lundi 30 novembre 2015

La noirceur d'un sentiment interdit *** 1/2

Aphorisme. Traverser une rue, marcher dans un parc, prendre le métro ou l'autobus avec la personne qui nous aime et que nous aimons, n'est-ce pas une manière de voyager ? Courte distance dans l'absolu, mais c'est aussi bousculer les étoiles dispersées sur le sol et dans le ciel. Parlons du récent roman d'Emmanuel Bouchard, La même blessure.

Cette histoire qui se résume en quelques lignes, nous fait rêver non pour ce qu'elle représente mais pour la manière dont l'auteur l'a traitée. Délicatesse et pudeur. L'époque s'y prête, les années quarante à soixante au Québec. Il était recommandé de se résigner aux diktats formulés par une Église dominante. Pas question de baliser sa vie d'amours interdites. Ce que devra taire Antoine Beaupré, ses sentiments passionnés pour Rose, jeune fille de son âge, dix-sept ans, qu'a épousée Thomas, son frère aîné. Pour aggraver les silences obligés du jeune homme, il a quitté Kénogami pour vivre chez Thomas et sa belle-sœur, à Arvida, petite ville qui commence à s'ouvrir à la modernité. L'usine où travaillent les deux frères doit faire face aux changements sociaux. C'est l'ère des premières revendications ; des grèves s'organisent avec Thomas comme figure de leader. Il est estimé de ses compagnons, l'énergie de son corps d'athlète incite les hommes à le suivre. Contrairement à Antoine, maigre et petit. Taciturne. Mais un après-midi, alors que la grève s'amorce, un accident mortel va changer le cours de la vie d'Antoine et de celle de Rose, enceinte d'un premier enfant.

À partir de cette tragédie survenue en 1941, inévitablement d'autres s'ensuivront. Rose se remet mal du décès de son mari, Antoine est abandonné à ses sentiments exacerbés, qu'il entretient sournoisement. Des nœuds se tissent de plus en plus comprimés, impossibles à défaire. Il se rend compte de l'indifférence de Rose à son égard. Les frustrations se démesurent, les souvenirs d'enfance et d'adolescence affluent à sa conscience obscurcie par le fantôme envahissant de Thomas. Celui-ci a été un garçon choyé par son père, admiré de Rose, qui fréquente la famille depuis de longues années. Le temps passant, les rumeurs s'insinuent, le doute s'installe sur la relation de Rose et d'Antoine qui continuent à vivre ensemble. Un ami leur conseille de partir à Québec, Antoine travaillera à la papetière du port.

Alors que des souvenirs empoisonnés assaillent Antoine, que son amour stérile pour sa belle-sœur le lancine, la grossesse de Rose est parvenue à terme. L'enfant sera un garçon qu'elle ne reconnaîtra pas, qu'elle abandonnera aux religieuses. Elle le prénommera Jérôme, seul indice de son attachement à Thomas. En fait, la dépression la guette, son comportement morbide, ses rires étourdissants se mêlant aux larmes, dénotent un signe inquiétant de sa vulnérabilité. Elle si petite, si fragile, mentionne parfois Bouchard. Plus tard, ayant surpris Rose dans un stade désert, avec le couturier de la manufacture, Antoine se rebiffe violemment, se considère trahi. Il devra se séparer de sa belle-sœur, sera embauché dans l'usine de pâtes et papier. Rose épousera le styliste, deviendra une femme conséquente, la situation de son mari privilégiant son statut d'épouse socialement comblée, qu'elle tolérera de mal en pis.

C'est sans compter sur les événements qui réfléchissent des décennies de déceptions ou de réjouissances. En 1962, vingt ans ont passé, Antoine rencontrera Jérôme dans l'usine où lui-même travaille. Ses sentiments pour Rose, la mère du jeune homme, se teintant d'inassouvissements haineux, il dressera Jérôme contre elle, acceptera toutefois que mère et fils fassent connaissance. Dernier acte d'un drame shakespearien que Rose ne supportera pas. Devenu servile, responsable de moult situations déplorables, Antoine n'a plus que la folie de Rose à aimer. Tous les deux auront bientôt quarante-six ans.

Roman hors de ce qu'on a l'habitude de lire. Dans un monde où les apparences ne dévoilent pas grand-chose du cœur humain. Le doigté habile et posé d'Emmanuel Bouchard pour transcrire cette histoire d'amour contrarié suscite notre admiration. Le ton, mesuré et juste, toujours en harmonie avec les péripéties contrant les projets, que des êtres jeunes ont le droit d'attendre de l'avenir. Récit de mœurs sociales, ancré dans un Québec où tout commence à changer — en 1962, Jean Lesage a été réélu à la tête du pays —, où hommes et femmes manifestent enfin leur volonté de vivre comme bon leur semble. Révolution tranquille, révolution collective dont Antoine et Rose ne sauront profiter, l'un et l'autre possédés, dévorés, par leur tragédie familiale et sentimentale. Par leur folie personnelle, étouffante. Ressassant la même blessure.

Récit à la fois conformiste et rebelle, faisant fi des modes actuelles, Emmanuel Bouchard ayant su imposer un style familier, soutenu de livre en livre. Le talent affirmé d'un écrivain n'a nul besoin d'effets démonstratifs. Nous n'avons qu'à surveiller le prochain roman, ou recueil de nouvelles, de l'écrivain, qui se posera, discret et influent, sur les tablettes surchargées des librairies.


La même blessure, Emmanuel Bouchard
Éditions du Septentrion, collection Hamac,
Québec, 2015, 225 pages




lundi 16 novembre 2015

Aux limites de la vie *** 1/2

À la suite des événements tragiques survenus à Paris, le 13 novembre, nos introductions sont en berne, tel un drapeau déchiré par la haine. On voudrait faire part de nos pensées solidaires aux familles des victimes, les assurer de notre détestation des atrocités commises par des gens qui radicalisent l'islam, s'en servent lâchement à des fins inhumaines. De tout cœur, on souhaite que les blessés se remettent sans trop de souffrance, toutes les souffrances, de tant d'aberration meurtrière. Que Paris retrouve ses airs invitants de capitale culturelle la plus prisée au monde. On a terminé la lecture du roman de Stéphanie Deslauriers, La trahison des corps.

Ce n'est pas un grand roman, c'est un roman humain. C'est une fiction, ce pourrait être le témoignage bouleversant d'une femme qui, atteinte d'un cancer incurable, a choisi de mourir plutôt que d'être soumise aux traitements médicaux qui lui accorderont quelques mois de sursis. C'est l'histoire émouvante de Camille, quarante-deux ans, qui, aux abords de sa mort, fait un ultime retour sur elle-même, sachant qu'elle n'a plus rien à donner sinon entretenir sa dignité, en mourant comme un être entier et non diminué par la chimiothérapie, les médicaments et la souffrance. Le lecteur sera le confident d'un passé raté à cause de circonstances qu'une enfant naïve, plus tard une jeune fille, n'a pas eu le pouvoir de prendre en main, ni d'apprivoiser. Il faudra la mort accidentelle du petit frère, à dix ans, pour que Camille réalise qu'il était l'enfant préféré de leur mère. Mais lui sera révélée la bonté de leur père envers elle. Donc une mère revêche, un père débonnaire, engendreront le premier chagrin révolté, une lucidité maladroite qui se manifestera par le refus des conventions. Ne plus croire en Dieu, ne plus chanter dans une chorale religieuse. Des riens cruels qui, doucement, au secondaire, la feront glisser vers le confort amical que lui offrira Mathias, étudiant comme elle. Ils rient beaucoup ensemble, fument des joints, font innocemment l'amour... Mais tous les deux grandissent et vieillissent. Mal, pour Mathias. Camille, fidèle à ce qu'elle est. Lui est devenu avocat, elle, professeure d'arts plastiques. Deux univers qui iront toujours à contre-courant. Ils vivront ensemble, elle refusera de l'épouser, aura une fille, Jane-Anaïs, qui comblera en partie le vide qu'elle ressent avec un conjoint de plus en plus souvent absent, consacré entièrement à sa profession. Puis, un soir de pluie et de grand vent, Camille, réfugiée dans un bistrot, voit entrer une jeune femme échevelée : elle cherche une place, le bistrot est bondé. Sans trop savoir pourquoi,  Camille lui fait signe de venir s'installer à sa table. Signe aussi d'un unique amour qui bouleversera sa vie. Celle de Mathias à qui elle avouera vouloir le quitter. Celle de ses parents qui ne lui adresseront plus la parole. Jane-Anaïs, trop jeune pour réaliser la transformation de sa mère en refusant de se plier aux normes d'une société abrutissante d'ennui.

Huit ans de bonheur absolu avec Jacinthe, jusqu'au jour où sous la forme d'un cancer du côlon, le malheur viendra ombrer les sentiments sereins qui unissent les trois femmes. Jane-Anaïs, difficilement, a accepté le lesbianisme de sa mère, sa sensibilité et l'affection de Jacinthe ont eu raison de ses réticences. Mathias, peu à peu, laisse entrevoir ses émotions, lui tellement réfractaire à tout épanchement. Les parents de Camille ajouteront leur chagrin à celui encore si lourd de la mort de leur fils. Les collègues de travail uniront leur gentillesse compassée pour aider Camille à supporter cette épreuve sans issue. Cependant, personne ne sait qu'elle a décidé de mourir à une date bien précise, ses affaires testamentaires étant ordonnées.

C'est de tout cela dont nous fait part Stéphanie Deslauriers, une vie qui s'arrête sans que nous puissions y faire quelque chose qui irait au-delà de notre humanité. On ne parle pas d'écriture, contrairement à l'histoire de Camille, elle est simple et fluide, composée de mots parfois durs, parfois tendres, qui racontent le fatalisme auquel, impuissants, nous devons faire face. Un récit poignant, rédigé entre fiction et réalité. Entre ce que le cœur possède d'authentique et la défaite des corps rongés peut-être par d'anciennes blessures inguérissables.

On n'élaborera pas davantage sur ce roman — label qui nous dérange —, on redouterait de trahir les intentions courageuses de l'écrivaine. Avant tout, être fidèle à soi-même, à la vie, à la mort.


La trahison des corps, Stéphanie Deslauriers
Éditions internationales Alain Stanké, Montréal, 2015, 136 pages





lundi 9 novembre 2015

Des fleurs charnelles vénéneuses ***

Il nous demande quelles sont les personnes qui nous sont les plus désagréables. On lui répond sans hésitation : Les personnes obsessionnelles qui ne savent maîtriser leurs sentiments univoques. Plus elles nous harcèlent, plus on les méprise. Il se tait, sachant à quoi il s'est exposé, quelques mois plus tôt, quand, se rappelant la détresse d'Ondine, l'herbe verte était devenue noire. On parle du roman de Gilles Jobidon, La petite B. 

Les lecteurs et lectrices qui s'intéressent un tant soit peu à l'œuvre de Charles Baudelaire savent qu'en 1841, il a séjourné brièvement aux Mascareignes. Île Maurice et La Réunion. Le poète a vingt ans, il n'est pas encore Baudelaire, il n'est que Charles. Son beau-père, le général Jacques Aupick, l'a éloigné de Paris, le soustrayant aux griffes de prostituées juives, à ses amis débauchés. Là-bas, le jeune homme se serait épris d'une mulâtre, tireuse de cartes, Maah, de qui il aurait eu une fille. Plus tard, celle-ci se serait installée à Paris, aurait posé pour des artistes établis à Montmartre. La petite B., l'auraient-ils surnommée. De ce voyage, Charles gardera un souvenir obsédant qui influencera magistralement son œuvre, fera éclater son génie. Nourrira son intarissable recours à la fabulation mensongère. À son retour, se vautrant dans un luxe ostentatoire, l'héritage qu'il a reçu de son père, Joseph-François Baudelaire, sera dilapidé en objets d'art et en drogues. Sa relation tumultueuse, passionnelle, avec sa mère, Caroline Aupick, est devenue légendaire. Cette femme autoritaire aurait gâché la vie de son fils, a-t-il été dit, mais ne réglait-elle pas ses dépenses somptuaires ? Un sentiment ambigu la liait à cet indomptable enfant mort dans ses bras, bien avant elle, à quarante-six ans. Ce fils duquel elle a refusé de reconnaître le génie, lui préférant des poètes aux œuvres conventionnelles. Lamartine et Musset. Caroline Aupick a eu une servante, Marie-Louise Nattier. Cette dernière aurait joué un rôle équivoque dans la vie de Laure Loux, fille supposée de Baudelaire qui, photographe, se serait exilée en Californie, à San Francisco, avec son jeune fils, prénommé Charles. Marie-Louise Nattier, qui a intercepté une lettre importante écrite par la mère de Baudelaire, accompagnera Laure en Amérique, sera sa prêteuse. L'enveloppe subtilisée contenait une somme d'argent qui n'atteindra jamais son destinataire. Après que Laure a embauché un jeune homme captivé par la photographie, Jesse Sin, l'aventure de Marie-Louise Nattier tournera court et mal. Puis, nous apprendrons que Jesse est le fils d'une Chinoise, Molly Sin, et d'un Allemand pour qui elle a éprouvé une vive passion. Dans la lettre court-circuitée par Marie-Louise, la mère de Baudelaire mentionne qu'elle a reçu Laure Loux, accompagnée de son enfant, qui n'est autre que l'arrière-petit-fils de Caroline. Le gamin de neuf ans ressemblant à son fils, elle s'en éprendra. L'argent contenu dans l'enveloppe devait assurer l'avenir du jeune Charles.

Le roman est un chassé-croisé de portraits féminins de couleur blanche ou noire, qui accaparent un hypothétique passé et un concevable présent, embrouillés dans des événements successifs se référant à Baudelaire, peu à peu s'en éloignant pour faire la part belle à des êtres inconsistants, non pour ce qu'ils représentent mais soumis au temps qui a fui. Perçus à différentes époques, parisienne, californienne ou chinoise, habilement dépeintes par Jobidon. Quand Jess Sin, figure prédominante, fait son entrée dans l'histoire, nous savons tout des mœurs barbares de la Chine impériale, évoquées par sa mère, Molly, qui réside dans le Chinatown de San Francisco, quartier appartenant aux sinistres Triades. Toutefois, il serait vain de se remémorer Baudelaire, nous l'avons perdu de vue. Trop de non-dits éparpillent la fiction au lieu de la cerner dans une continuité limpide et clairvoyante.

Si le lecteur risque de se perdre dans ce dédale sur fond baudelairien, le récit séduit par son écriture poétique, s'avérant une constante dans l'œuvre de l'écrivain. Ses descriptions géographiques et sociales, son apport psychologique, s'amalgament à un siècle où les hommes et les femmes rebelles devaient se contraindre à n'être que l'ombre de la multitude qu'ils recélaient en eux. Charles et Caroline n'étaient-ils pas la part masculine et féminine de l'un et de l'autre à laquelle ils refusaient de se soumettre ? Baudelaire, précurseur de la poésie moderne, a constamment été le jouet de femmes dominantes, celles-ci reflétant la femme vindicative qu'a été sa mère. Femme de laquelle il n'a jamais su se déprendre. Autre visage noir féminin déluré à La Réunion, Fannie Vétivier, qui lui louera une chambre. Elle a un fils, handicapé mental, à qui Baudelaire s'attachera, comme il décrira plus tard l'albatros maladroit moqué par les marins. À Paris, Jeanne Duval, Noire elle aussi, avec qui il aura une longue liaison houleuse, la maîtresse détestée entre toutes par Caroline.

Dans l'espace et le temps, deux repères de marque enclavent le roman : l'abolition de l'esclavage et la Ruée vers l'or. Baudelaire traversera ces phénomènes sociaux sans très bien réaliser qu'il confronte deux époques historiques. La syphilis lui dissimule l'effervescence d'une fin de siècle où tout bouge, tout change. Le génie qu'il affichera constamment gangrené par une maladie alors incurable, alimenté par un irrépressible désir d'écrire. Les femmes aimées ne seront plus que brouillard difforme, égarées peut-être sur les " merveilleux nuages " engrangés par le poète. Seule sa mère lui offrira une mort digne, des obsèques grandioses. Toutes les autres finiront, parce qu'elles finissent, assassinées par une vie trop abîmée, trop imbibées d'absinthe et de drogues. Ou heurtées mortellement par le tremblement de terre qui frappera San Francisco le 18 avril 1906 à 5 heures 12 du matin...

Roman complexe où l'imaginaire de Gilles Jobidon s'en donne à cœur joie, comme chaque fois qu'un individu illustre nous conduit à travers ses forces, ses faiblesses. Principalement, ses démons. Ici, Baudelaire a tenu la main de l'écrivain, la délaissant trop tôt, au détriment de sa place, occupée par des protagonistes qui, parfois, interfèrent la teneur essentielle du récit. On pense à Jesse Sin encombrant les pages de sa propre histoire, tandis que le poète accède à l'immortalité. Son rôle d'être humain est terminé, sa poésie incandescente balaie les préjugés, dénoue les malentendus du siècle qui l'a vu naître, plane au-delà des contingences. L'existence douloureuse et dévoyée de Charles Baudelaire entre enfin dans les interprétations.


La petite B., Gilles Jobidon
Leméac Éditeur, Montréal, 2015, 232 pages.





mardi 3 novembre 2015

Une bibliothèque, quatre jardins ****

G. s'exclame, et nous fait rire : " J'ai changé d'ordinateur, d'amant et d'éditeur ! " On convient qu'elle a raison de dépoussiérer la face insolite de son existence, celle contenant deux onces de rébellion, plus une touche de défi enfantin. Ne venons-nous pas d'entrer dans une saison nouvelle ? De quitter l'été pour tendre une main à la fois prometteuse et gourmande vers l'automne ? On parle du récent roman de Dominique Fortier, Au péril de la mer.

Ces dernières semaines, on a lu et analysé plusieurs romans réalistes, écrits au masculin. L'alcool, le sexe, le langage défloré, serti d'humour noir, parfois de cynisme. En ouvrant le roman de cette écrivaine talentueuse reconnue, dont l'œuvre nous impressionne, on s'est laissée charmer par une histoire qui n'appartient pas à notre siècle mais à un temps où les hommes se cherchaient encore. En eux ou à travers les livres si peu nombreux, Gutenberg n'intervenant qu'à la fin de l'histoire d'Éloi Leroux. Peintre réfugié dans l'une des abbayes du Mont-Saint-Michel, il y est venu pour noyer un désespéré chagrin d'amour. Dans ce lieu de prières, de sérénité, Éloi édifiera un récit autour de la construction de la prestigieuse bâtisse. Cela se passe au XVe siècle, Dieu faisait partie de la vie des hommes, de leurs joies, de leurs tracas. Du clair et de l'obscur. Dieu, mais surtout la foi traquée par les ombres vénéneuses de l'analphabétisme, soutenant quelques certitudes erronées, celle, par exemple, de prétendre que le Soleil tournait autour de la planète Terre. L'écrivaine mentionne qu'il n'est pas simple de se reporter au passé pour dépeindre le futur. Il faut regarder devant et non derrière. Être dérangé par des écrits subversifs, comme le sera Robert de Torigni, ami d'enfance d'Éloi, moine en partie responsable de l'abbaye et de ses livres. Empruntant le discours parabolique digne de celui de Jésus, il élude les péjorations qui pourraient nuire à quelques-unes des personnes complices qui l'entourent. Ne pas savoir lire ne signifie-t-il pas entretenir une naïveté amère qu'il est impossible de fracasser, le monde se restreignant à des frontières symboliques nécessaires, évitant ainsi d'élever son regard au-delà de soi-même, les assertions des érudits ne pouvant être remises en cause.

Pendant que la vie reprend ses droits au XVe siècle sous la plume réflexive, élégante, de Dominique Fortier, une narratrice promène le lecteur dans le quartier Outremont, en compagnie de sa petite fille. Narratrice-écrivaine ne pouvant ôter de son esprit le choc qu'elle a ressenti quand, adolescente, elle a contemplé le Mont, à ses débuts appelé Mont-Tombe. Plus tard, elle apprendra qu'il était désigné comme étant la Cité des livres, une bibliothèque de quatre cents livres enrichissait ses murs, plutôt ses pierres. Dans la solidité vaine du présent, nous frappe d'étonnement la friabilité illusoire du siècle des découvertes — flottent les silhouettes de Vinci, Gutenberg, Colomb, présences immortelles glissant entre les murailles du Mont, pour les consolider, les protéger des éléments naturels ou des incendies qui, tant de fois, ont dévasté ces lieux de plénitude. La prière est la vertu primordiale qui domine l'atmosphère monacale, parfois oppressante, drainant une prudence recueillie mais aussi une sagesse salutaire entre les moines et les pères. Frère Clément, modeste moine, tait son savoir en se consacrant aux quatre jardins, qui font l'admiration et l'envie du frère Adelphe, de passage au cloître. Frôlements des regards, silences amorcés, sourires perceptibles, le récit se teinte de ces allusions, camouflant la vanité d'hommes plus puissants. Même s'il est dit que les moines ne doivent laisser aucune trace d'eux-mêmes, surtout de leurs œuvres.

Dominique Fortier éblouit le lecteur en décrivant l'histoire et la légende de la bâtisse, entrecoupées d'une recherche élaborée plus intime, constamment insufflée de l'abbaye. L'écrivaine nous rappelle ce que signifient, dérivés du latin, le vocable " cloître ", le verbe " croire ". Le sens du mot " miniature ". Elle dépeint, à travers gestes et paroles de Robert, l'éclat ornemental des enluminures, rondit les heures riches du Haut Moyen-Âge. Fusionnant entre un siècle révolu et celui dans lequel nous devons témoigner de tant de merveilles, nous ne savons plus, semble-t-il, apprécier la qualité des silences, écouter le vacarme des vagues, contempler le tourbillon de grains de sable. Ce sont des enfants d'autrefois qui auront le dernier mot quand l'un d'eux, au risque de sa vie, retirant de l'eau glaciale des feuillets rejetés par la mer, annoncera à Éloi, qu'il a trouvé un trésor. Il s'agit de livres qui jamais ne mourront, contrairement à nous.

Magnifique fiction et témoignage d'une écrivaine exigeante qui, d'un roman à l'autre, se renouvelle, fait preuve d'une inventivité agrémentée d'un savoir remarquable, d'une intelligence passionnée et subtile. Ici, Dominique Fortier s'est confondue aux pierres d'un monument qui ne sera jamais terminé, affirmation prophétique du frère Robert de Torigni, farouchement opposé au conservatisme mais qui n'en dit mot. Le frère Clément, en sa profonde humilité, pétrissant la terre, nourrissant les plantes, en compagnie de son chat, dévoilera à Robert et à Éloi que les livres parlent entre eux avant que les humains les confisquent. Il suffit d'un tissu de lin les recouvrant pour dérouler le fil ténu de l'avenir, les retrouver en quelque bibliothèque contemporaine, alors que le Mont-Saint-Michel « à la barre du jour, est redevenu une île. » Et ceci, depuis le début de l'ère chrétienne, au péril de la mer...


Au péril de la mer, Dominique Fortier
Éditions Alto, Québec, 2015, 176 pages.