lundi 2 novembre 2020

Fille docile, femme battante *** 1/2


Souvent, on entend parler du premier degré de la vie, ce qui nous a donné à réfléchir sur la superficialité dans laquelle nous pataugeons. Tout s'imprègne de nos habitudes confortables. Les guerres continuent : la famine, les pandémies en sont les conséquences. Les gens souffrent et meurent. Émigrent. Il en est de même du regard que nous portons sur un livre, sur un tableau, sur les objets familiers. Le premier degré du moindre effort. On a lu le roman de Louise Desjardins, La fille de la famille.

Cette histoire disloquée s'anime d'une force inattendue qui nous a touchée, celle d'une petite fille née dans les années soixante, soixante-dix en Abitibi-Témiscamingue. Empruntant la voix d'une narratrice qui pourrait être celle de l'écrivaine, elle rapporte ce qu'a été sa jeunesse, partagée entre quatre frères, une mère bienveillante, parfois moralisatrice, comme beaucoup de mères devaient l'être à cette époque restrictive. Un père maladroit envers sa fille, intransigeant avec ses garçons. La fillette, intelligente et lucide, observatrice, souvent se tait, et de ce silence naitront des souvenirs qu'elle rassemblera dans un roman émouvant. Tel un journal écrit quand la mémoire, fatiguée, se laisse aller. L'enfance et l'adolescence étant éteintes, sinon apaisées, elle relatera ce que furent les années à s'occuper de ses frères, aider sa mère qui, à notre avis de lectrice étrangère, abusait de la complaisance affectueuse de sa fille. À mesure qu'elle grandit, les interdictions se font discutables, ce que ressent intérieurement la jeune fille, qui doit se réfugier dans de pieux mensonges. Après de brillantes études, elle devient enseignante. Son conjoint, Aimé, qui est un artiste peintre, vit à ses dépens, obligeant sa compagne à prendre leur vie matérielle en main. Ce qui créera des situations, burlesques à lire, décourageantes à résoudre, comme celle de vivre en concubinage avec son amoureux. Si elle veut continuer d'enseigner, elle devra l'épouser, louer un appartement pour elle seule, ou bien démissionner. Dans ce contexte pernicieux, elle ne peut donner un cours sur Madame Bovary, sans la permission de l'évêque. Plus tard, lors de la naissance de son premier enfant, elle n'aura droit à aucun congé, le père bénéficiera de quelques jours de repos, pour se remettre de ses émotions ! En toute bonne foi, s'expliquent ainsi les hommes du clergé et ceux, professionnels laïques.

Le parcours de la narratrice, où s'inscrit sans faillir l'ombre discrète de l'écrivaine, alterne entre l'enfance et l'adolescence, la jeune femme qui part avec Aimé en France et en Italie, alors qu'elle est censée voyager en Europe avec une amie. Elle relate aussi la situation sociale familiale : le père, employé au ministère des Terres et Forêts, la mère travaille occasionnellement pour que ses enfants reçoivent une éducation décente, cette dernière se faisant de plus en plus complice avec sa fille. Discute avec elle de sujets féminins, comme les menstruations, qui ne doivent pas parvenir aux oreilles de ses frères. Dans cette province figée dans ses interdictions, une adolescente s'émancipe, s'éloigne peu à peu de contraintes désobligeantes. Quand elle ira enseigner à Montréal, elle se laissera séduire par l'animation de la grande ville. Aimé, chargé de cours en Ontario et peignant, elle est seule à pourvoir aux nécessités du quotidien. Solitude obligée, qui renforce son indépendance jusqu'à remettre son couple en question. Elle tourne autour d'elle-même, malheureuse, abandonnée, prémices de la dépression. Deux enfants sont nés, qu'elle confie à une garderie où « les parents doivent s'engager à faire du bénévolat » mais, elle a à faire à des hommes politisés qui veulent refaire le monde à leur manière, en profitent pour « recruter des militants pour leur propre groupe de gauche. » Excédée de cette situation mal venue en cet univers enfantin, la narratrice, lors d'une réunion, remet les pieds sur terre à chacun en mentionnant l'état négligé des toilettes des petits. Bien sûr, elle ne sera pas écoutée, et devra assurer elle-même la propreté des lieux sanitaires. 

Pendant qu'elle se débat entre un mari en partie irresponsable, ne songeant qu'à son bien-être, entre les contraintes professionnelles, l'achat d'une maison, la vente d'un cottage, la solitude qui s'installe sournoisement, le Québec lui aussi prend conscience des outrages qu'il subit depuis des décennies. Le patriarcat qui soudoie les mères et les enfants. La sévérité inconcevable, mais faillible, du père envers ses filles, comme réagit le père de la narratrice quand elle lui avoue qu'elle est devenue incroyante. Les frères, maniérés bêtement devant leur sœur, qui déambulent sur le trottoir opposé. Blessure de la fillette quand elle a dix ans. Ces souvenirs abondants et malaisés sont dépeints avec une telle tranquillité d'esprit que l'écrivaine accroit notre curiosité, rassurée que la narratrice envisage une existence davantage à ses mesures de femme aguerrie. Elle a accompli ce qu'une fille docile devait à sa famille, à la société. Il est temps qu'elle se penche sur elle-même, femme battante, décidant de son avenir au cours d'un voyage inattendu. 

Comme on l'a mentionné plus tôt, la force du style de Louise Desjardins nous a impressionnée, reflétant une femme déterminée à ne pas gâcher ce qui nous est dévolu une seule fois, la vie, simplement. Ultime cadeau. Force sereine qui a permis à l'écrivaine de narrer une existence tant éloignée de la nôtre. Qui nous en a appris sur la volonté d'une petite fille indépendante qui tracera elle-même ses sentiers, balisés de l'éducation parentale, de l'insolence fraternelle, plus tard, de l'amour d'un homme conforté par la force mentale insoupçonnée de son amoureuse mais qui, lassée, la perdra. De grands romans frappent des coups de poing sur la table, Louise Desjardins a choisi la douceur, l'usure des rancœurs, l'amour des êtres et de la nature, un humour irrésistible, pour disséquer une jeunesse qui ne ressemble en rien à un conte de fées. Et toujours ce vieil argument, inexcusable, de devoir faire les choses autrement, parce qu'elle était une fille. Comme apprendre le piano. Chaque chapitre se termine en un clin d'œil posé sur un objet à portée du regard, pour mieux emmagasiner l'instant douloureux, décevant. Peut-être pour l'oublier très vite. On pense à la brièveté poétique d'un haïku...


La fille de la famille, Louise Desjardins

Les Éditions du Boréal, Montréal, 2020, 200 pages