lundi 4 février 2019

Le sourire d'un homme condamné *** 1/2

La nuit quand on ne dort pas, on imagine un monde qui ne serait plus à la merci des fuseaux horaires. À un moment donné, on se dit que pendant quelques secondes, tous les continents se sont apaisés, leurs dérives vers des guerres ou autres vacarmes meurtriers ont laissé la place à un sommeil où seule l'inconscience se débat dans des rêves et non dans des cauchemars, ourdis par le désir de tout saccager. On a lu le dernier roman de Mathieu Blais, Francœur.

Autre saccage que nous propose l'écrivain, à partir d'un fait divers, nous renseigne-t-il. On connait peu son œuvre mais dans ce livre on apprécie que la complaisance ne donne pas le ton au récit d'un homme qui a été tué dans le centre de détention, à Sainte-Anne-les-Bains, l'histoire de cet homme, délibérément fou, évoquée par un autre prisonnier, Bronco. Subjugué par la personnalité trouble de Maxime Francœur, arrivé là, un éternel grand sourire sur les lèvres, racontant à qui veut l'entendre son amour inconditionnel pour Rosemarie, qu'il a rencontrée chez le nettoyeur Saint-Amour. À Sorel. « C'était une fille de club, une barmaid, une belle fille aux cheveux teints noirs et au visage intelligent, une vivante, une crisse de vivante [ ... ] » Mais jamais elle n'est venue le voir, ni ne lui a écrit, ni téléphoné à Sainte-Anne-les-Bains. Bronco, le narrateur, prétend que cette histoire d'amour est une histoire impossible comme le sont les vraies histoires d'amour. Sympathie contrainte qu'échangent les deux hommes. D'abord à la cafétéria, puis à l'entretien de la chapelle, de la blanchisserie, où ils ont été jumelés. Mais c'est dans le couloir de la bibliothèque « seule place où le soleil se pointait un peu » que Francœur se laisse aller à relater des épisodes de sa vie. Une vie qui en vaut une autre. Une mère, professeure de mathématique au cégep de Sorel, un père commerçant d'une petite quincaillerie. Bronco ne croit pas que cet homme qui se gomine les cheveux, ne possède qu'un peigne, soit issu d'une famille traditionnelle, telle que la retrace son coéquipier de nettoyage. Il ne voit qu'un caméléon en lui qui s'inventerait des pans loufoques de vie. Une existence frelatée qui l'incite à devenir une brochette de personnalités. Francœur était-il un mythomane qui lisait, écrivait des poèmes, de longues lettres à Rosemarie ? Était-il un fou qui pratiquait un délire organisé ? Ce sont les questions que se pose Bronco à mesure que son compagnon narre une existence où des noms douteux s'amalgament au sien, tels Jacques Mesrine, Jean-Paul Mercier. Il y a aussi Antoine Boum-Boum Geoffrion, qui a détourné Rosemarie de l'amour de Francœur. Un Hells Angels qui deviendra son amant. Un soir, ivre d'alcool et de jalousie, hanté jour et nuit par Rosemarie et Boum-Boum, Francœur quittera le chalet, prendra la route avec son oncle et son cousin pour secourir Rosemarie qu'il entend lui demander de l'aider, de la délivrer.


Tout le roman est ainsi, oscillant entre réalité et fiction. La réalité de Francœur transcendée par ses excès : ses larmes et ses silences poignants. Le constant refus de Bronco de croire à ses « conneries », même s'il est fasciné par le mystère de cet homme qui fait de sa détention un leitmotiv douloureux, se dévoilant par à-coups, empruntant le sillage dangereux, voire interdit, de détenus à vie qui ont tracé dans la cour d'illusoires frontières, ces incarcérés dépeints eux aussi par Bronco, attentif à la moindre gesticulation suspecte. Francœur se plait à jouer les trouble-fêtes, n'ayant pas tout à fait conscience de ses déclarations « pas nettes ». Une nuit, il disparait alors que personne ne peut s'évader de la prison de Sainte-Anne-les-Bains. Ses hurlements de terreur quand il est confiné pendant trois jours au « trou ». Sa prétention à faire de la magie comme son grand-père. La crainte des hommes à son égard, leur inspirant des sentiments de haine et de fascination.

Chaque chapitre s'ouvre sur un bref préambule qui dirige le lecteur vers une dernière facétie dramatique de Francœur. Bronco, qui a hérité de sa mémoire, relate sous la directive de l'écrivain Mathieu Blais, un récit hautement élaboré, poétique, dicté par les souvenirs délabrés de Francœur, celui-ci étant décédé après qu'un lieutenant des Hells Angels fut arrivé dans ce lieu d'expiation. Les détenus les plus aguerris savent qu'il n'est pas venu pour rien, les Hells apportant tous les malheurs du monde avec eux. Les derniers jours, autant dire les dernières pages du roman, bien que décrits sous les effets dévastateurs de la peur, sont magistralement analysés par Bronco, dont nous savons qu'il a braqué plusieurs bijouteries, s'est fait prendre, tiraillé entre ses propres souvenirs et ceux de Francœur, manipulateur et fou. Nous avons souvent l'impression que les fondations de Sainte-Anne-les Bains sont érigées sur des réminiscences assonantes,  philosophiques. Sur des rétrospectives hypothétiques qui feront s'écrouler les murs, les rendant friables comme d'illusoires châteaux de cartes, ou les effaçant d'un site géographique qui ressemblerait à une citadelle livrée à la force tumultueuse de l'océan.

C'est un roman captivant, incrusté de tout l'amour dont sont capables des hommes quand ils sont libres de leurs pensées, de l'interprétation de leurs rêves. Ce qui s'avère impossible quand le temps n'existe qu'en différé, en suspension, comme le mentionne Bronco dans un chapitre ayant trait à une improbable évasion. C'est la peur, toujours, qui « se répand dans la poitrine, et ça serre, ça serre comme c'est pas possible. » Sans moralité aucune, sans l'intention de séduire un lecteur qui, inhibé de ses préjugés, devra écouter Bronco qui, lui, rapporte une vie d'homme amoureux fou d'une femme, conscient de son erreur, faisant semblant de croire que son existence a été autre, une existence conventionnelle comme celle de tout un chacun. Francœur n'échappant que par un malheureux hasard, si ce péril existe, à la fatalité d'un Quasimodo moderne.


Francœur, Mathieu Blais
Leméac Éditeur, Montréal, 2018, 136 pages