lundi 7 mars 2022

Des mots d'amour à une mère trépassée *** 1/2


Avec joie, on est entrée dans le mois de mars. Il prend notre main, nous guide à pas feutrés vers une saison qui, chaque année, renait de ses cendres endormies, parmi lesquelles émergent des graines de toutes sortes. Non pour alimenter nos entrailles mais pour nous donner une nouvelle poussée vers la lumière de nos propres verdures. On commente le récit de Jean-Benoit Cloutier-Boucher, Boire la mer les yeux ouverts.

On n'est pas une passionnée du genre, lui préférant plus d'effusions extérieures, pour ne pas avancer plus de pragmatisme. Bien que l'action n'illustre pas une histoire mais les émotions qu'elle suscite, qui se déversent dans le regard de celui qui les reçoit, se laisse aller à les apprivoiser, porté par une curiosité qui, elle, ne se nomme pas. Action et émotions nous déçoivent rarement, action feutrée demandant peu de gestes, beaucoup de paroles, ressemblant à celle évoquée par le narrateur de ce récit de vie et de mort. 

Peut-on avancer que cet amour partagé entre une mère et un fils se classe parmi les contes cruels, celui-ci, hélas, finissant mal. Décrit d'une année à l'autre, d'une manière séquentielle, défiant la chronologie, l'enfant parvenu à l'âge adulte mesure la tendresse qu'il a éprouvée pour une mère devenue lentement handicapée après que la sclérose en plaques a été diagnostiquée, prenant possession du corps, déstabilisant ses mouvements, la rendant dépendante de son jeune fils, d'une sœur, d'une grand-mère. D'une famille atterrée. Le père, l'Autre, homme neutre désigné ainsi par le garçon, nous comprenons que les effusions de cœur entre le père et le fils ne sont pas au diapason de ce qu'elles devraient être. Routier, il s'absente souvent de la maison, s'alcoolisant à la bière, s'impatientant des malaises de sa femme, plus tard prisonnière d'un fauteuil roulant. Un brin de légèreté ressenti au début des réminiscences narrées par le jeune homme s'accommodent peu à peu des multiples sentiments qu'il éprouve envers la mère, impuissante à sécher ses larmes. Désespoir qu'elle ne sait exprimer différemment. L'enfant grandit, il compatit, il se révolte, le désir de se distraire avec des amis de son âge l'éloigne non de sa mère mais d'une femme malade qu'il ne parvient plus à supporter. C'est un débat constant qu'empoisonne la présence occasionnelle de l'Autre, manipulateur qui ne manque jamais de provoquer brutalement son fils, comportement attisé par son trop-plein d'alcool. La sœur veille, la grand-mère aussi jusqu'au jour où l'adolescent sera placé momentanément dans une famille d'accueil. La sœur ayant décidé de « découvrir le monde », son jeune frère doit être protégé de l'ivrognerie du père. Tandis que la maladie de la mère s'aggrave, la maisonnée se rassemble autour d'elle, son corps déficient ne répondant plus aux nécessités qu'exige le rôle d'une épouse dévouée aux siens. C'est de tout cela, indicible pudeur ressentie chez le narrateur, qui bâtit maladroitement sa jeunesse, alors que la mère doit se livrer à des mains qui ne sont plus les siennes, pour combler son bien-être physique. 

Si l'adolescent se rebiffe contre la maladie de sa mère, il se culpabilise, toujours il le fera, du début à la fin, s'accusant de l'avoir abandonnée à ses infirmités, à l'incapacité de ne plus être une femme comme les autres, vivante et rieuse. Quand la mort la lui ôtera, il se souviendra douloureusement de ce qu'elle fut pour lui, de son discours interrompu quand il lui avouera timidement qu'il préfère les garçons aux filles. Attirance sexuelle assumée lors d'une balade avec un ami, les deux échangeant les premières cigarettes, les premières confidences. L'enfance et l'adolescence ont été gravées sous le sceau du manque d'une mère saine et belle. Du rejet d'un père qui pense à faire de son fils un militaire. Grossier concept qui sera converti en gymnastique et tennis. Tout est ainsi contrasté dans ces souvenances bancales : les repas de famille à Noël, les balades avec la mère à cueillir des petits fruits, les succès scolaires, les vacances au chalet, les frustrations de l'Autre qui aboutissent en violence physique et verbale. Tant d'autres moments relatés par le fils, émotif et discret, son point de fuite étant la sclérose de la mère qui oblige celle-ci à rentrer à l'hôpital, « chaque jour était un nouveau mauvais jour » se lamente en soi le fils qui voit dépérir cette femme aimée, obsédante depuis son enfance, griffée mortellement par une maladie incurable. 

De la chambre d'à côté surgira Jo, patient affligé de l'ataxie de Friedreich, qui s'attachera à sa voisine, le narrateur laissant entendre que le père, l'Autre, est mort d'un cancer. Mais l'ordre chronologique n'existant pas, telle la mémoire et ses méandres, on retrouve l'Autre au chevet de sa femme quand elle agonise, l'instant de lui faire ses adieux. Et c'est bien que le Temps désordonné soit le fil conducteur des émotions rebelles du fils, évoquant au passage ses premiers désirs sexuels. Bouleversements bouleversant celle ou celui qui essaie de s'imprégner des petites joies, des grandes peines d'un homme qui doit se sentir en paix avec lui-même après avoir mis sur papier ou sur écran les souffrances mentales et physiques d'une femme ralentie par le corps luttant contre des symptômes irréversibles. 

Stigmatisé par des années saturées d'instabilité affective, transcendant les émotions exacerbées du narrateur, l'auteur intercale de brefs et tendres poèmes qui s'adressent à une femme présente ou passée, cheminent entre les pages, telles des larmes retenues, rendent la lecture encore plus intense, plus sensitive, comme s'il était équitable de reprendre son souffle chaque fois que la plume ou les yeux se reposent. C'est aussi une œuvre réconfortante, confirmant que les descentes vertigineuses vers nous ne savons trop où, l'enfer serait trop banal, finissent par hausser une échelle non de soie mais de bure, nous invitant à marcher droit sur la surface rugueuse d'une existence qui ne demande qu'à continuer, riches que nous sommes d'une expérience inégalable : celle d'un face-à-face avec une vie abimée, sa finitude, mais aussi sa rédemption, l'écriture à ce point poétique nous réconciliant avec les vicissitudes parfois poignantes d'une destinée trop tôt achevée...


Boire la mer les yeux ouverts, Jean-Benoit Cloutier-Boucher

Collection Mobile

Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2021, 224 pages