lundi 27 juin 2022

Des feux d'artifice avec ou sans étincelles ****


Il pleut, c'est l'été. Pluie passagère et réconfortante, la nature est en liesse. Au bord de l'étang, les grenouilles coassent, elles se retrouvent aux origines de leur monde liquide. La canopée du parc oscille gracieusement, les canards plongent et refont surface, agitant leurs ailes à ne plus savoir s'envoler. Les papillons batifolent, ils se prennent pour des cigales ! On commente le numéro 150 de La revue XYZ de la nouvelle. 

Quelle riche idée que d'avoir fêté ce " spécial " avec des feux d'artifice symboliques, imaginaires ou véridiques, selon la signification particulière que nous accordons à ces éclats de feux. Nous devons cette flambée d'étincelles à l'initiative éclairée de Gaëtan Brulotte et de Sylvie Massicotte qui, tous deux, se sont fait les complices de vingt auteurs-es qui ont valorisé, pudiques et enjoués, la représentation d'une telle fête à coups de sentiments évoqués parfois en sourdine. On a retrouvé quelque part, au gré des pages, la sapidité grinçante de ces feux qui ont dérangé nos jeunes et moins jeunes années. Les souvenirs sont intraitables, indélébiles! 

Se côtoient d'un texte à l'autre la vie et la mort, certains s'assemblent, les protagonistes n'ayant pu remonter plus loin dans leur errance. Tout se joue, semble-t-il, dans l'acuité de réminiscences qui ouvrent des blessures mal cicatrisées, parfois inguérissables. Comme les nouvelles d'Edem Awumey et de Francine Beaudin qui se complètent, sans vraiment se recouper. Dans le Carnet d'un voyage au centre de l'espoir d'Edem Awumey, entre en scène un homme qui, tenant la main de sa compagne, se remémore silencieusement sa fuite loin des atrocités de son pays en guerre. Alors qu'elle rêve d'un premier voyage avec lui, il se complait, armé d'une peur redoutable, dans ce pays où il a trouvé une certaine assurance. Il ne veut pas s'en éloigner. Repoussant un passé douloureux, il entend les premières explosions du feu d'artifice. Va-t-il accepter de voyager enfin avec sa compagne ? Dans Un puits d'étincelles, c'est du sur place que nous propose Francine Beaudin, mais quel voyage dans la tête d'Awah, adolescente congolaise, qui doit se rendre dans un édifice qu'elle ne connait pas. Timidement, gauchement, elle y parvient, elle descend dans un sous-sol, ce qu'elle déteste. Là, elle sera reçue avec enthousiasme, elle doit aider à éplucher les légumes pour un grand souper avant le feu d'artifice auquel elle est conviée. Awah est heureuse, elle qui est toujours seule, loin de ses grands-parents qu'elle n'a jamais revus. Le soir venu, elle entend les premières déflagrations, une pétarade de détonations, Awah ne s'attendait pas à ce cauchemar éveillé qu'elle ne supporte pas. C'est par suggestion que nous percevons ce qu'a traversé l'adolescente avant de se réfugier dans un pays plus serein. Semblable à l'homme de la nouvelle d'Edem Awumey, Awah est prisonnière de traumatismes qu'elle essaie d'adoucir en s'impliquant, non dans un amour, mais dans la simplicité de la vie quotidienne. 

On va d'un récit à un autre, séduite par leur diversité, par la puissance des mots, la disparité constante de la thématique qui nous entraine d'une condition de vivre à de confuses hésitations, à des refus troublants. Comme un coup de tonnerre, nouvelle signée Stanley Péan, un homme attend le retour de sa compagne absente depuis une semaine. De son balcon, pour distraire son impatience, il s'attarde sur un sans-abri noir que la police interroge. Plus tard, une détonation surgit dans le calme d'un après-midi ensoleillé, que le narrateur contourne en se disant que le feu d'artifice commence bien tôt. Inconscience ou peureuse manière de se déculpabiliser face au malheur d'un démuni qui affirmait au policier chercher quelque chose qu'il avait perdu. Métaphore de la perdition de soi et des êtres qui pourraient nous sauver... On suit Perrine Leblan, Terrorisme poétique, dans une ville qui se révolte contre la tyrannie d'un gouvernement totalitaire. Ce sont des tagueurs qui, manœuvrant sur des toits, ouvriront les vannes d'un feu d'artifice, provoqueront les patrouilles policières qui essaient de faire rentrer chez elle la population descendue hardiment dans les rues. Des flottements se produisent, seule la narratrice ne se conformera pas aux ordres. Sous une apparente désobéissance, on se rend compte à quel point le nombre influence les espoirs d'une population asservie, la narratrice, représentant une part d'insouciance, se dit que le feu d'artifice a bien eu lieu. Plus loin, Fanie Demeule et Bruno Lalonde jouent les trouble-fêtes. L'un en avouant ne pas aimer les feux festifs, l'autre en faisant preuve d'une lucidité dérangeante. Fictions respectivement titrées, Trouble fête et Poudrière.

On ne saurait mentionner la magnificence de tous les textes qui composent ce numéro. Aucune préférence, aucune lassitude en lisant Natalie Jean et les péripéties souriantes d'un narrateur aux prises avec les fantaisies débordantes de sa sœur, qui confie ses deux fillettes à son frère, celui-ci allant se distraire un week-end chez une amie artiste. Les nostalgies buissonnières se dessinent sous un ciel velouté d'étoiles filantes. Autre feu d'artifice... Julie Dugal anime une narratrice, étrangère dans un village, qui court là où elle peut pour trouver des feux d'artifice à l'occasion de l'anniversaire de son vieux père. Les souvenirs affluent, la discorde avec le père prend des allures réconciliatrices... On pourrait citer les auteurs-es qui ont participé à la composition de ce magnifique numéro mais on préfère nous repaitre de la tendresse du récit de Jean-Paul Beaumier, Le spectacle est terminé, sa tendresse, certes, mais aussi de sa sensibilité généreuse, débordant hors de l'histoire d'une mère agonisante qui assiste à son dernier feu d'artifice. Le narrateur se souvient que son père était un artificier reconnu, « une véritable vedette dans le quartier lorsque nous étions enfants. » Mais l'âge accentuant les rides, il s'est lassé de son attirail qu'il aura mis à l'abri pour un ultime rendez-vous. L'heure de sa femme, l'heure des souvenances ont sonné, heures qui auront une saveur amère et nostalgique, tendrement dépeintes une dernière fois par le narrateur, lui aussi à saveur douce-amère d'écrivain...

Boucle la revue la rubrique " De bref en bref " qui nous réserve moult critiques signées David Bélanger, Ketzali Yulmuk-Bray, Aglaé Boivin, David Dorais, Cécile Huysman. Tous les cinq y vont de leur analyse judicieuse, disséquant des nouvelles qu'on n'a pas eu le temps de lire dans le courant de l'année. Et même avant...

Éblouissante et fervente dernière couvée d'une revue qui fête non seulement son 150e numéro mais aussi occasionne la lecture d'une poignée d'écrivaines et d'écrivains, qui ont su faire flamber leurs propres étincelles, telles qu'imaginées ou surgies d'événements parfois irréels. Avec des flaques de larmes, pour paraphraser Christiane Lahaie, ou des sourires qui en disent long sur la magie des feux de la mémoire soudainement éveillée, mettant à contribution des flambées de souvenances dans la mémoire retrouvée, tel le temps proustien, de femmes et d'hommes qui, en des occasions moins réjouissantes, ou peut-être manquées, se seraient tus.


La revue XYZ de la nouvelle, numéro 150

Piloté par Gaëtan Brulotte et Sylvie Massicotte

Montréal, 2022, 120 pages

lundi 20 juin 2022

Des univers fantasmagoriques qui n'engagent que soi *** 1/2


On se lève de bon matin, la semaine commence. On ne s'y attend pas, un événement bouleverse notre journée toute neuve, toute bleue, lumineuse. On doit s'habiller rapidement, rejoindre l'événement trois rues plus loin, le temps d'interrompre la musique, de fermer l'ordinateur, et on part. L'événement est agréable, il nous conduit vers une terrasse, en plein soleil. Les sourires, forme de complicité, nous tiennent heureuse compagnie. On commente les nouvelles d'Éric C. Plamondon, Bizarreries du banal.

Elles sont bien étranges ces histoires à dormir debout, elles émoustillent notre curiosité sans jamais nous perdre dans les dédales parfois inquiétants de petits minotaures modernes. Chaque récit nous emporte vers un univers confondant, à peine avons-nous le temps de souffler que, déjà, il faut se faire le spectateur attentionné de personnages soumis à la limite d'un équilibre précaire, s'exhibant sur la corde raide de situations insolites, risquant de trébucher dans le vide. La première nouvelle, Une journée entre amis, se définit tel un préambule, nous invitant à suivre les agissements incertains d'hommes et de femmes qui osent s'aventurer dans une zone brumeuse, insoupçonnée, de leur personnalité complexe. Ce que confirme un narrateur, réparateur de télé, quand il se présente avec son patron, Will, dans un appartement. Les deux hommes sont accueillis par un silence oppressant, où semblent ne survivre que des spectres, le temps passant sur les humains, accablant témoin de ce qu'ils deviennent, des ombres ou si peu. Will répare la télé en noir et blanc, artefact obsolète, renforçant le malaise du narrateur qui doit se rendre aux toilettes. Il se heurte à des portes, des couloirs, des interrupteurs. À une personne inerte couchée dans un lit. Le bourdonnement d'un ventilateur le réconforte, brise le silence du lieu au point de couper les envies naturelles du narrateur qui fait demi-tour. Quand ils quittent l'appartement, l'ouvrier demande des explications à Will, mais celui-ci ne peut lui en donner. Le réparateur de télé. Plus loin, un étonnant prétexte nous emporte en Italie, en compagnie d'un professeur, chercheur à l'université. Ici, un reliquaire calcule le temps avant d'annoncer la fin du monde. Il suffit de le manipuler selon un code convenu pour que se mette en branle la relique démontrée savamment par l'écrivain, le professeur ayant été invité à une cérémonie matinale qui déjoue toutes les prédictions : insérer une petite clé dans l'ouverture du reliquaire sous le regard curieux du narrateur qui en apprendra davantage par le curé du village. Mais sommes-nous maîtres de notre destinée, universelle, celle réservée à tous les humains ? Rites oubliés soudoyés par une machine, confirmant notre petitesse face à la colère divine. 

On ne mentionnera que les nouvelles qui ont marqué la sceptique qu'on est, alourdie de tous les doutes de l'existence, les récits qui dépeignent les avatars d'humains parfois crédules. Comme la jeune femme qui monte dans une voiture par temps désagréablement pluvieux. L'invitée. Elle se retrouve dans une pièce, nue, désarmée, ne pouvant qu'assumer son enlèvement. Elle prend la peine d'observer l'endroit où elle gît, une cheville attachée à une longue chaine, l'anneau scellé au centre de la pièce. On a pensé combien les rapports entre les humains étaient trompeurs, nous demandant si cela était le but de ce texte où la fragilité d'une femme criminelle malgré elle, les failles d'un tueur en série modifiant le cours de machinations subtiles. Courtoisie suspecte de l'homme avec, dans la tête, son projet insensé, méfiance de la femme qui ne pense qu'à s'échapper, sa situation inconfortable ne lui réservant aucune porte de sortie autre que celle de l'autodéfense. Elle y parviendra mais à quel prix. Celui du renversement des rôles, le fantôme du tueur ne nous a jamais quittée. On n'est pas certaine de ce qu'il adviendra de la narratrice, les fantômes ayant plus d'un tour dans leur sac... Plus loin encore, Verdure nous rappelle que l'herbe du voisin est toujours plus verte que celle de notre jardin jusqu'au jour où l'imposture nous jette dans la fosse véreuse d'une compagnie d'engrais pour végétaux. On ferme les yeux sur la fin hasardeuse de la capitale parisienne, préférant envisager un voyage exaltant dans ses rues pittoresques et monuments historiques. L'accident, texte bref, émouvant, fait délirer un homme, victime d'un grave accident de voiture, sur le point d'agoniser, le mot fatidique de sa mort prononcé par une fillette. Pour lui, le temps s'est rétréci et défiguré, jusqu'à l'effacement. Puis, on se prête à une dérangeante incursion dans l'univers d'un homme et d'une femme jeunes, meurtriers de personnes qu'ils choisissent à l'aveugle dans un annuaire téléphonique. On a droit à la minutieuse description de leur macabre entreprise avant qu'ils rejoignent leur victime désignée. Que de gestes étudiés, que de glaciales certitudes, personnages tout droit sortis d'un film de Stanley Kubrik. Peut-on dépeindre un plan descriptif quand les attitudes corporelles sont imprégnées d'une telle débauche virtuose ? Froideur exacerbée qui ne peut que laisser insensible un témoin-lecteur dont les desseins s'avèrent au-delà de toute fourberie cérébrale. 

On terminera notre recension énumérée par ordre préférentiel en soulignant la nouvelle Le visage, qui nous a fascinée. Un clown, enfant raté, humain désemparé par la mort de sa mère, seule femme à avoir vu son visage démaquillé, mère possessive malsaine vénérée dont l'histoire ébréchée du fils finira mal. C'est l'enquêteur, chargé de débroussailler un mystère concernant le clown, qui divulguera le pot aux roses lorsque des enfants découvriront un masque charnel de clown jeté dans une poubelle publique. Lorsqu'un inconnu aux abords d'un cirque le questionnera sur la suite de ses investigations. Échangera avec l'enquêteur une poignée de main inattendue. Il serait dommage de révéler les appâts vénéneux de ce récit, là encore l'être humain se révélant le voyeur tragique de ses propres conditions terrestres, le clown choisissant d'y mettre un terme. Ce sont là des nouvelles déconcertantes, intemporelles, pour un esprit rationnel, l'écrivain, Éric C. Plamondon, nous invitant à en découvrir des inédites sur ericplamondon.com On se fera un plaisir masochiste en faisant connaissance d'humains moins incrédules que soi !

 

Bizarreries du banal, Éric C. Plamondon

Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2022, 192 pages

lundi 13 juin 2022

Faire semblant d'être un père équitable *** 1/2


Il y a des jours comme aujourd'hui où le monde nous apporte peu. Un monde réduit à quelques personnes croisées dans les rues environnantes. On les regarde avec indifférence, telles des ombres qui traverseraient notre corps sans l'abîmer de trop d'obscurité. On s'éloigne, on se retrouve, apaisée, dans le parc, en compagnie des écureuils et des canards. Et surtout des arbres. On parle du roman d'Alex Viens, Les pénitences.

Après avoir commenté le récit autobiographique d'Anne Peyrouse et lu le roman d'Alex Viens, qu'on ne connaissait pas, on peut avancer que certains pères sont indignes de fabriquer des enfants. Manipulateurs et imposteurs, se vengeant consciemment de leur existence ratée, ils commettent des crimes intentionnels sur plus faibles qu'eux. Dans ce roman, Denis, le père de Jules et Charlotte, ne déroge pas à ces hommes diaboliques qui ont agi envers leur progéniture par haine d'eux-mêmes. L'histoire campée par l'écrivaine est simple et aurait pu réconcilier un père et sa fille qui ne se sont pas rencontrés depuis dix ans. Jules a choisi ce moment avec bravoure, pour apporter à son père une mystérieuse petite boîte. Elle arrive chez lui un soir de janvier, l'homme de cinquante-quatre ans est un ancien punk qui n'a jamais assumé les années qui ont dévasté sa jeunesse. Jules remet à Denis la petite boite et se dit qu'elle devrait retourner chez elle. Mais l'homme est habile, il l'invite à souper. Il n'a pas grand-chose, des spaghettis qu'il fait cuire en imposant son douteux rôle de père à Jules qui, perdant ses moyens, consciente de son état soudainement apathique, lui fait penser qu'il est trop tard. Phrase lourde de conséquences qui fera débouler des années arides vécues entre sa mère Christine et sa sœur Charlotte. Partagées entre père et mère quand le couple divorcera. Mais on ne relatera pas ces phases destructrices douloureusement dépeintes par l'écrivaine. Jules mange, boit de la bière, pendant que son père fredonne une chanson de The Cure. Celui-ci a accumulé un nombre impressionnant de CD et de vinyles desquels la musique soutiendra le rythme du récit, comme pour adoucir ou aggraver les propos qu'échangeront le père et la fille, qui ont syncopé des années déchirées entre une vie parentale et un enfermement exigé par Denis pour convaincre ses filles de ne pas l'abandonner. Chantage outrancier qu'il exercera sur l'aînée qui vit avec lui, alors que Jules a préféré habiter avec leur mère. Destruction mentale de Charlotte qui prétend que sa sœur essaie de la dresser contre leur père. Ce soir-là, Jules, pour se rassurer, se persuade qu'elle rend visite à un père à qui elle a toujours voulu plaire. Un soupçon d'entente suspecte s'établit entre eux, alimentée par la musique, par la bière mais aussi par la tricherie méfiante l'un envers l'autre.

C'est un antre misérable où loge Denis. La vie du voisinage résonne d'un appartement à un autre. Détail indécent que Jules ne supporte plus, elle a réussi à se faire une place honorable dans un microcosme sociétal alors que sa sœur mène une existence dissolue, résultant de l'éducation de Denis qui a subordonné Charlotte à ses exigences paternelles. Toujours la peur d'un vieux punk amer qui redoute la solitude. À la bière succède un joint que père et fille se partagent, les figeant dans un arriéré sentimental déformé par le temps qui défigure le meilleur et le pire de nos agissements. Dans la salle de bain, Jules retrouve un rouge à lèvres de sa sœur dont elle maquillera le visage de son père. Le geste est ostentatoire, il contient une rancune ineffaçable, une cible inespérée... D'allusions aux certitudes, la bonne foi de Jules se fait malaisée quand son père lui montre des photos de deux fillettes assujetties à ses désirs possessifs. Week-ends aux États-Unis, mensonges qu'elles devaient improviser pour ne pas inquiéter leur mère. Anecdotes vitales qui ne font que séparer le père et la fille dans ce huis clos magistralement replié sur lui-même, dont personne ne sortira indemne. Denis force Jules à se goinfrer de pâtes, il inflige un comportement dangereusement infantile à une jeune femme retombée sous son joug. Souillée de pâtes et de larmes, elle se rebiffe. Essaie de fuir mais la porte est fermée à clé de l'intérieur. Retour à l'enfance de Jules, à l'obéissance que son père attend d'elle, fillette et maintenant adulte. N'était-elle pas une « bonne fille » ? Les complots de Denis pour dresser Charlotte et Jules contre leur mère. Il veut la garde exclusive de ses filles. Fugue décisive de Jules que Denis lui rappellera, la culpabilisant du mal-être de sa sœur. Détestation de la mémoire quand Jules se souvient que rien n'était normal dans les errements caractériels du père. Faire connaissance avec le corps adolescent, Jules s'enlaidit en se rasant les cheveux, forme de mutilation exacerbée par les mensonges qu'il faut sans cesse réinventer. Les feintes de la mère qui veut échapper aux menaces paternelles. Tout ce démaillage déboule dans la tête de Jules, à grands renforts de la traitrise du père qui s'est enfermé dans la salle de bain. Et que Jules délogera violemment, à coups de cris, de gestes et d'objets, comme si la saleté qui règne dans l'appartement témoignait de la saleté corporelle de Jules quand elle vivait chez Christine. La nuit passe ainsi à se remémorer la lâcheté de Denis quand il dressait les deux sœurs l'une contre l'autre pour mieux les séparer. Dans cette démarche insensée, il est toujours question de séparation, jamais de réconciliation, jamais d'un peu de tendresse envers les autres, ni envers eux-mêmes. Le jour se lève, il sera tragique, Jules commettant la pire des vengeances envers un homme qui ne peut rien contre la haine qu'il a insufflée dans la tête et l'âme de sa fille. Charlotte n'est-elle pas morte d'un trop-plein de désespoir ?

Huis clos théâtral. On rêve d'une interprétation scénique, les dialogues impudents et tranchants comme des tessons ne pourraient qu'intensifier ce que parfois le cœur de l'homme emmagasine de hargne, contient de maladresse et de frustration dans ses manières de se venger de ses propres échecs. Puissance d'un premier roman implacable, nous enseignant comment reprendre sa respiration après tant d'essoufflement à vouloir transformer un père qui ne l'était pas. Le courage ne manque pas à Alex Viens, écrivaine qui saura faire la part des choses, abusives ou approximatives, quand le moment sera venu de mettre à nouveau son talent à l'épreuve. 


Les pénitences, Alex Viens

Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2022, 144 pages

 

lundi 6 juin 2022

Des flammes et une fleur pour attiser le rêve ****

 


C'est un matin qui sent bon le début du printemps. On n'a pas envie de lire ni d'écrire, on se laisse emporter par la douceur bleue du ciel, par les promesses de verdure des pelouses environnantes. Il en sera ainsi toute cette journée où même les voitures se font silencieuses. On imagine que les gens flânent à l'intérieur d'eux-mêmes, délaissant l'odeur empoussiérée de leur corps. On commente le roman de Denis Thériault, Le samouraï à l'œillet rouge.

Inusité roman qui nous emporte au temps lointain où Tokyo se nommait Edo. Au temps des samouraïs et des shoguns. On entre dans cette histoire, plutôt dans ce conte, avec le plaisir qu'on a déjà éprouvé en lisant les livres précédents de cet écrivain discret. Il a fallu qu'un incendie ravage en partie Kyoto pour que le narrateur, qui assiste à ce désastre, se souvienne, sept ans plus tôt, de son enfance auprès de ses parents aimants dans la tranquillité de la province d'Aki. Enfant unique, il est dorloté par sa mère qui lui apprend l'art de la poésie et l'art des jardins. Son père dirige une scierie qui fournit la région en bois d'œuvre. Mais avant tout, il est un gentilhomme guerrier à qui incombe la protection de la région des brigandages. Enfance idéale qui prendra fin quand Matsuo, âgé de douze ans, sera pensionnaire dans une Académie réputée pour y devenir un militaire accompli. Période douloureuse pour Matsuo dans ce milieu clos où les journées sont gérées avec une discipline de fer, unifiées autour des deux religions, shinto et bouddhisme, et de la personne sacrée de l'empereur. C'est un accident qui mettra fin au désarroi de Matsuo, le directeur de l'école lui rendra visite à l'infirmerie, lui offrira un livre d'un auteur inconnu, Les lames, qui lui révélera l'art de la guerre, indissociable de l'art de la poésie. Dans cette école, il fera la connaissance d'un garçon étrange, Kuroda no Itachi, avec qui il se liera d'une amitié néfaste, et qu'il retrouvera plus tard dans ses périples aventureux. Les rencontres que fait Matsuo sont semblables à des pions nécessaires pour exacerber sa destinée. Imposture et dualité. Il en sera de même quand, après le décès de ses parents, se dirigeant vers Kyoto, il sera approché par un moine bouddhiste, Yosaï, qui prêche sur la place publique. Ce dernier, reconnaissant le talent de Matsuo, le prendra sous son aile, développant plus intensément sa manière de composer ses poèmes. Il prétend revenir d'un voyage en Chine, avoir adhéré à la philosophie zen, et tel Matsuo, il s'en va vers Kyoto, que Yosaï dépeint comme étant la cité impériale vibrant d'une culture bouillonnante. Il dépeint surtout l'importance de la poésie, « art exquis, noble entre tous » qui trouve son expression la plus haute dans l'uta-awase. Concours de poésie qui fascinera Matsuo quand l'heure sera venue de le mettre en pratique. 

C'est avec son compagnon qu'il apprendra aussi l'art de séduire. Après sa mort, dans une vision onirique, sa mère lui avait conseillé de toujours suivre la route de l'œillet rouge. Ce qu'il ne manquera pas de faire quand il se croira amoureux d'une jeune paysanne qui se joue de lui. Aventure qui sera fatale à Yosaï, ce dernier venant à la rescousse de Matsuo aux prises avec les frères de la jeune fille, d'où leur séparation imprévue, chacun continuant sa route, Matsuo parvenant enfin à Kyoto. On ne dépeindra pas la ville magnifiée en l'époque, comme l'a si bien fait Denis Thériault, on suivra Matsuo chez un oncle qui lui remettra une part importante de l'héritage maternel. Plus tard, se baladant dans la cité, il rencontre des joueurs de uta-awase, jeu auquel son destin sera lié, dénouant des intrigues de palais quand il se fera passer comme jardinier pour conquérir Yoko, première dame de compagnie de la princesse Shikishi Naishinno, sœur cadette de l'empereur. Dans un des nombreux jardins du palais, il échangera d'enflammés poèmes avec Yoko. Cependant, avant d'en arriver à cette félicité, Matsuo aura subi bien des avatars, vécu un improbable amour avec une musicienne, mais seule Yoko, qui porte sur son kimono un œillet rouge, occupe son cœur et son esprit. C'est quand il apprendra le mariage de la jeune fille avec le capitaine Akira que, désenchanté, il mettra le feu dans le pavillon des jardiniers de la maison d'Akira pour détourner l'attention des gardes. Feu qui, malheureusement, se propagera dans la ville. Matsuo voulait rentrer chez l'officier pour assouvir sa soif de vengeance.

Entre temps, Matsuo, laissé pour mort dans une combe, a échoué dans une tribu de brigands, les Agneaux, où son habileté à tirer à l'arc lui a évité la mort. Ceux-ci attaquent les marchands opulents venant de Kyoto, se déplacent sans cesse d'une forêt à une autre pour éviter de se faire repérer. Matsuo se rend compte de sa situation dégradante, songeant avec honte à son père qui, de son vivant, combattait ces hordes de malfrats. La nuit, des cauchemars l'assaillent : les flammes calcinent les habitations de Kyoto, brûlent vif les habitants. Pour lui, aucune rédemption n'est possible. C'est lors d'une embuscade fomentée par les Agneaux qu'il retrouvera son ancien camarade de pension, Itachi. Rencontre opportune qui fera naitre dans sa tête un projet audacieux. Nous entrons dans une grandiose dimension du récit, qui n'est pas vraiment décrite mais relatée en poèmes et en action, nourrissant les déboires de Matsuo, qui représenteront pour lui une manière de réhabilitation. Transcendant ses heures à contempler les flammes qu'il a provoquées dans Kyoto, il sera ennobli d'une sorte d'innocence qu'il devra au jeu de l'uta-awase, dont il est devenu le maître incontestable. Purification de l'être humain qu'il était avant d'habiter une légendaire existence inventée par l'écrivain Denis Thériault, relatant dans cette même lancée, nourrie de fantastique, l'histoire d'un Japon qui, lentement, se transforme. On a l'impression que la silhouette désincarnée de Matsuo se situe dans une ère où se termine une guerre, instaurant le shogunat, dirigé par la caste guerrière des samouraïs qui contrôleront l'empire pendant sept cents années. C'est à la fin de cette époque que l'empereur Meiji, à qui le Japon doit son modernisme, décidera que Edo se nommerait Tokyo, ce qui signifie capitale de l'Est. 

Roman fascinant pour qui s'intéresse à la civilisation japonaise. Elle fut à la fois fermée et ouverte à toutes les propositions occidentales, souplesse qui a permis à ce pays de s'adapter comme aucune autre nation ne l'a fait. Il est clair qu'on n'a pu soulever les nombreuses péripéties endurées par Matsuo, ni mentionner la musicale portée des poèmes, art lyrique sans cesse savamment nommé par l'écrivain, qui enchantait les spectateurs qui assistaient aux joutes de l'uta-awase. Subtilité intellectuelle qui imprègne le roman, l'écriture narrative ne prenant en aucun cas la place de la poésie mais l'égalant, inaugurant des temps de réflexion, mais aussi de soupirs, entre les situations invraisemblables exaltées par Matsuo et son désir de devenir un homme libre, digne de son père, les décennies à se reconstruire ne semblant jamais le blesser. Ce sont les hommes sans envergure qui se chargent d'entamer la chair palpable de l'âme quand son enveloppe charnelle ne suit pas le droit chemin. Les autres, ces utopistes porteurs de chimères, voyagent à travers les siècles avec, serrée au creux de la main, la bannière agitée d'un œillet rouge...


Le samouraï à l'œillet rouge, Denis Thériault

Leméac Éditeur, Montréal, 2022, 286 pages