lundi 26 avril 2010

Une île en faillite *** 1/2

On a beau scruter quelques feuilles mortes, résidus de l'automne dernier, contempler des brins d'herbe vert céladon, le jeune marronnier en pleine sève, rien ne semble suspect : les indices d'un printemps précoce ne mentent pas, ils se rassemblent, nous demandent de leur faire confiance. La chatte, en accord avec les odeurs de la terre, dédaigne d'alimenter notre méfiance. On se résoud aux promesses de la nature, on s'assied au soleil, un roman de Yoko Ogawa entre les mains. Il y est question d'une île en hiver, d'une Cristallisation secrète.

Amnésie collective, régime totalitaire, anéantissement d'une île et de ses insulaires, tels sont les thèmes récurrents du roman de Yoko Ogawa. Publié en 1994 au Japon, en France et au Québec en 2009, il nous transporte d'emblée vers une jeune narratrice, romancière de son état. Avec un fatalisme triste et désenchanté, elle se souvient de sa mère, sculpteure, qui dissimulait des petites choses dans les tiroirs d'une commode. La fillette est invitée à les ouvrir pour en retirer quelque trésor : un ruban, un grelot, une émeraude, un timbre, plus tard, un parfum. Nous comprenons que cette femme agit ainsi pour que sa fille se souvienne des objets qui, à une époque révolue, ont signifié beaucoup pour elle et, surtout, pour que la mémoire de celle-ci ne les efface pas. Arrêtée par la police secrète, la mère ne quittera plus le cœur abîmé de la narratrice : sans aucune émotion, elle nous fera part des prochaines pertes qui assombriront sa vie d'adulte. Ce sont d'abord les oiseaux, puis les roses, les photographies, les graines... Autant de disparitions manigancées par les traqueurs de souvenirs, sbires impitoyables de la police secrète. Camouflée sous la neige, l'île perd de sa consistance, les habitants, tétanisés par la peur, ne se souviennent plus ni des oiseaux, ni des roses, ni des photographies. Mémoires blanches symbolisées par l'opacité du paysage, parfois par la mer dès qu'un personnage se rappelle un détail heureux de la vie d'avant la tenue d'un pouvoir dictatorial.

Autour de la narratrice, se meuvent le grand-père, mari de sa nourrice, autrefois mécanicien sur le ferry. « Plus personne ne peut y monter pour aller quelque part. » Maintenant à la retraite, le grand-père vit « tout seul à bord. » Il y a aussi son éditeur, R, menacé, qu'elle cachera dans une chambre secrète de sa maison. Peu de personnages habitent le roman, mais un tel foisonnement de souvenirs obsédants le parcourent que l'impression d'une foule en mouvement ne cesse d'envahir les pages. Illusion due au talent de l'auteure, l'action, en relief, parfois, en filigrane, étouffée par la neige, rythmée par le bruit des vagues, s'amplifie chaque fois qu'un événement insolite mobilise les gens hors de chez eux, gangrenant leur semblant de vie.  Des camions bâchés sillonnent les rues, des hommes en « veste et pantalon vert foncé [...], leur arme à moitié dissimulée au creux de la hanche » s'engouffrent dans des maisons, en ressortent avec des gens vaincus par la terreur. Des spectateurs horrifiés assistent à ces démonstrations de force, la mémoire et le cœur à bout de souffle...

En parallèle, la narratrice écrit son prochain roman. Une dactylo, sous l'influence d'un curieux professeur, se rend compte que sa machine perd ses lettres avant qu'elle-même perde sa voix. Impuissante et sous le joug du professeur, elle monte, muette, dans la pièce du clocher de l'église. L'histoire du roman en cours n'est pas vaine et renferme des correspondances entre le grand-père, l'éditeur, la mère. Tous les trois ont capté des souvenirs impossibles à oublier, dernier refuge confortable pour la jeune femme qui, elle, à l'inverse des personnes aimées, se défait volontairement des objets perdus, devenus inutiles. L'amour qu'elle leur porte se teinte davantage d'un espoir nostalgique, enrayant ses peurs, que de sentiments nourris d'une atmosphère sereine. Comme la mémoire et les corps, une rupture s'installe entre le passé et l'avenir qu'elle devine chez des dissidents protégés dans des cachettes qui, eux, ont encore le courage et la force de revenir vers l'extérieur, les traqueurs de mémoire n'intervenant plus, croyant avoir saccagé l'île et les insulaires...

Il nous est impossible de lire ce grand roman engagé sans songer à certains pays asiatiques soumis à un régime totalitaire. À leur population impuissante, persécutée par les roueries prévisibles de leurs tyrans. L'écriture, à la fois simple et ronde, enrobée de mots essentiels, stigmatisée de touches poétiques, comme savent les concocter brillamment les écrivains japonais — on pense à Aki Shimazaki —, la poésie garante d'une sagesse plusieurs fois millénaire qui, à travers les pires drames, soulève une aura de patience, de déchirement, de subtilité fantastique. Yoko Ogawa, dont on connaît une partie de l'œuvre, signe un roman riche, aux allusions troublantes, oppressées par le poids de la neige, du silence feutré qu'entretiennent les bourreaux et les victimes entre eux.


Cristallisation secrète, Yoko Ogawa
traduit du japonais par Rose-Marie Makino
Actes Sud / Leméac, Arles, Montréal, 2009, 345 pages

lundi 12 avril 2010

Histoire d'un membre intime ! ***

Si les vacances estivales se pointaient à l'horizon, on recommanderait la lecture d'un roman qui nous a fait sourire... Après avoir parlé de livres graves et réfléchis, il est plaisant de flâner au soleil, un bouquin divertissant serré entre les doigts. Avril nous permet enfin de savourer le printemps qui nous assure de la longueur de ses journées, de ses promesses de chaleur, assise à une terrasse, les pages du roman qui nous a fait sourire voletant dans la brise. On nomme Belle-Bite le hobo, À la poursuite de Jonas 1, signé Hector Vigo, patronyme Guy Genest.

Le roman s'ouvre sur l'itinérant Jonas qui, de passage à Québec, arpente la ville qu'il ne connaît pas, une nuit de froid intense. Il s'arrête pour vider sa vessie sans savoir que, proche de lui, se tient l'itinérante Betty-la-Bombe, « blottie dans une encoignure sous un amoncellement de papier journal ». En admirant le « biblique organe » de Jonas, elle se jure d'en retrouver le propriétaire, alors que lui a déguerpi, s'enfonçant dans la nuit glaciale. À partir du membre convoité, toutes sortes de tribulations cocasses feront s'entrecroiser une magistrale poignée d'individus, évoluant dans une société de rats réfugiés dans les égouts de Québec. Il est troublant de penser que sous nos pieds, une vie secrète détient ses propres lois, sa faune souterraine fomentant de cruelles revanches. Nous connaissons le trafic assourdissant des égouts de New York, mais que des humains s'activent avec une multitude de rats dans les bas-fonds fétides de Québec incite le lecteur à poursuivre l'histoire captivante d'hommes et de femmes, dont le but disparate les rassemble dans la cave du Conseil, pour se confronter durement à leurs dangereux dilemmes.

Jonas, alias Belle-Bite, surnommé ainsi par Betty-la-Bombe, prisonnier d'un groupe de rats dirigé par le Grand Bernie, le Roi des rats, doit être livré au Polonais Vladimir le Borgne, un homme monstrueux au visage défoncé lors d'une attaque de malfrats, à Saint-Diego. Il est convaincu que Jonas a été témoin de sa maltraitance sans intervenir auprès de ses tortionnaires. De son côté, Betty-la-Bombe, persuadé que Jonas s'est engouffré dans les égouts, part à sa recherche avec ses deux amies, Piment et Roxy, itinérantes comme elle. Il y a aussi la Brigade des égouts qui extermine les rats, ceux-ci n'hésitant pas à tuer les agents de ladite Brigade pour se nourrir. La population compte sur le lieutenant Vincent Bouillon et ses hommes pour « juguler l'infecte menace que la prolifération des rats faisait peser sur tous [...] »  Soupçonneux, les uns et les autres qui cheminent dans les « intestins nauséabonds de la ville », iront de surprise en surprise. Toutefois, aucune moralité n'est à tirer de cette fable gigantesque, la conclusion échappant à une finalité probable. L'auteur, Hector Vigo, intervenant parfois dans l'action, tel un témoin voyeur, complice des décisions farfelues ou irrationnelles de ses personnages, n'a pas jugé utile de s'arrêter en si bon chemin. La déroute causée par des faits survenus inopinément, entraîne Jonas, Betty-la-Bombe, Vladimir le Borgne, Vincent Bouillon et ses acolytes, dans des échappatoires qui vaudront au lecteur la description jouissive de péripéties burlesques... Au passage du terrible ouragan humain qui a chassé plusieurs intrus hors des égouts, le massacre des rats a été inévitable.

Pourtant, ne nous y trompons pas. Derrière ces rencontres inaccoutumées de rats et d'humains combattant pour ne pas périr, se dissimulent des vérités que l'auteur glisse intentionnellement. D'ailleurs, quelques-uns des protagonistes et les rats n'ont-ils pas un langage commun, l'un des points forts du roman. Ceux et celles qui communiquent avec les muridés privilégient une part d'innocence dissimulée en eux. Jonas n'a-t-il pas toujours fui pour échapper à ses grands-parents qui « la nuit, s'adonnaient à leurs cochonneries sans plus s'occuper de lui. » ? Ces derniers ont recueilli l'enfant « quand ses parents étaient morts dans l'incendie de leur maison. » Prisonnier du Grand Bernie, surveillé par une troupe de rats vindicatifs, des souvenirs de sa triste enfance renaîtront à ses dépens. Ce qui lui permettra de renouer avec une force mentale qu'il pensait perdue, de ressentir des désirs sexuels qu'il a rarement assouvis. Au fur et à mesure que les acteurs creusent leur propre drame, des fragments du passé surgissent, remettant en cause ce qu'ils sont devenus, pour la plupart, suspicieux, gonflés de hargne.

Cependant, une question se pose. Comment aurait été perçu ce roman au langage cru, qu'on a évité de reproduire ici, dédié entre autres à la regrettée Gabrielle Gourdeau, s'il avait été rédigé par une femme ? On salue le courage de Josée Bonneville, nouvelle directrice littéraire de chez XYZ, d'avoir publié tel quel cet ouvrage. N'ignorant point les insolences verbales de Gabrielle Gourdeau, qui, malheureusement, ont desservi son œuvre, on doute encore de l'évolution des mœurs langagières quand il s'agit de promulguer un livre aux accents sulfureux écrit au féminin. En attendant une réponse favorable à notre question épineuse, régalons-nous des intrigues désopilantes, manigancées habilement par Hector Vigo. Savoureuses, crédibles malgré l'inusité du sujet, elles sont dépeintes sans prétention. Une fable délectable dont on attend avec patience le tome 2, titré Les malheurs de Siphon, (bonjour, comtesse de Ségur !) peut-être au printemps prochain...


Belle-Bite le hobo. À la poursuite de Jonas 1, Hector Vigo
Les éditions XYZ inc. Montréal, 2010, 220 pages