lundi 16 avril 2012

Un voyage sans compromis *** 1/2

Évolution. On ne sait pourquoi, ce mot nous revient régulièrement en bouche. On le prononce du bout des lèvres, on le murmure doucement. Est-ce le fait que le monde, s'en remettant à des lendemains moins sanglants, regarde au loin un possible avenir ? Des hommes, des femmes qui n'ont peur de rien, agissent non en désespoir de cause mais avec la conviction que leurs voix seront entendues au-delà de frontières invisibles. Révolution ! On a terminé de lire le roman de Marie-Christine Arbour, Utop.

1977. Il s'appelle Leucid Cyr. Il a quarante ans. Urbain montréalais invétéré, serveur dans une boîte de nuit, le Club, il se « consume » ; il décide alors de partir explorer des terres inconnues. Un corps fatigué qui a fait ses preuves auprès de noctambules en mal de sensations ; peut-être un mal d'amour qu'il n'a jamais connu. Lucide — Leucid  ? — et caustique, le narrateur quête l'improbable, manière de survivre au désenchantement qui le guette. Il aurait pu aller se ressourcer dans une île paradisiaque du Pacifique, il préférera affronter la forêt amazonienne, pensant y trouver ce qui manque à son existence : le dépaysement. Celui des êtres et des paysages. Voyage initiatique qui comprendra six personnes le moindrement désemparées. Un couple, les Goodwin, prêts à s'exiler dangereusement pour concevoir un enfant. Corine, ancien mannequin, naïve et aigrie ; Moon River, anglophone dégingandé de vingt-quatre ans, travaille dans la construction ; Elwin Voyer, joueur d'échecs paranoïaque. Michel, leur guide, étrange personnage à « l'air barbare. » Chacun s'observe, s'interroge sur les raisons de son voisin à tenter pareille aventure. Chacun est conscient du malaise pudique se dégageant des corps fourbus, des regards méfiants, des gestes hésitants. Y a-t-il une manière différente de résoudre l'énigme de la vie ? Les dangers insoupçonnés de la jungle les rendront à ce qu'ils sont réellement. Des êtres extravagants qui se défient des habitudes monotones que leur réserve une existence confortable.

Leucid Cyr se fait le porte-parole de ses partenaires. Il a emporté un ouvrage de Baudelaire que lui a prêté Mademoiselle C, une habituée du Club, dépendante de la cocaïne qu'elle renifle dans les toilettes. Diplômé en mathématiques, Leucid « travaille à un petit livre de pensées depuis des années. » Chaque soir, terrifié par les mouvants arcanes de la jungle, il y notera des aphorismes, signifiant l'inutilité, croit-il, de son entreprise. L'incompréhension qui l'accable face aux Indiens, à leur mœurs, à la promiscuité du village. En même temps que se précise le passé de ses compagnons, son enfance et son adolescence se décantent. Cohorte traumatisée, inscrivant dans sa chair des plaies sanguinolentes, aucun remède n'ayant su les cicatriser. Leur monde à l'envers s'avérant inaccessible, il ne se remettra à l'endroit que dans un site dénaturé. Ils devront eux-mêmes se transformer sous l'œil ambigu de Michel, interroger le visage hiératique de Bolivar, leur guide indien. Leucid, notant qu'ils auront le choix de « regarder ou ne pas regarder », s'accroche, tel un coquillage à son rocher, aux nuits dissipées au Club. À ses amants, à ses allures de sylphide aux poignets de fille, à son ambiguïté sexuelle... Point de chute dissolu lui donnant le courage de s'attendrir sur des enfants en haillons qui vendent des mandarines, sur une fillette déjà usée qui lui offre son pauvre corps. Il y a aussi les serpents venimeux, les araignées géantes, la forêt luxuriante débordant sur la nuit humide, la rivière boueuse. Les Indiens chassent, les Indiennes cuisinent. La peur du temps devenu « circulaire », l'angoisse de ne plus pouvoir accéder à la civilisation. L'opium partagé avec Moon River. Des missionnaires qui ont abandonné l'évangélisation pour se consacrer à de rudes tâches manuelles. D'obscures maladies fiévreuses, les humeurs belliqueuses de chacun, la folie qui guette les plus fragiles, comme Moon River et Elwyn Voyer. Relatant les déboires de ses compatriotes, Leucid détourne de lui ses redoutables phobies. Sa brève expérience amoureuse — la première ? — avec la femme d'un missionnaire l'initiera tardivement à une douce frénésie, aussitôt démantelée par les dévergondages du Club. Consommation trop rapide l'enferrant dans une illusoire sincérité, l'explosion des sens l'ayant grisé. Soulagement nostalgique quand, malades et rompus, ils écourtent leur séjour, rentrent à Montréal.

Se retrouvant six mois plus tard pour échanger des photos, confesser à la ronde ce qu'ils sont devenus, tous les six concluent comme Zazie : ils ont vieilli, incapables de se dépêtrer de scènes expiatoires. Se quittant après avoir relaté le peu de leur conversion, Leucid admet que « le monde se vit en huis clos. » Dehors, la neige tombe, rideau épais et blanc « s'abaissant sur la scène du monde. »

Récit audacieux, déconcertant. La plume de Leucid Cyr, guidée par le talent singulier de l'écrivaine Marie-Christine Arbour, phrases hachurées, style saccadé, subtilité de l'écriture, dépeint magistralement les frayeurs exaltées de personnages échappant à tout tracé ordinaire et banal. Visionnaires tentations ne cessant de les tourmenter, à l'image d'une jungle qui leur est personnelle. Le village indien, les hommes, les femmes et les enfants, l'univers animal et végétal, impossibles à apprivoiser, ne sont-ils pas les miroirs fracassés dans lesquels se réfléchissent nos mentalités épaufrées par nos expériences déchues ? Roman captivant qu'il faut lire avec un grain de sel, tel que l'a écrit l'auteure, sublimant l'un de ses voyages de jeunesse...


Utop, Marie-Christine Arbour
Éditions Triptyque, Montréal, 2012, 210 pages