lundi 11 juin 2018

Des fictions humaines, rien qu'humaines *** 1/2

Plus on vieillit, plus il nous est difficile d'accepter une phrase assujettie à tous les pièges grammaticaux. Que ce soit dans les livres ou dans les journaux. Dans les commentaires lus dans Facebook, on est plus indulgente, ceux-ci empruntant davantage un langage parlé qui se laisse aller à quelques fantaisies dues à la spontanéité oratoire. On commente les nouvelles de Simon Brousseau, Les fins heureuses.

Deuxième opus de cet auteur de qui on ignore les précédents littéraires. Chacun sait combien on aime lire des nouvelles, on en attend le meilleur qui nous réjouisse. On a toujours été intriguée par leur défection auprès d'un large public, asservi à un rythme de vie effréné. Cet ouvrage devrait réjouir le lecteur le plus exigeant, qu'il soit soumis aux contraintes des transports en commun ou de son propre véhicule. Marcher jusqu'au bureau avec en main le livre de cet auteur, au risque de bousculer le chaland, récompenserait l'effort accompli, préservant ainsi l'environnement et nourrissant l'esprit de courtes histoires séduisantes. La première raconte une anecdote du nouvellier et de sa « blonde », démunis devant leur chat en tête-à-tête avec une souris. D'emblée, nous devinons que le narrateur, voire l'auteur, admire les chats, leur faisant un clin d'œil chaque fois que le sujet fictionnel le permet.

Le charme d'un recueil du " petit genre " c'est d'en lire le contenu sans avoir recours à la discipline de la pagination. Ici, tous les thèmes sont abordés, qui va du jeu dans un sous-sol où des adolescents tiennent le rôle de vampires-sorciers, au thème plus généralisé de l'adulte qui ne sait plus très bien où il en est. L'un des jeunes narre ses impressions tout en observant le comportement distrait de ses amis. On ne sait trop pourquoi, soudainement, les ados se lassent, comme pour démontrer que même un jeu n'est qu'une manière de se distinguer de la foule. Repliés dans leur sphère accommodante, terriblement modernes, comme le préconise Arthur Rimbaud, ils sont les témoins d'un vide qui pèse sur un microcosme de la société s'agitant autour d'eux. Prouesses improved se veut un aperçu de la performance de travailleurs sous traitement. Il s'agit d'enfiler une manche de travail développée par une compagnie pharmaceutique « pour une perfusion rendue obligatoire par le nouveau règlement », mais comme dans tout groupe contraint sous la menace, se profile un rebelle qui se rend compte du piège dont ses compagnons et lui-même sont les victimes. Le personnel de la direction exercera sur ce mouton noir une pression émotionnelle, qui lui permettra de connaître une alacrité discutable. Si le réalisme de ce texte fait frémir, il nous ramène aux meilleures œuvres des écrivains américains de science-fiction des années mille neuf cent quarante et cinquante. Le poids de machinations pèse lourdement sur la vie d'humains embrigadés dans une parcelle d'un univers irrespirable, conditionnés par le joug du pouvoir, devant se plier à une activité robotisée, au prix insensé de leur équilibre mental. Une autre histoire déroutante, Une maladie infantile, nous a entrainée vers un homme qui voue une rancune tenace envers son patron. Quand ce dernier meurt subitement, le narrateur jubile, confie sa joie à sa compagne, anticipant l'euphorie de ses collègues. Il devra déchanter, ceux-ci le rejetteront quand il osera blaguer à propos de cette mort impromptue. Peu à peu, le remords le ronge, au point d'en tomber malade : la varicelle, maladie infantile, qui le rattrape et l'emporte vers ses années d'enfance. On feuillette le livre, on interrompt le geste, nous attardant sur une fiction dérangeante au titre évocateur, Tout ce qui brille. Un jeune homme a déserté la maison familiale, ne désirant pas suivre les traces professionnelles et bourgeoises de son père. Il a préféré l'incertitude de la philosophie, « les questions insolubles, la fréquentation d'esprits malades, mes seuls amis ». Il se retrouve loin des siens, dans un meublé minable, livré à ses propres démons dont celui importun de la paresse. Son propriétaire, qui doit s'absenter deux semaines, lui demandera d'arroser ses plantes. À son retour, il lui fera une étrange proposition. Porte ouverte qui laisse supposer que le narrateur réagira pour le mieux.

Ces nouvelles, qu'on ne cite pas toutes, se réfèrent à la fragilité de l'être humain, sans jamais s'égarer dans un quotidien désespéré ni réjouissant, plutôt ordinaire. Les protagonistes entretiennent une vie banale qu'ils sont incapables de faire fructifier, ne le désirant surtout pas, comme si gravir un échelon social les culpabilisait ou les responsabilisait outre mesure. Il est des êtres qui sont ainsi, tels les chats complices de l'écrivain, Simon Brousseau, ils hésitent à mettre un pied hors de leur territoire. Prudence affichée qui ne surprend personne mais fait se questionner le lecteur sur les valeurs réelles acquises au rythme de nos expériences. Le dernier texte répond magnifiquement au doute qui nous assaille. Mais ce qui nous a le plus fascinée au cours de notre lecture sont les deux intertextes qui amplifient assidûment le pragmatisme des différents narrateurs quand il s'agit de se prendre en défaut. Ou d'accuser un inconnu, à travers quelques lettres, de son inconduite à la piscine, que fréquente son épistolier paranoïaque. Il est rare de parvenir à se juger avec autant de candeur amère, de ne pas briser les miroirs reflétant nos défauts les plus abjects parce que petits, dissimulant une hypocrisie dangereuse et sournoise.

Récits qu'on a beaucoup appréciés. L'écriture s'avère sobre, sans fioritures inutiles, comme elle doit se pratiquer dans le genre. Cependant, on maintient que certains sujets élaborés par des écrivains masculins, tel Simon Brousseau, se banaliseraient sous la plume éprouvée de nouvellières au talent notoire. Et inversement. On croit que toute pensée intellectuelle et sentiments intègres sont perçus d'une manière différente, sans être opposés, par un esprit masculin et féminin. Ce qui occasionne l'excellence de la complémentarité. Ce que démontre une fois encore la teneur exceptionnelle de ces fictions, intelligentes, modernes. Dire originales affadirait leur saveur. Est-ce la banalité du jour qui, quotidiennement, se dissout, qui leur confère ce ton détaché, à la limite d'un bonheur soutenable, se satisfaisant de fins rassurantes, comme dans la plupart des fables, sans moralité ostentatoire ?


Les fins heureuses, Simon Brousseau
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2018, 203 pages