lundi 2 mars 2020

L'ombre empathique de don Quichotte *** 1/2

Ce qui nous frustre, ce sont les nuances de la langue française dont personne ne se sert. Pour nous, ce sont les non-dits d'une histoire, ou les silences intentionnels détectés entre les lignes. Ce qui fait que le langage écrit ou parlé reste à l'état brut jusqu'à commettre des impairs. Comme on dit souvent, l'interprétation d'un ouvrage est personnelle, mais nous devons respecter les lois élémentaires d'une langue. Ne pas céder aux modes langagières. On parle du roman d'Alain Beaulieu, Visions de Manuel Mendoza.

Après avoir lu, coup sur coup, deux romans qui demandaient une exigeante attention réflexive, on a apprécié la facilité talentueuse avec laquelle l'écrivain Alain Beaulieu a concocté une histoire linéaire, à saveur de deuil et de regrets. De donquichottisme. On s'est reposée en voyageant avec le docteur Manuel Mendoza qui, après le décès subit de son épouse, Gabriela, imagine un pan de sa vie auquel il n'a jamais eu accès. Lui est médecin-chirurgien dans un hôpital, elle, dirigeait une petite maison d'édition dont il ignorait les moindres ressources et aléas. Sans que ce détail soit précisé, la fiction se déroule en Amérique du Sud : les gens y mangent du cochon d'Inde, s'affublent de prénoms aux accents chantants. On aime les suggestions, à condition qu'elles enrobent suffisamment le récit pour ne pas que s'écroule l'échafaudage, telle une maison sans fondations. L'architecture étant solidement étayée, nous nous laissons emporter par les fabulations de Manuel Mendoza, mi-cinquantenaire, accablé par la mort soudaine de sa conjointe. Homme conciliant, attentionné, un brin donquichottesque, momentanément débordé par la perte de ses habitudes, si un médecin peut se targuer de se complaire dans la monotonie du quotidien. Désemparé, il se remet entre les mains de ses enfants : sa fille et sa compagne, son fils et sa belle-fille, tous deux père et mère de famille. Sa préoccupation première sera de prendre en main la maison d'édition de Gabriela, faire preuve de curiosité envers une profession pour laquelle il n'éprouve aucune attirance, comme s'il palpait des abstractions qui lui échappent, invisibles. Il devra faire confiance à quelques individus pittoresques qui l'aideront dans ses apprentissages, ceux-là convenant très vite qu'il n'est pas fait pour cet univers, aujourd'hui plus ou moins virtuel. On a l'impression que, semblable à ses enfants qui s'inquiètent de ses agissements impulsifs, emmêlé dans sa souffrance, Manuel Mendoza erre dans des indécisions qu'il est incapable de mettre en ordre. Les collègues de Gabriela qu'il doit réconforter, les manuscrits qui s'entassent, les auteurs à joindre, le ramènent sans cesse vers son épouse, jusqu'à la culpabilité. D'où son émotivité empoignante lorsqu'à la suite d'une réunion familiale, il annonce que la maison d'édition n'est pas à vendre, il va la diriger. Il abandonne la médecine. Scepticisme étonné des enfants, surtout de sa belle-fille Maria, qui s'avère la lectrice assidue de la tribu.

C'est un manuscrit surprenant, écrit sous pseudonyme, découvert et lu par le directeur littéraire, Juan Palomar, jeune homme rêveur, passionné de livres et de Gabriela, qui le recommandera à Manuel : il doit absolument en prendre connaissance. Ce qu'il fera en biais, assommé par ses nouvelles responsabilités. Finalement, il le confiera à Maria en qui il a toute confiance. À partir de ces péripéties qu'il lira avec effarement, il est persuadé qu'il s'agit d'une parcelle de la vie de Gabriela. Désirant en avoir le cœur net, plus par frustration que par nécessité, il se rendra dans les Terres rouges, région austère de son épouse, située à l'autre bout du pays. Là, il se heurtera au mystère du manuscrit rédigé par sa conjointe, authentifié par sa belle-fille. Un seul indice, à vingt ans, se consacrant à ses études en archéologie, en accord avec son amant, Gabriela a subi un avortement puis, elle est partie quelques mois en Syrie faire des fouilles sur un chantier. L'intrigue se noue dans la tête ébranlée de Manuel Mendoza, et ce sont de fortes et très belles pages écrites, dépeintes par Alain Beaulieu. Il arrive qu'un profond chagrin, inconsolable, déforme une réalité déjà précaire après qu'un deuil a bouleversé un être humain, combien vulnérable.

Sur ces terres stériles, paysage montagnard abrupt, qu'habitent des femmes et des hommes rudes, la misère, une sourde rancœur revancharde, occupent une place dans le cœur de familles éprouvées, elles aussi témoins de leur propre histoire qu'attestera la rencontre de Mendoza avec une jeune fille à la recherche d'un avenir plus équitable. Le médecin poursuivra sa route, son opiniâtreté à élucider les tribulations de Gabriela lui faisant perdre de vue l'essentiel de ce que le présent lui offre de secourable. Cela ne durera pas, cela sera une révélation qu'il n'avait pas prévue, qui le ramènera vers la maison familiale. Comme souvent, lors d'un événement impossible à contrôler, ce sont les regards extérieurs qui prennent une importance jusque-là ignorée. La vie d'autrui, et la nôtre, n'est-elle pas hallucinatoire ?

Roman mettant en relief la fragilité des êtres, leurs contradictions. Leurs doutes. Leur entêtement à vouloir modifier le cours de leur périple personnel. Honorable récit où le malheur tend une main complice aux déshérités de ce monde, ici, signalé par des injustices socio-politiques dont sont victimes les Sud-Américains, leurs revendications manifestées sous forme de grèves, contestations qui s'assoupissent puis recommencent à faire des victimes. L'histoire de Manuel Mendoza s'avère un souffle d'air frais et réconciliateur dans ce paysage aride, le style dynamisant le texte, l'humour constamment présent, dressent des personnages truculents comme nous en rencontrons peu dans une seule existence. Une sorte de magie inexplicable englobe le livre, peut-être celle du bonheur, en même temps qu'Alain Beaulieu manipule habilement ses créatures, l'écrivain rend un bienveillant hommage au monde complexe de l'édition...

 
Visions de Manuel Mendoza, Alain Beaulieu
Éditions Druide, Montréal, 2020, 336 pages