bjarne de vouloir la tuer.

Cependant, les enfants ne parviennent pas abandonner Adel à son désœuvrement de vieille femme malade. Habitant près de chez elle, Annie sera celle qui subira ses humeurs capricieuses. Consciente du rôle néfaste que sa mère aurait pu exercer sur ses deux filles, elle les a mussées à ses extravagances. Le père, Jean, un Français, a épousé Adel parce qu'elle était belle, « une chevelure ondulée de star de cinéma. » Il la suivra au Manitoba, d'où Adel est native. Il lui a consacré sa vie puis l'a détestée. Il est parti, ne pouvant supporter plus longtemps la vie familiale pour laquelle il n'était pas fait, a-t-il prétexté. Rêvant de l'homme dynamique qu'il deviendra sans sa femme. C'est en lisant les confidences de son fils Bjarne, sans-abri schizophrène, que le lecteur apprendra ce que valait le père. Pas grand-chose, en fait. Guddy, Jerry, Bjarne, Annie, Thérèse, ont été proches les uns des autres, tout en taisant la mort de leur frère. Il est comme un phare lumineusement réconciliateur autour duquel les protagonistes, blessés, se débattent dans leur propre misère mentale et physique. Dispersés dans des villes lointaines qui entretiennent les affres irréparables d'une enfance gâchée, nauséabonde. « Nous nous languissons tous de l'enfance, dont nous savourons nos propres versions », rapporte l'écrivaine dans un intertexte final, généralisant sur des enfances fictives. L'enfance ratée, c'est la perte de soi, s'accordent-ils à mentionner amèrement. Cancer anarchique dont Thérèse représente la métaphore, toujours en vie.

C'est une histoire de heurts, de sentiments filiaux exacerbés, régie par les menées imprévisibles d'une mère qui a traumatisé sa progéniture déracinée. Adel cultivait une sorte d'amour où le fil funambulesque de la haine a fait trébucher des êtres en état de guerre, qui ont fini par se dresser silencieusement les uns contre les autres. Qui se turent jusqu'à l'épuisement, jusqu'à se délester de tout amour réversible envers une sœur ou un frère. Dans le malheur, ils se rejoignent comme le fera Guddy à la mort de Thérèse. Magnifique soliloque de celle-ci quand, enfin confinée dans le repos de son corps souffrant qui « ondule », elle s'éteint.

Premier roman exigeant d'une écrivaine qui se consacre à la poésie. L'écriture hachurée, le style épineux, peut-on avancer, les deux ponctués de larmes retenues qui ont rythmé l'enfance des personnages, gauchissent la mémoire qui sait mentir. Le récit canalise la commisération que frères et sœurs éprouvent, sans jamais se le dire. Ni se confier. « Ils subissaient tous l'enfance avec ses surfaces tranchantes. » Émerge de cette fiction un continuel élan d'amour que trop d'égarements géographiques et psychologiques ont transformé en d'angoissants refus et deuils impossibles à nommer, à dépeindre comme étant des événements rationnels, la mère ayant « coupé leurs ailes à tous », rejetant ainsi toute générosité instinctive. « La vie est plus facile quand il n'y a plus d'attentes » souligne Thérèse à propos de son détachement mortifère envers les êtres qu'elle a aimés.

On ne saurait terminer cette lecture fascinante sans féliciter l'écrivaine Hélène Rioux, traductrice de ce roman. Sans son talent, sa sensibilité, la version française de cette déchirante histoire familiale ne serait pas ce qu'elle est. Soit humaine et compassée. Merveilleuse apologie de l'âge tendre, qui modèle notre état friable d'adulte.


Autobiographie de l'enfance, Sina Queyras
Traduit de l'anglais ( Canada ) par Hélène Rioux
Éditions Hamac, Québec, 2016, 315 pages