lundi 30 avril 2012

Femmes rebelles ****

Relire les auteures anglaises du XIXe siècle nous projette dans un monde aujourd'hui disparu. Faut-il s'en réjouir ? Sans les contraintes étouffantes, restrictives de l'époque victorienne, ces auteures auraient-elles laissé des chef-d'œuvres où sont dépeintes minutieusement des intrigues tant familiales que sociales ? On cite Ann Radcliffe, Elizateth Gaskell, les sœurs Brontë, George Eliot, pour ne nommer que celles-ci. Question à laquelle d'autres écrivaines britanniques, après elles, apporteront une réponse. On a lu Marguerite Porète. L'inspiration de Maître Eckhart, roman signé Jean Bédard.

La France au XIVe siècle, sous le règne de Philippe le Bel. L'ordre des Templiers se fait entendre. L'Inquisition bat son plein d'atrocités. C'est aussi le règne du pape Clément V, complice de l'État. Ce jour-là, place de Grèves, à Paris, Guion de Cressonaert, clerc de Valenciennes, prend en note les aveux d'un chevalier soumis à la torture. Soudain, il n'en peut plus d'assister au supplice de l'innocent : il s'évanouit. Le bourreau le ranimera mais  « baignant dans [ sa ] sueur, rendant [ ses ] entrailles [ ... ] » , il sera renvoyé dans sa famille à Valenciennes. En cours de route, il sera soigné par une béguine, Béatrice, fille adoptive de Marguerite Porète, maîtresse spirituelle de l'ensemble des béguines. Guion aboutira au béguinage hospitalier, l'hôpital Sainte-Élisabeth. Durant des mois, fiévreux et demi-conscient, il découvrira, étonné et séduit, les principes fondamentaux du béguinage. Durant sa convalescence, Béatrice lui présentera la clergesse du Hainaut, dame Marguerite, la Porète. Puis, tous les deux se réfugieront dans le camp secret de Marguerite. Ne pénètre pas qui veut les sillages privés du béguinage, Guion sera astreint à différentes initiations qui le délesteront de la peau du " vieil homme ". Lui sera alors révélé l'idéal de ces femmes qui prônaient l'amour libre, une spiritualité en rapport intime avec la nature. Un mouvement intellectuel philosophique émanant de leurs activités communautaires, le convaincra de son importance dans un univers d'hommes rongés par une haine endémique de l'être humain. Quand Guion s'unira à Béatrice, qu'elle lui donnera un fils, son bonheur sera absolu. Il se tient sur le toit du monde. Devenu scribe de Marguerite, il recopie des feuillets de son premier livre Miroir, que l'évêque de Cambrai avait fait brûler devant ses yeux. Il enseigne à lire et à écrire aux bergères et aux lépreuses. Guion de Cressonaert converti aux préceptes de ces femmes humanistes, féministes avant la lettre, fait de lui un bégard. Son admiration exclusive pour Marguerite sera telle que, convoquée au béguinage de Bruxelles, il la suivra, ne se doutant pas qu'il ne reverra plus Béatrice ni son fils... Subordonné au pape Clément V, Philippe le Bel est autorisé à anathématiser les Templiers, les béguines et les bégards. Marguerite et Guion fuiront vers Paris, seront recueillis et protégés par un dénommé Audret qui s'occupe de « louer des étrangers en échange d'un pourcentage honnête. » Se rallieront à eux les misérables, les prostituées, les éclopés, les malades, tous les déchets humains des quartiers de Paris... Tandis qu'ils organisent une fête gigantesque pour saluer la venue du printemps, Marguerite sera enlevée par un inquisiteur. Usant d'une téméraire habileté que lui confère son ancienne profession de clerc, Guion s'infiltrera au couvent où est emprisonnée Marguerite. Après avoir pris des risques insensés, il sera reconnu comme étant le complice de l'hérétique, condamné à la prison à vie. Marguerite Porète sera immolée le 31 mai 1310, sous les yeux ahuris de la foule.

Qu'était le béguinage en cette époque médiévale de la France ? Que représentaient les béguines qui prêchaient l'Amour au-delà de Dieu, dans la liberté des mœurs, privilégiant l'esprit au corps ? Jean Bédard explique : " Ces femmes déterminées bâtiront un mouvement qui prendra un essor gigantesque au XIIIe et au début du XIVe siècle. Elles développeront une économie des hôpitaux, dont elles étaient maîtresses. Une médecine proche de l'herboristerie, un artisanat particulier pour obtenir leur autonomie économique. " L'auteur ajoute que " les femmes perçues par les hommes d'alors éclairent la vision qu'ils portaient sur la nature, le corps et l'esprit. Marguerite Porète a fait trembler des papes et des rois. "

Roman foisonnant, certes, mais aussi témoignage d'une femme exceptionnelle qui a eu le courage de ne pas se soumettre au chantage effroyable d'un État et d'une Église minés par trop de rigorisme intolérant, par la crainte de perdre le contrôle des béguinages essaimés en France et aux Pays-Bas. Pages admirables et lyriques quand Jean Bédard décrit la nuit de noces de Guion et de Béatrice, la grossesse de celle-ci, la naissance de leur fils. Guion se fondra avec une foi incommensurable dans l'existence constamment menacée des béguines. Jusqu'à se désagréger dans une folie où le visage de cet homme deviendra « le miroir heureux de la nuit. »

À lire absolument, pour mesurer la détestation que des hommes, indignes et réfractaires à la féminité, manifestaient envers des êtres d'avant-garde, transformant le moindre geste, la moindre parole en état de grâce. Un monde idéal forgé dans la peine de chaque instant. Recelant des convictions dont les béguines n'abdiqueront jamais. À lire pour savourer l'écriture passionnée de Jean Bédard, pour partager avec Guion de Cressonaert l'amour que rédiment les actes insensés d'hommes embrigadés dans un pouvoir oppresseur, sur le point de faillir au moindre bouleversement. Si le supplice de Marguerite de Porète a subjugué une foule ignorante, superstitieuse, Jacques de Molay, grand Maître des Templiers, subissant le même horrible sort, dénoncera, prémonitoire, la fin des Capétiens.


Marguerite Porète. L'inspiration de Maître Eckhart, Jean Bédard
VLB éditeur, Montréal, 2012, 365 pages.



lundi 16 avril 2012

Un voyage sans compromis *** 1/2

Évolution. On ne sait pourquoi, ce mot nous revient régulièrement en bouche. On le prononce du bout des lèvres, on le murmure doucement. Est-ce le fait que le monde, s'en remettant à des lendemains moins sanglants, regarde au loin un possible avenir ? Des hommes, des femmes qui n'ont peur de rien, agissent non en désespoir de cause mais avec la conviction que leurs voix seront entendues au-delà de frontières invisibles. Révolution ! On a terminé de lire le roman de Marie-Christine Arbour, Utop.

1977. Il s'appelle Leucid Cyr. Il a quarante ans. Urbain montréalais invétéré, serveur dans une boîte de nuit, le Club, il se « consume » ; il décide alors de partir explorer des terres inconnues. Un corps fatigué qui a fait ses preuves auprès de noctambules en mal de sensations ; peut-être un mal d'amour qu'il n'a jamais connu. Lucide — Leucid  ? — et caustique, le narrateur quête l'improbable, manière de survivre au désenchantement qui le guette. Il aurait pu aller se ressourcer dans une île paradisiaque du Pacifique, il préférera affronter la forêt amazonienne, pensant y trouver ce qui manque à son existence : le dépaysement. Celui des êtres et des paysages. Voyage initiatique qui comprendra six personnes le moindrement désemparées. Un couple, les Goodwin, prêts à s'exiler dangereusement pour concevoir un enfant. Corine, ancien mannequin, naïve et aigrie ; Moon River, anglophone dégingandé de vingt-quatre ans, travaille dans la construction ; Elwin Voyer, joueur d'échecs paranoïaque. Michel, leur guide, étrange personnage à « l'air barbare. » Chacun s'observe, s'interroge sur les raisons de son voisin à tenter pareille aventure. Chacun est conscient du malaise pudique se dégageant des corps fourbus, des regards méfiants, des gestes hésitants. Y a-t-il une manière différente de résoudre l'énigme de la vie ? Les dangers insoupçonnés de la jungle les rendront à ce qu'ils sont réellement. Des êtres extravagants qui se défient des habitudes monotones que leur réserve une existence confortable.

Leucid Cyr se fait le porte-parole de ses partenaires. Il a emporté un ouvrage de Baudelaire que lui a prêté Mademoiselle C, une habituée du Club, dépendante de la cocaïne qu'elle renifle dans les toilettes. Diplômé en mathématiques, Leucid « travaille à un petit livre de pensées depuis des années. » Chaque soir, terrifié par les mouvants arcanes de la jungle, il y notera des aphorismes, signifiant l'inutilité, croit-il, de son entreprise. L'incompréhension qui l'accable face aux Indiens, à leur mœurs, à la promiscuité du village. En même temps que se précise le passé de ses compagnons, son enfance et son adolescence se décantent. Cohorte traumatisée, inscrivant dans sa chair des plaies sanguinolentes, aucun remède n'ayant su les cicatriser. Leur monde à l'envers s'avérant inaccessible, il ne se remettra à l'endroit que dans un site dénaturé. Ils devront eux-mêmes se transformer sous l'œil ambigu de Michel, interroger le visage hiératique de Bolivar, leur guide indien. Leucid, notant qu'ils auront le choix de « regarder ou ne pas regarder », s'accroche, tel un coquillage à son rocher, aux nuits dissipées au Club. À ses amants, à ses allures de sylphide aux poignets de fille, à son ambiguïté sexuelle... Point de chute dissolu lui donnant le courage de s'attendrir sur des enfants en haillons qui vendent des mandarines, sur une fillette déjà usée qui lui offre son pauvre corps. Il y a aussi les serpents venimeux, les araignées géantes, la forêt luxuriante débordant sur la nuit humide, la rivière boueuse. Les Indiens chassent, les Indiennes cuisinent. La peur du temps devenu « circulaire », l'angoisse de ne plus pouvoir accéder à la civilisation. L'opium partagé avec Moon River. Des missionnaires qui ont abandonné l'évangélisation pour se consacrer à de rudes tâches manuelles. D'obscures maladies fiévreuses, les humeurs belliqueuses de chacun, la folie qui guette les plus fragiles, comme Moon River et Elwyn Voyer. Relatant les déboires de ses compatriotes, Leucid détourne de lui ses redoutables phobies. Sa brève expérience amoureuse — la première ? — avec la femme d'un missionnaire l'initiera tardivement à une douce frénésie, aussitôt démantelée par les dévergondages du Club. Consommation trop rapide l'enferrant dans une illusoire sincérité, l'explosion des sens l'ayant grisé. Soulagement nostalgique quand, malades et rompus, ils écourtent leur séjour, rentrent à Montréal.

Se retrouvant six mois plus tard pour échanger des photos, confesser à la ronde ce qu'ils sont devenus, tous les six concluent comme Zazie : ils ont vieilli, incapables de se dépêtrer de scènes expiatoires. Se quittant après avoir relaté le peu de leur conversion, Leucid admet que « le monde se vit en huis clos. » Dehors, la neige tombe, rideau épais et blanc « s'abaissant sur la scène du monde. »

Récit audacieux, déconcertant. La plume de Leucid Cyr, guidée par le talent singulier de l'écrivaine Marie-Christine Arbour, phrases hachurées, style saccadé, subtilité de l'écriture, dépeint magistralement les frayeurs exaltées de personnages échappant à tout tracé ordinaire et banal. Visionnaires tentations ne cessant de les tourmenter, à l'image d'une jungle qui leur est personnelle. Le village indien, les hommes, les femmes et les enfants, l'univers animal et végétal, impossibles à apprivoiser, ne sont-ils pas les miroirs fracassés dans lesquels se réfléchissent nos mentalités épaufrées par nos expériences déchues ? Roman captivant qu'il faut lire avec un grain de sel, tel que l'a écrit l'auteure, sublimant l'un de ses voyages de jeunesse...


Utop, Marie-Christine Arbour
Éditions Triptyque, Montréal, 2012, 210 pages

lundi 2 avril 2012

Un frère de Jésus... ****

Ces derniers jours, pour reprendre notre souffle, on s'est penchée sur soi-même, on a oublié le sort discutable du monde. On a surveillé les sursauts moribonds de l'hiver ; dans le parc à côté, on a pris part aux jacassements des écureuils. On a écouté les pépiements des oiseaux, observé l'herbe timide et neuve. Rien de nouveau sous le soleil printanier, sauf que ces havres paisibles nous font davantage prendre conscience de la misère urbaine. On a lu le roman de Jean-François Beauchemin, Le Hasard et la volonté.

On a fait connaissance avec l'écrivain lors de la lecture de son roman Ceci est mon corps. L'histoire imaginaire et captivante de Jésus de Nazareth. On avait été bouleversée par la teneur exceptionnelle du récit. Un Jésus qui se défendait d'être le fils de Dieu. Penché vers Marthe, sa compagne mourante, il lui confiait sa vie d'homme, ses joies, ses douleurs... Le Hasard et la volonté nous a procuré la même émotion intense. Un homme, enfermé dans une cellule, attend l'heure de son exécution ; il pourrait être un frère de Jésus, narrant ce que ses expériences lui ont appris du monde. Il se confie à Manon, sa compagne depuis l'adolescence. Il lui fait part de la beauté éclairant certains paysages, de l'aube jusqu'au crépuscule, de ses impressions extatiques d'enfant devant le lever du soleil. Revenant à son état de solitaire, il nous parle en toute intimité, se référant sans cesse à Manon qui, pareille à Marthe, écoute de loin les confidences de celui qui va mourir.

Si l'on connaît les raisons du martyre de Jésus, il faut attendre la fin du roman pour apprendre de quoi l'accusé est coupable. Surprenant aveu qui, au long de courts chapitres, nous renseigne sur le conformisme figé des hommes et pourquoi le narrateur les aime d'une manière inconditionnelle. Pour mieux nous émouvoir, il dresse un décor autour de son amour insensé pour les humains, même s'il a de la difficulté à vivre parmi eux. Il déambule, il erre. Il amalgame ses semblables aux étoiles qu'il compte « depuis plus de quarante-cinq ans. » Ce qui lui confère une emprise plus profonde sur sa vie. Il se rappelle les yeux qu'il a sondés, ceux dans lesquels il empruntait un passage, y entamant « une intime traversée », ne le menant nulle part où il croyait aller. Au fur et à mesure que les souvenirs affluent, le conteur, un fictif Jean-François Beauchemin, lui-même écrivain, nous parle de livres, de l'amour qu'il leur a porté quand il s'est éloigné des hommes. Toutefois, il émet des regrets sur des romans qu'il a écrits et qu'il juge incomplets. Ce qui le ramène à ses jeunes années, à sa mère qui contemplait avec lui « la lumière du jour qui commençait à descendre sur les choses. »

Depuis l'enfance, il s'est découvert « chargé de songes ». D'où une lente méditation sur la mort qui a failli l'emporter à la suite d'une maladie grave. Plusieurs jours plongé dans le coma, affecté des souffrances de la chair, il ressent son impuissance à tendre un doigt vers Manon : penchée vers le moribond, elle attend de lui un signe vital. La mort associée au corps conduit le lecteur vers le " crime " qu'a commis le narrateur et pour lequel il est condamné. Jean-François Beauchemin n'écrit-il pas : « La solitude, c'est bien pour juger une homme. » Solitude de ses accusateurs quand ils ont rendu leur verdict. Solitude du détenu qui se tait au tribunal, précisant qu'il est banal de céder à « sa profonde volonté. » Il ne veut pas gaspiller le temps qui lui reste à débattre d'un acte qu'il ne regrette aucunement. Il n'a que sa vie qu'il désire dévoiler, « même en chuchotant. » Il mesure l'influence qu'a eue sur lui sa croyance en divers dieux, avant de se défaire de leur persistant encombrement. Ce qui nous vaut des pages émouvantes sur son amitié fraternelle envers un ami venu le voir en prison. Cet homme est croyant, il n'a su se dépêtrer d'anciennes habitudes nécessaires pour éviter de se questionner. Celui-ci est tellement réservé qu'il n'aborde plus « la question de Dieu. » Comment le ferait-il, lui qui connaît la désertion de l'inculpé devant toute forme d'union entre l'homme et la divinité ? Tel Jésus, niant sa parenté avec Dieu, le narrateur s'en tient à son amour pour ses semblables, soit la beauté du monde jusqu'au moment où tout s'unifie, où la vie doit être considérée pour ce qu'elle est : « un moment de lumière. »

Sous le couvert de la démarche d'un homme épris de philosophie, empruntant le talent reconnu de Jean-François Beauchemin, le prisonnier s'attarde sans hésitation sur des convictions fondées sur un réel désenchantement. Seul un homme ayant beaucoup souffert se livre ainsi sans ciller. Le meurtre divin du narrateur nous a réjouie : Jésus n'a-t-il pas tué le Père Suprême en le reniant ? Le condamné, affirmant que Dieu est une invention humaine, s'allie aux êtres universels pour qui la pensée s'avère libre, l'action déterminante. L'amour pour son prochain n'est-il pas un précepte évoqué par Jésus, lui qui fut trahi par deux de ses apôtres ? Le roman de Jean-François Beauchemin nous éclaire sur le rôle de passeur que nous devrions jouer envers ceux et celles qui nous ressemblent. Envers toute création que nous pouvons toucher de nos mains, aimer de nos yeux intérieurs, ceux d'un sixième sens, discréditant les êtres endoctrinés par des textes rédigés en des siècles obscurs et barbares, où la vie d'un individu se mesurait à l'once de ses croyances... Jean-François Beauchemin fait preuve d'une ouverture d'esprit peu commune, nous invitant à le suivre hors de fables erronées, le sort inimitable de l'homme s'affiliant à la beauté contradictoire du monde !


Le Hasard et la volonté, Jean-François Beauchemin
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2012, 168 pages