lundi 28 janvier 2013

Paroles d'homme *** 1/2

Femmes. On les aime libres, rebelles, imaginatives. Le regard pétillant d'humour. On fuit les belliqueuses, les dépendantes, les capricieuses. Le visage fripé de maussaderie. On aime la féminité intelligente, courageuse, celle des femmes modernes qui se suffisent à elles-mêmes. On a lu le recueil de nouvelles de Gilles Pellerin, i2 (i carré)

Soixante-six textes brefs qui relatent, dans un ordre savamment dosé, le parcours hétéroclite d'un homme, de l'enfance à la maturité. En quelques lignes, l'auteur résoud des situations qui, dans la vie, génèrent moult états d'âme. Le premier met en scène un couple qui se sépare ; amis du narrateur, frère jumeau de Gilles Pellerin, chacun le harcèle pour en savoir davantage sur l'autre. Des scènes de la vie quotidienne composent la suite du recueil ; amitiés lointaines déçues et décevantes. Puis, le bonheur vu par Virginie. Soupir heureux. L'auteur renoue avec l'enfance comme si un élan vital eût été nécessaire pour l'aborder sereinement. Les cheveux trop longs d'un gamin agacent une grand-mère. Après la frayeur que lui cause un dessin du carrelage de la salle de bain, Gagars manipule sa mère pour qu'elle assiste chaque soir à ses ablutions. Un texte rédigé en quelques lignes, Bon accueil, fait frémir. Le lecteur en déduit ce qui lui convient. S'ensuit François terrorisé par la Voix qui rentre du travail. La mère, « un enfant plus tard », excédée par la Voix de l'Homme, prendra une décision sans appel. À l'école, l'enfant s'angoisse au gymnase. Chaque épreuve sportive le désempare, au point d'oublier son nom. « Il avait imaginé l'école autrement. » De l'enfance peu excitante, trop souvent malmenée, le narrateur retourne à son état d'adulte. Dans un autocar, il reconnaît, bien des années plus tard, un professeur qui lui a fait subir des sévices corporels. Souvenir odieux filigrané, intensifié par les cris d'une fillette qui ne désarme pas. Nous écoutons un homme qui confie au lecteur quelques-unes de ses mésaventures sans que sa vie ne soit pour autant un roman, ce que peut-être il regrette. Ce même homme, que le destin a plutôt favorisé, relate la colère terrifiante d'un ami qui, à la suite de nombreux échecs, apprend qu'il a un cancer. Avatar fatal, cependant apaisant, il n'a plus à lutter... Enchaînant avec Éros et Thanatos, l'auteur nous amène dans un hôtel où des péripéties sordides désunissent un couple romanesque, les conduisant aux abords d'un rêve de « téléroman, de pantoufles, de dodo rapide. » Malheureusement, cela finit mal. Là encore, la réalité s'avère trompeuse.

De courtes nouvelles, parfois de simples chroniques, composent merveilleusement le livre. Très souvent fantaisistes, comme Premier juillet, mais aussi nostalgiques et tendres. Lisons Quelqu'un d'autre, relatant le départ définitif d'un fils de la maison familiale ; amer, son père évoque brièvement ce qu'a été son existence. Récits grinçants qui, l'air de ne pas y toucher, décrivent le comportement de personnes apparemment innocentes. Crépuscule spéculaire en est un exemple flagrant. Plus loin, des universitaires agissent sous l'œil observateur du narrateur, nourrissant la plume acérée de Gilles Pellerin. De l'humour, certes, mais un agacement visible face au vieillissement de professeurs qui continuent à exercer, déjouant l'heure inéluctable de la retraite. La jeunesse des étudiants se frotte à l'incompréhension ; à cet âge ludique, nous sommes sans pitié, une éternité illusoire confirmant sa souveraineté. Le narrateur acquiert lui-même une maturité qui lui fera prendre conscience de la beauté de paysages intérieurs : En peine, Il y a maintenant, et de paysages extérieurs : Les drames de l'automne, Tout le rouge.

On ne pourra dépeindre toutes les histoires englobant le recueil. La vie y déborde, charriant une sève printanière, pourrissant les dernières feuilles automnales. D'ailleurs, la dernière nouvelle n'évoque-t-elle pas l'hiver de la vie du narrateur, quand devenu père à son tour, il se déleste de son pouvoir, le remettant symboliquement à son plus jeune fils. Rien n'est triste. S'effrite logiquement le temps au fur et à mesure que les anecdotes s'étagent sur les épaules d'un homme généreux, pudique, confiant au lecteur ses erreurs, ses faiblesses, ses manques mais aussi ses petites victoires acquises en contemplant — et s'y mêlant — le cirque vertigineux de l'existence.

À lire avec un " certain sourire ". Soupir heureux.


i2 (i carré), Gilles Pellerin
Éditions de L'instant même, Québec, 2012, 162 pages
 





 

lundi 14 janvier 2013

Le cambrioleur d'âmes *** 1/2

Imposture. La mésaventure nous étant arrivée, on combattra les hommes et les femmes qui, prétextant une admiration douteuse, reproduiront dans divers réseaux sociaux et les leurs, nos différents écrits, nos photos ; emprunteront nos titres, sans autorisation de notre part. Pour ce faire, on n'hésitera pas à les poursuivre en justice, déjouant ainsi leurs velléités malhonnêtes. On a lu le récit d'Andrew Kaufman, Minuscule.

Un 21 février dans une banque, au centre-ville de Toronto. Treize personnes occupent les lieux quand un cambrioleur, coiffé d'un extravagant chapeau violet, entre, brandissant un pistolet. Bien qu'il tirât un coup de feu au plafond, tout le monde reste calme, ni ne fait un geste. L'homme invite le personnel à se joindre aux clients. Il demande à chacun de lui remettre un objet qu'il porte sur lui, ayant une grande valeur sentimentale. Ce qui est fait rapidement sans aucune réticence. Avant de partir avec ses trésors, le cambrioleur leur tient un discours sur l'âme que tous préservent comme un lingot d'or. Il les persuade que l'âme est un lien organique, au même titre que le cœur, les jambes. Cette « étrange machine » permet d'accomplir des choses magnifiques à condition de constamment la raviver. « Telle une batterie de voiture. » Enfin, regardant sa montre, il les prévient qu'il emporte 51 % de leur âme. À eux de la faire « repousser » après que d'étranges conséquences se seront produites, sinon tous mourront... Le cambrioleur jette son chapeau en l'air, sort « avant même que le couvre-chef ne touche le sol. »

La première conséquence se produit quand Thimothy Blaker, chauffeur d'autobus, voit monter Nancy Templeman, son ex-petite amie. Elle ne dépose pas de monnaie mais plonge la main dans la poitrine de Thimothy et lui prend son cœur... Deux jours après le cambriolage, Jenna Jacob se réveille, elle est faite en bonbon. Une autre, Jennifer Layone, trouve Dieu. Il est sale, elle le met dans une laveuse avec une brassée de jeans. Dieu ressort couvert de miettes de mouchoir, visiblement déçu. Il quitte la buanderie et, depuis ce jour, Jennifer ne cesse de le chercher. Il y a Dawn Michaels qui, installée dans son nouvel appartement, sent une douleur fulgurante à la jambe. Jamais elle n'avait ressenti une telle souffrance ; elle provient du tatouage de lion situé au-dessus de sa cheville. Tatouage qui date de presque trois mois. À peine cicatrisé, du sang s'écoule encore, imbibe sa chaussette, le tatouage bondit de sa peau.

Cependant, le cas le plus surprenant est celui de Stacey Hinterland, épouse du narrateur. Elle rétrécit de plusieurs millimètres par jour. Depuis la naissance de Jasper, trois ans plus tôt, leur mariage se détériore. Ils assistent à des réunions de groupe de soutien mais les conséquences des uns et des autres les rattrapent, leur laissant peu de répit pour se réconcilier. Est-il impossible de se passer de ses congénères pour mener à bien une entreprise de sauvetage ? Car c'en est bien une, Stacey Hinterland, rapetissant toujours, au risque de disparaître...

On n'évoquera pas les péripéties dérangeant les treize personnes qui se trouvaient dans la banque, ni de ce qu'il adviendra du cambrioleur, de son extravagant chapeau violet. Quelles sont les intentions du narrateur, personne ne pouvant vérifier ses dires ? Histoire abracadabrante qui, mine de rien, interpelle le lecteur. Fable des temps modernes, relatant sous le couvert d'absurdes facéties, les problèmes d'un couple qui, ayant perdu ses repères, se cherche, instaurant ici et là de nouvelles balises passionnelles. Les déboires happant les protagonistes, ne sont-ils pas des morceaux de l'âme du narrateur se dépouillant du " vieil homme " ?

À lire, en mettant de côté tout rationalisme. Il faut crever la bulle de notre cartésianisme et, surtout, ne tirer aucune morale de ce conte loufoque, écrit sur un ton réjouissant, dédramatisant ce qui n'en vaut pas la peine.


Minuscule, Andrew Kaufman
traduit de l'anglais par Nicolas Dickner
Illustrations de Tom Percival
Éditions Alto, Québec, 2012, 128 pages










lundi 7 janvier 2013

Bêtes humaines *** 1/2

Janvier se consume. La neige brûle le bout des doigts, calcine le regard, empourpre la peau. Le ciel réverbère les rayons du soleil, telles des lames irradiantes. Janvier embrase les corps abandonnés à ses bûchers improvisés. Passionaria hivernale. On a lu Les Bêtes, roman signé Vincent Thibault.

Que se passe-t-il à Chisasibi, réserve amérindienne située dans le Nord du Québec ? Pas grand-chose apparemment. Amélie, dentiste, originaire de Montréal, est venue y faire un stage d'un an pour mettre de l'ordre dans sa vie. Benoît, qui a besoin de « changer d'air », sur les conseils de son ami Marc, y séjourne aussi. Il travaillera dans une école. Il y a John, père de William, qui assiste à un enterrement. Il y rencontre Janie Sealhunter : elle l'a aidé, cinq ans plus tôt, « quand il avait arrêté de boire. » Antoine, treize ans, à l'école. Il rêve de grandes aventures. Il est dynamique, charmant. Un des « rares jeunes Blancs du village. » Son ami Bryan a été accepté dans l'équipe locale de hockey ; Antoine est très fier de cette promotion. En filigrane, un vieil Inuit, Richie Akiak, se questionne amèrement sur la pauvreté de sa famille, sur la vieillesse irréversible de son père... Poète qui, sous la plume de l'auteur, prend une dimension fantomatique, cependant combien importante dans le cheminement de personnages qui n'ont rien d'autre à faire que d'agencer pour le mieux de nouvelles habitudes, d'ébaucher de fragiles amours. Aucun fracas tonitruant sinon une « accumulation de petites tortures » qui les feront grandir, sortir d'une enfance confortable, de misères bénignes.

Amélie a peur des chiens, le village en regorge, elle finit par vaincre sa frayeur, adopte l'un d'eux. Antoine a rencontré Leia, caissière à l'épicerie Northem, là où il a commencé à travailler. Il succombe à son charme juvénile. Benoît sympathise avec Guylain, un Noir qui enseigne depuis quatre ans à Chisasibi. Dans son pays, il était avocat. Charles, hygiéniste dentaire, divorcé, père de famille, part en voiture avec Layna, infirmière, arrivée depuis une semaine de Montréal. Charles est reconnu pour séduire les jeunes femmes « à peine sorties des bancs de l'école. » Un carcajou, bête de légende, leur portera malheur. Un soir, Antoine et Donnie, employé à l'épicerie Northem, se rendent à une fête. Un événement sordide secouera la torpeur adolescente d'Antoine.

Le roman foisonne de ces petites stupeurs d'abord insignifiantes puis se révèlent des éléments porteurs d'angoisse. Amélie se promène avec son amie Céline, celle-ci se sent mal à l'aise, ne sait comment expliquer son désir de rentrer chez elle. Une rumeur inquiétante colporte que de possibles bêtes inconnues se glissent dans les parages. Antoine, qui a déserté l'école, démissionné de l'épicerie, mis en confiance par Guylain, raconte ce qui l'a blessé à la fête. « Moments fraternité », mentionne l'auteur. Amélie et Benoît font connaissance d'une manière inusitée et ludique, deviendront vite amants mais Benoît s'amoindrira face à sa copine qui ne comprend pas son attitude. Désaccord avec elle-même quand, accompagné de son chien, Amélie se perd dans une sorte d'îlot qui mène à la forêt. Elle se souvient de sa promenade avec Céline, de son étrange comportement. Des bêtes invisibles l'assaillent, elle hallucine.

Il faudra que John décide de partir avec son fils au camp construit par son père, se perde dans une tempête de neige, pour que s'affirme la possibilité de bêtes au cœur de chacun. Fin stratège, Vincent Thibault a résumé en quelques lignes les liens nouant les protagonistes entre eux. Toujours des situations anodines, semblables au grincement horripilant de la craie sur un tableau noir, des mises en abyme démontrant que le fil sur lequel chacun piétine, s'effiloche puis se rompt. Qui sont les bêtes et d'où viennent-elles ?

Roman court, original, où l'essentiel se démarque dès la première page. Si le style est moins brillant, impétueux que dans les précédents récits, le livre dénote une profonde maturité. Vincent Thibault s'interroge sur ce que représente l'être humain quand il est réduit à vivre dans une communauté de quelques milliers d'âmes, à la culture autre que la sienne. Est-il nécessaire de s'exiler pour se rendre compte que les bêtes intérieures rongent l'esprit et le cœur de celui et celle incapables de maîtriser la banalité d'une vie enrichie de ses défaites ?

À lire, pour mesurer le talent d'un jeune auteur qui, audacieux, ne cesse de se montrer à la hauteur de thèmes particuliers qu'il aborde avec bonheur, malgré leur gravité.


Les Bêtes, Vincent Thibault
Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2012, 156 pages