lundi 14 septembre 2020

Un homme poursuivi par lui-même ***


Avant de nous endormir, on s'est demandé où séjournait l'esprit des femmes et des hommes de génie qui ont fait faire un pas de géant à l'humanité. Le corps retourne à la terre, enveloppe charnelle friable qui ne sert qu'aux apparences vitales, mais le reste, cette indispensable nécessité spirituelle qui éclaire nos pensées les plus intimes ? On commente le roman de Marie-Anne Legault, La traque du Phénix. 

Le moins qu'on puisse avancer, c'est que cette histoire nous éloigne des états d'âme qu'on a l'habitude de disséquer dans de nombreux livres, qu'ils soient québécois ou étrangers. Un homme dans la cinquantaine, perçu par deux femmes, Sarah, travailleuse sociale dans les refuges montréalais, par Régine, neuropsychologue, chercheuse à l'Université de Montréal, se fait remarquer à l'Accueil Bonneau où, en plein hiver, il est venu se sustenter. Impossible de le cerner, il mange une soupe et s'enfuit. Son comportement n'en est pas moins étrange, il prétend être une victime de la Deuxième Guerre et même de la Première, dans les tranchées de Gallipoli. Il délire et hallucine. Il monologue sur tout ce qui le rend inaccessible. Musicien exceptionnel, raconte Sarah à Régine, à qui elle a donné rendez-vous dans un troquet de la rue Notre-Dame. Elle ajoute qu'elle a surpris l'homme à dessiner le désert africain, « obsédé comme Monet par les jeux de lumière ». Imbattable aux mathématiques, où le confond Jérôme, cuisinier bénévole. Mais quand on questionne l'intrigant sur ses origines, poursuit Sarah, il marmonne, incohérent, se perd en divagations poétiques. Il soliloque impeccablement dans toutes les langues, ce que Régine réfute, jugeant impossible une telle maitrise langagière. Un homme sensé peut-il être d'hier et d'aujourd'hui ? Il sera surnommé le Phénix. Ceci se passe en 2016, mais plusieurs chapitres nous font remonter le temps en compagnie de différents protagonistes, bien souvent prodiges eux-mêmes. Une jeune pianiste vietnamienne, un jeune pâtissier espagnol. Dans les années actuelles, apparait sur scène un adolescent Angel Escobar, « explorateur urbain et artiste voyou. » Graffeur de talent. Drop-out de l'École des Beaux-arts, Angel sait reconnaitre un joyau lorsqu'il s'agit de découvrir un truquage d'optique, ce qui lui arrive une nuit où il arpente le Vieux-Port. Qui en est l'architecte ? Le jeune homme jouera un rôle d'émissaire auprès de Sarah, celle-ci voyageant en vélo pour aller travailler. De sa bécane, rien ne lui échappe, rien ne résiste à sa curiosité agrémentée d'une main prodigue. D'un cœur chavirant de bonté.

Nous sont décrites les affres d'un homme durant la Première Guerre, traumatisme dont il ne se remettra pas à la fin des hostilités. En 1940, une ambulancière, Florence, décrypteuse de génie, se verra sollicitée par un haut gradé anglais qui l'invite à travailler à la campagne, pour décoder avec son équipe la fameuse machine allemande Enigma. En 1920, un court chapitre sur Constantinople et ses avatars coloniaux. Un des chapitres les plus touchants. Un Poète traverse la ville. Il pense à son fils qu'il ne connaitra jamais. Ce n'est pas en vain que l'écrivaine crée des situations énigmatiques, formulées de non-dits, des scènes insolites, parfois catastrophiques. D'un chapitre à l'autre, ce sont plusieurs générations qui ressuscitent, pour ainsi dire, le Phénix repéré à l'Accueil Bonneau, qui fait courir Sarah sur sa bicyclette, Régine jusqu'au bout du monde. Dans le désert du Kalahari, cette dernière fera connaissance avec un éminent linguiste. Lui sera dévoilé l'identité de l'inconnu montréalais. Elle apprendra qu'il a un sœur jumelle, chercheuse à l'Université de Genève, où Régine s'envolera dès son retour à Montréal. 

Il serait dommage, voire impossible, d'énumérer les péripéties de Sarah et de Régine, l'histoire dévoilant leurs antécédents familiaux, nous faisant comprendre la bonté innée de Sarah, l'aspect austère, irascible, de Régine. Les contraires s'attirent, affirme le vieil adage. Chacune a ses failles qu'elle met en pratique pour soulever d'autres mystères existentiels concernant, en parallèle, des personnages primordiaux ou secondaires. Certaines de leurs ombres obscures influencées par les expériences du Phénix, ce qui ne ne sera jamais édifié mais insinué. Ces êtres ont vécu, ou continuent à vivre à travers les agissements d'un prodige méphistophélique, rencontré dans des conditions propres à son passé tragique, faisant de lui un homme désenchanté. Sa sœur ne dira-t-elle pas à Régine que son jumeau « a dû mettre fin à tout. »

C'est un roman passionnant, intelligent, foisonnant d'acquis historiques, certains éléments seulement suggérés, comme pour dissimuler le portrait d'un homme qui s'est lui-même transformé après qu'il eut inventé un fabuleux scanner, point de rupture définitif avec sa sœur. On se questionne sur les génies qui poursuivent leurs idées grandioses, adaptées à un monde envers qui ils éprouvent une empathie maléfique. Cependant, rien n'étant parfait, et c'est tant mieux, on a mis en doute les sentiments soudainement amoureux de Sarah pour le Phénix, Sarah lui rappelant une femme qu'il a aimée, Florence... On a aussi été agacée par les sobriquets qu'utilise l'écrivaine pour identifier ses personnages. Il eût été plus simple de les nommer par leur prénom, le récit, s'avérant suffisamment touffu, se dispense de banalités, le lecteur risquant de s'y perdre. On a apprécié le rappel d'événements douloureux, telles les tranchées de la Première Guerre mondiale. Telles les splendeurs dévastées de Constantinople. Un court carnet s'insère entre les chapitres, qu'on a lu sans se poser de questions, la finale nous révélant, presque, l'auteur de ces lignes anonymes. En fait, tout se recoupe à la fin de la fiction.

Retour en 2016 avec Sarah et Régine dans un bistrot de la rue Saint-Laurent, qui termine agréablement le périple des deux femmes. Puis, leur promenade vers la rue Prince-Arthur, saluant au passage le graffeur Angel Escobar, sorti de l'ombre par un philanthrope américain. Le dernier mot revient à l'Art, et c'est peut-être la plus belle fin qu'on puisse souhaiter à ce roman exigeant où l'Art sous toutes ses formes abonde, réparant des erreurs commises, inévitablement, par des chercheurs repliés sur leurs intentions scientifiques trompeuses...

 

La traque du Phénix, Marie-Anne Legault

Éditions Québec Amérique, Montréal, 2020, 341 pages