lundi 30 août 2021

Plongées et poésie sous-marine *** 1/2


À la lueur enflammée de la dernière canicule, on se rend compte à quels degrés on aime la chaleur. L'épiderme se fait moite, on a l'impression de pourfendre une atmosphère où les nuages deviennent gouttes d'eau attenante à la peau. Nos activités ralentissent d'elles-mêmes, le pas se fait moins élastique, le cheveu frise plus que d'habitude. État de béatitude apathique qui conforte nos gènes méditerranéens. On commente les récits de Jean-Louis Courteau, Seize îles.

S'il est vrai que l'humain origine des profondeurs marines, certaines personnes, desquelles on fait partie, préfèrent déambuler tranquillement sur le sol tiède et stable. D'emblée, on vogue loin de tout océan, poétisant sur l'apport des rives, en face. Ce bref préambule pour plonger, sans jeu de mots, dans les récits aquatiques d'un initié des profondeurs, sombres et mouvantes, de lacs québécois dans lesquels l'auteur affirme avoir fait d'inédites découvertes. Ce narrateur généreux, qui n'est autre que l'écrivain, toujours sincère et humble, se pâme et se grise des éléments que sous la surface bleue ou noire du lac des Seize Îles, recommandé par une amie, pour y trouver, et non chercher, d'étonnants artefacts. On apprendra beaucoup de ces récits, transportant avec eux des objets insolites, comme ces bouteilles au fond rond, contenant autrefois des eaux gazeuses. Rarement, il plongera seul mais accompagné d'un ami, qui comme lui, admire, étudie, ce que le lac veut bien leur donner, on pense à des régions inconnues décryptées sur une carte routière. Des légendes fabriquées par un passé peu lointain, comme celle d'un camion qui, naguère, aurait naufragé sous une surface glacée trop peu solide. On comprend que ces rumeurs villageoises incitent les passionnés de plongée à chercher l'épave tant convoitée. Des indices s'en mêlent, un chargement de bois les trouble. Des objets surprendront le narrateur, comme un « pot de métal rouillé » qui laisse supposer une histoire vieille de cinq cents ans, le vase se révélant un récipient huron. Trouvaille qui comptera parmi les plus importantes du chercheur. Les récits sont emplis de ces substances, de temps à autre mises de côté pour éduquer le lecteur sur les formes géologiques de ces « royaumes des ténèbres », dépeints avec un vocabulaire propre au genre. Mais la poésie, toujours au rendez-vous, aiguisant la sensibilité du narrateur, ne dérange en aucune manière la compréhension de la parole particulière qui nous renseigne sur les amours des truites grises, sur l'intelligence des achigans, le jeu des loutres. Profitant de ces distractions pour émettre un message sur la souffrance des poissons quand le pêcheur les ferre... L'architecture des gouffres que rencontre le plongeur à mesure qu'il fait connaissance avec les fonds sédimentés. Ses cauchemars d'enfant et la peur maitrisée ont leur place entre les descriptions des murs de marbre et une grotte remplie de mica. Univers aquatique, certes, mais le monde terrestre en fait partie, équilibrant les sensations nées de ces randonnées imprévisibles. 

Plus nous pénétrons dans le livre, plus l'imagination fertile du narrateur se laisse aller à de troublants propos, renforçant ces images animées qu'il ne cesse d'habiller de poésie, de couleurs, du nom de Van Gogh, de Monet, le narrateur étant peintre aux heures sereines de son temps terrestre. Il connait les transes de la solitude, rêve, parce que bien souvent il rêve, de se laisser couler devant la falaise aux Mille-Regards. On le cite : ...« m'étonner une dernière fois de son âge. L'entendre murmurer le dernier mot d'une phrase dont personne ne se souvient du début. » Nous-même, commentant ce livre étonnant, empreint d'un réalisme allégé de doutes, on fait confiance aux humains avec qui le plongeur dialogue, quand il en a terminé avec les monstres qui ont effrayé ses jeunes années. Monstres endormis mais qu'il transcende en s'enfonçant dans les ténèbres aquatiques, quand l'hiver arrive, décrivant « cette nuit installée pour les mois sans lune », les poissons reposant ventre à terre. Le vacarme se taira tant pour les humains que pour ses amis à nageoires. Ne manque que les sirènes qui ont charmé Ulysse, le narrateur au cœur tendre et philosophe, n'aurait su résister à leur appel envoûtant. C'est à Cuba que le vacancier, cédant à l'invitation d'un plongeur local, lui aussi amateur d'archéologie sous-marine, conclura ses récits. Les océans se rejoignent, immense et vaste étendue d'eau, comme toute forme d'art devient une chaine universelle. Une chaîne dont l'ancre s'est détachée de l'arche pour ne former qu'un seul océan, « le sang et l'âme de Gaïa. » Une brève anecdote, un pied dans le sable, l'autre dans la vague, nous apprend l'histoire de l'anilocre, crustacé parasite. Anecdote qui a trait à une femme, une certaine Caroline mal aimée de ses semblables. Peu enclin à une rêverie oiseuse, le narrateur ne manque pas de mentionner le rôle néfaste des hommes, ils sont des intrus bien plus dangereux que la fameuse Caroline. Le dernier mot revient au souvenir de cette femme inconnue, symbolisant le mystère des lacs visités par le narrateur, animé d'une curiosité compatissante. Ils seront encore de ce monde quand le nôtre sera immergé, tel le camion que le plongeur finira par découvrir, n'ayant plus pour seuls passagers que les hydres... 

On laisse la suite et fin à celles et ceux qui miroiteront leurs songes dans la beauté mouvante de la grotte rutilante de mica, de la falaise constituée de marbre. Du papillon monarque fatigué pris en charge par le narrateur alors qu'il a rendez-vous avec deux amis achigans... Amalgame de lieux mythiques, nécessaire à combler notre ignorance, agrémenté d'une prise de conscience originelle souvent remise en question, avec raison, par des gens simples, beaux et bons...


Seize îles, Jean-Louis Courteau

Les Éditions XYZ, Montréal, 2021, 180 pages

 

lundi 23 août 2021

Les oscillations des sentiments et leurs risques *** 1/2


On flâne ce matin, comme si la saison estivale nous accordait ses derniers privilèges. La rentrée scolaire se fait entendre, les choix qu'elle propose, ses revendications. Mais s'impose aussi la rentrée littéraire, les communiqués tombent dans notre boite aux lettres, nous apportant leur lot parfois surprenant de prochaines publications. L'automne n'est pas si loin, même la transparence de l'air n'est plus la même. On commente les nouvelles de Juan Joseph Ollu, Présents composés.

Après un dernier tri et quelques choix dans les publications de l'hiver et printemps réunis, on a opté pour un recueil rassemblant cinq nouvelles narratives, qui nous ont charmée par leurs propos des plus humains. S'y décèle une atmosphère presque surannée mettant en évidence les indécisions qui nous coûtent bien des maux quand nous devons passer au travers de leur encombrement. Un homme, derrière sa fenêtre, fabule sur la vie d'un couple qu'il aperçoit en face de chez lui, se disputant âprement, et dont le seul témoin est la femme de chambre. Dans cette agitation conflictuelle le narrateur poursuit sa randonnée imaginaire, s'interrogeant sur la raison de ce chambardement de plus en plus agressif, les rideaux brusquement tirés annonçant une tragédie qui se serait jouée à mots couverts, à gestes saccadés. La fin du récit confirme le désarroi qui s'empare du narrateur-voyeur face à une situation qu'il ne peut maitriser, observée derrière une fenêtre muette. C'est peut-être la seule fiction dans l'ensemble du recueil où la colère s'exprime jusqu'à l'accomplissement de l'acte final. Atmosphère toute autre que celle de la fiction, Bad Boy, s'alignant sur les impressions qu'on a gardées d'une lecture attentive, nullement comparative. Sortant d'un bar gay, le narrateur et le barman se réfugient incognito dans la voiture de ce dernier pour y faire l'amour. Brève aventure pour se venger de son amant qui l'a trompé, les années de vie commune usant non seulement les sentiments mais aussi les corps. De retour au bar, sous l'effet de l'alcool et de la cocaïne, il se sentira bien, léger, mais aussi dans la peau d'un traitre. Son amant, « surgi d'une petite salle voisine », lui fera remarquer ironiquement la beauté du barman, se doutant de quelque trahison de son compagnon. Nous le savons, le désir est parfois dévastateur, l'amour dessinant des points d'interrogation douteux à la fin de toute tricherie. Remords ou lassitude ? Les indécisions tournent autour de chaque être humain, deviennent une comédie burlesque pour composer avec un avenir opposé à ce que nous sommes. Provocation mêlée d'un brin d'arrogance comme agit Anthony, " héros " pathétique de la nouvelle titrée L'indécis. Tout est prétexte à tournoyer autour de ses hésitations pour justifier ses choix. L'alcoolisme de sa mère, la froideur de son père, l'enfance frelatée, l'incapacité des psychologues à analyser certains comportements. S'ensuivront les années scolaires, les études de droit, ses nombreuses liaisons, pour finalement se retrouver dans la plus banale condition existentielle. Parce que vieillissant, s'affermit de plus en plus la trivialité du quotidien, sinon la foi en l'existence, pour transformer quoi que ce soit à notre avantage.  

Valentine pourrait être la sœur d'Anthony, imposteur délibéré de la nouvelle précédente. C'est l'automne, elle est chez elle, elle s'ennuie, elle rejoint des amis dans un bar. Elle y séduira David, jeune homme qui séjourne à Paris pour ses études. C'est un provincial à la fois pragmatique et rêveur qui amusera Valentine avant qu'elle accepte de sortir avec lui. Nous voici témoignant des indécisions de Valentine qui passera les fêtes du jour de l'An dans la famille de David. Elle se rend compte de l'impossibilité de leur relation amoureuse, alors que David rêve de créer une famille, comme tout être humain éveillant l'instinct qui sommeille en lui, quand il pense avoir trouvé l'âme-sœur. Mais Valentine est une frivole qui, fille de parents aisés, ne songe qu'à danser quand elle s'ennuie. S'éternise dans de vagues études. Ne voulant pas s'engager avec David, elle rompra, préférant une discutable indépendance. Narrant cette aventure bien des années plus tard, Valentine ne peut qu'en sourire. Ses sentiments pour David, l'ayant à peine effleurée, elle s'en remet à des émotions dont la teneur lui échappe, ne sachant trop si cette liaison lui a été bénéfique. Regrets ou remords, ces deux échappatoires s'avérant une continuité lancinante pour le nouvelliste, tel un thème inépuisable. Ce qui sera confirmé dans la dernière nouvelle qui donne, en partie, le titre au recueil. Le présent composé. Implose dans ce texte magnifique, notre préféré, ce qui se tait ou ce qui est perçu en filigrane, comme la jalousie, la revanche, la tricherie. La trahison envers l'autre banalisée par le temps qui a eu raison d'une fusion charnelle. Un narrateur file à un rendez-vous. Dans l'autobus, il sera foudroyé par la beauté d'un voyageur, il fait son possible pour attirer son regard. Réciprocité de l'inconnu qui répond à ses intentions séductrices. Une liaison se nouera entre eux basée sur la sexualité. Sur l'instant partagé, rien d'autre. Le narrateur avoue à Alexandre qu'il partage depuis plusieurs années la vie d'un homme qu'il ne veut pas perdre. Ils finiront pas rompre, Alexandre espérant davantage de son amant. Relaté par le narrateur qui flâne dans son lit, son monologue muet s'adresse à l'homme qu'il aime, qu'il aperçoit dans la pièce d'à côté, contemplant la pluie qui tombe. Cet homme n'aime que la grisaille, le narrateur n'aime que le ciel bleu. Intériorité de l'un, vagabondage de l'autre dans l'improvisation. C'est un incident qui sèmera le doute dans le comportement du narrateur, une faille ressentie dans la rêverie têtue de l'être aimé. De quoi sera fait demain, une menace silencieuse plane sur l'avenir de leur couple. Là encore, les indécisions du narrateur créent un malaise que lui seul répand à la suite de sa relation avec Alexandre, jusqu'à en imprégner les interrogations de son compagnon, qui hésite sur la décision à prendre. La confiance bafouée s'avère un tremblement moral quand le narrateur, mal à l'aise, contemple son amant, l'introduit malgré lui dans son drame personnel. Il n'échappera pas au mensonge qui, croit-il, adoucit les affres de la colère retenue. La tristesse que ressent le narrateur, ne pouvant confesser à son compagnon qu'il n'a rien à voir avec ses défaillances du cœur.

Recueil de nouvelles qu'on a lu avec un immense plaisir, une curiosité attisée par l'ambigüité éprouvante de chaque personnage. Récits empreints d'une nostalgie poignante, combien humaine, une tendresse édifiée sur la jeunesse qui n'est plus. Les réminiscences de chacun renouent avec des moments qui, jamais, ne changeront le destin de ceux qui n'ont su choisir par manque de maturité. Un sentiment retenu comme la colère nous fait osciller d'un côté ou de l'autre, sans être certain que ce silence forcé harmonise un destin parfois incongru. On dirait que les indécisions qui minent les protagonistes narrant leurs péripéties de jeunesse, quand il était encore temps d'agir différemment, les ont marqués d'une manière obsédante. Le style incisif de l'écrivain, Juan Joseph Ollu, s'insère formidablement au centre de leur drame personnel. Contrastant avec les doutes des protagonistes qui, de Paris à Montréal, sont identiques au décor de neige et de soleil qui revient chaque saison...


Présents composés, Juan Joseph Ollu

Collection SAUVAGE

Annika Parance Éditeur, Montréal, 2020, 138 pages

 

 

 

 

 

lundi 16 août 2021

Avoir sept ans, ne pas pouvoir s'y conformer *** 1/2


On ne sait trop pourquoi, on ressent une extrême lourdeur dans le monde, comme si tout allait mal ou sur le point de s'effondrer. Un tout insidieux qu'on ne saurait identifier. Un univers de plomb, parfois de cendres, rarement de pollen allégeant l'air tout juste respirable. Partagée entre ville et campagne, rien ne différencie notre malaise. On attend qu'implose ou qu'explose notre prémonition à la Cassandre. On a lu le récit de David Turgeon, La raison vient à Carolus.

Comme on a raison de préférer la qualité à la quantité. Il n'est pas nécessaire qu'un livre étale indéfiniment les comportements de ses protagonistes, devenus parfois ennuyeux. Il suffit d'un texte bref pour nous séduire, nous apprendre à lire entre les lignes, accompagner du mieux qu'on peut le narrateur dans ses contradictions. Ce qu'on a ressenti en lisant le récit de David Turgeon, publié une première fois en 2013, puis nouvellement réapparu chez le même éditeur avec, on doit le dire, un grand plaisir. Une raison recevable pour justifier l'immense talent de cet écrivain discret. Sa manière d'écrire, de faire parler, et même penser le narrateur, nous ravit, quelques subjonctifs de l'imparfait nous ayant reportée aux livres qui nous ont le plus nourrie de leur savoir. 

Que se passe-t-il dans cette histoire intimiste ? L'essentiel d'une amitié sauvée des eaux. Dans la cave du narrateur, l'eau s'accumule risquant de noyer plusieurs boites empilées à même le sol, dont les archives de Carolus. L'homme les remonte, avoue ne jamais les avoir ouvertes. Alors qu'il attend le plombier, il se remémore Carolus qu'il a connu durant leur enfance. Relation au premier abord de bon voisinage, les deux habitant l'un près de l'autre : un sous-bois et un ruisseau délimitent leur point de ralliement. Souvenirs approximatifs desquels le narrateur se défend. Manque affectif pour l'un et pour l'autre, l'un a une sœur qui ne lui suffit pas, l'autre est un enfant unique. C'est un après-midi qu'a surgi Carolus, sorti du sous-bois. Des souvenirs de jeux, d'intérêts communs, de l'anniversaire de Carolus. Il a sept ans, sa mère affirme que cet âge est celui de la raison. Le narrateur ressasse ses souvenirs sans avoir encore ouvert une boite, leur nombre le surprend, attise sa curiosité. Carolus aimait les livres, leur assemblage davantage que leurs histoires. Il avait découvert que pliant deux feuilles ensemble, elles étaient déjà un livre. Très jeune, il inventera les aventures de C. P. , personnage qui fascinera son camarade. Les relisant dans son salon, le narrateur éprouvera un malaise, retraçant l'enfant qui a dessiné ces pages. Carolus était un garçon déterminé, pragmatique, ses dessins, souvent mathématiques, étonnent aujourd'hui le narrateur qui découvre les labyrinthes, autre jeu inventé par Carolus, sur lesquels les deux se penchent, se perdent, et rêvent. 

Le plombier n'arrivant toujours pas, le narrateur revient à lui-même. À ses quatorze ans, à ses études au pensionnat, à ses balades dans la ville. Il y rencontrera Carolus, perdu de vue depuis plusieurs années. Il habite chez son père, dans un appartement austère, brièvement dépeint par le narrateur d'alors, réalisant tout à coup que les vacances approchent. Qu'est devenu Carolus ? Celui-ci prétend avoir oublié sa « vie précédente ». De l'époque de ses sept ans. Il ne se souvient pas de son camarade, l'ayant exclu de l'enfance. Le plombier en retard sert de prétexte au narrateur pour s'interroger sur les intentions de Carolus, à propos de ses dessins d'enfant, comme ceux des labyrinthes, concluant que la vie elle-même en est un, insoluble. Carolus a grandi, il se soustrait à ses sept ans, « l'enfance lui pesait. » Une belle occasion de se rappeler Macha, née le même jour que lui. Fille dépeinte physiquement, qui deviendra un jour la femme du narrateur. Portraits juvéniles de Carolus qui remplissent le récit, des babioles d'adolescent, tout ceci découvert dans une boite. Qui nous ramènent à Macha, retrouvée chez des amis communs. Diversion autour de disques, comme pour ne pas s'attarder inutilement sur le temps qui déroule, sur la pluie qui tombe, sur Carolus qui n'aimait pas les chats, ni les autres animaux. Son animal préféré étant l'humain. Affectation symbolique de Carolus qui se déjoue de ses préférences, ou bien est-ce la mémoire du narrateur qui minimise ses écarts oublieux ? Après des trésors soutirés d'autres boites, le narrateur se souvient de ses quatorze ans à regarder un film avec Macha et Carolus. Pour une fois disert, Carolus prophétise que les hommes disparaitront de cette planète, ne resteront que le femmes, faisant éclater de rire Macha, qui émet des perspectives masculines amusantes, contrariant Carolus. Retournant vivre chez sa mère, Carolus disparaitra à nouveau de la vie du narrateur, qui s'est rapproché de Macha. Ce sont les dernières années d'adolescence, la jeune fille sérieuse qu'elle est envisage d'étudier l'astrophysique, alors que le narrateur essaie de trouver le moyen de devenir riche. Ce qu'il ne sera jamais, mais sa profession lui offrira une existence aisée. Dans ce temps présent raccordé à d'innombrables éclairs de lucidité, il réalise que Carolus n'avait pas d'amis, que leur amitié avait quelque chose de « revêche », un arrangement pour tromper le vide que ni l'un ni l'autre ne savaient nommer.

Chaque boite ayant été dépouillée d'un brin de son passé enfantin et adolescent, le narrateur se réfugie dans la banalité de l'instant, comme celui de téléphoner à son associé, retraité. À son fils, celui-ci lui donnant des nouvelles de sa mère. On devine que cette femme n'est pas Macha, même s'il se remémore ses noces avec elle. Un séjour dans une auberge où ils étaient quasiment seuls. Réminiscences douloureuses que les boites renferment, nous font penser à une sculpture de Jean-Louis Corby, elles sont si lourdes à ramasser, tels des linceuls ne contenant plus que des os décharnés... Récit poignant, où la solitude l'emporte sur la présence d'êtres à peine ébauchés mais présents au long du voyage d'un homme qui, les bras tendus vers sa propre nuit, ne parvient pas à débroussailler les ronces qui depuis des décennies, ont occulté sa vie d'adulte. Souvent, un détail, telle l'eau assiégeant une cave, nous remet à flot, nous empêche de nous asphyxier, de nous noyer dans nos propres refus. Le plombier ne viendra pas, n'importe au narrateur, ses sept ans miroitent ceux de Carolus, un souvenir de sa mère l'enveloppe dans la couverture de laine de ses oublis volontaires...


La raison vient à Carolus, David Turgeon

Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2013/2021, 96 pages


lundi 9 août 2021

Le cœur gangrené d'une famille boréale *** 1/2


Et si par quelque miracle fortuit, ne tenait qu'à un fil le temps qui nous reste à vivre, ce fil n'étant pas celui qui sauva Thésée, perdit le Minotaure, mais bien celui qui nous conduit irréversiblement vers notre ultime demeure. Le poids de la terre rompant ses fibres, les dernières, les plus fragiles. Ce que D. nous écrit à deux heures du matin, son compteur nocturne n'étant pas mieux ajusté que ses folles pensées. On a lu Secrets boréals, roman signé Anna Raymonde Gazaille. 

On ne connaissait pas cette écrivaine. Pour être plus précise, aucun de ses livres ne nous était parvenu, haussant la pile toujours à l'affût de nouveautés, comme quoi le réseaux sociaux ont leurs bons mots à dire. Roman policier psychologique à la fois qu'on s'est empressée de lire, l'histoire de Brigit Lynch, à la merci d'un passé dont nous ne saurons rien jusqu'au dénouement, s'est révélée non plaisante mais nécessaire à remettre les idées en place lorsque l'imprévisible nous submerge. Quand on fait sa connaissance, elle cueille des chanterelles dans une clairière, qu'elle vendra à son ami Laurent, chef d'une des meilleures tables de la région. Région qui ne porte pas de nom défini mais qui se situe aux confins de la forêt boréale, dans un village où le gens se méfient de cette étrangère qui vit là depuis trois ans, ils ne savent rien d'elle sinon qu'elle vient de la ville. Elle a acheté une maison à un couple retraité, entourée de ses terres, près d'un grand lac profond, inquiétant. La forêt boréale n'a aucun secret pour elle, source apaisante d'une vie nouvelle. Pourtant, rien n'est simple pour Brigit Lynch qui, proche de la cinquantaine, ne cesse de remettre en question ses origines. Irlandaises et inuites. Ce jour-là, de retour dans sa maison, elle sera dérangée par le policier du village qui l'informe que Josiane, la fille de treize ans des Rondeau, a disparu. S'alliant aux préoccupations mentales de Brigit, l'histoire commence, baignant dans une angoisse interrogative qui porte sur des années traumatisantes. Durant une longue promenade réparatrice, elle découvrira le corps de l'adolescente, la tête reposant sur une grosse pierre, maculée de sang.

Ce drame dont les causes obscures ont attisé notre intérêt, nous renvoie à de brefs chapitres où une femme, Dana, fuit, avec un groupe d'enfants, les sévices meurtriers de terroristes qui enlèvent les fillettes, les utilisent comme monnaie d'échange avec des hommes pires qu'eux-mêmes. Phases guerrières au Moyen-Orient, dont nous ne percevons que la pointe de l'horreur, débitées aux informations du monde occidental, mais que notre oreille capte sans plus de considération excessive, la vie ordinaire nous installant dans son confortable oubli. L'écrivaine nous entraine dans l'existence de sa protagoniste, essayant de défier le temps passé, toujours en mouvement. Pour cette raison et bien d'autres qui découleront du récit, Brigit s'habille de fausses identités, soupçonnant un individu, témoin de son ancienne vie, de vouloir la tuer. Méfiance paranoïaque dont elle paie le prix, son attirance pour le policier Simon Kerouac, qui arrive de la ville pour mener l'enquête, se résumera à une aventure d'une nuit, alors que lui, se pose des questions sur cette femme qui le fascine. Puis, une deuxième fillette, Amérindienne, sera découverte, morte, au bord d'une route. Il faudra âprement remonter le cours de certaines existences pour trouver des mobiles à ces deux morts d'adolescentes qui ne demandaient qu'à grandir, s'inventer une vie qui, pour elles, valait la peine d'être de ce monde. C'est à coups d'ingéniosité que le policier Simon Kerouac et Brigit Lynch, suspecteront la famille Rondeau de bien des maux héréditaires, la haine leur servant de port d'attache. Des détails affligeants concernant Josiane seront élucidés quand Brigit aura retrouvé ses cahiers dans lesquels elle mentionnait ses malheurs familiaux, la sévérité de sa mère, sa rencontre avec Sikon, un homme mi-homme mi-bête, pour qui elle inventait des contes enfantins. C'est une vieille femme, Pauline, pensionnaire d'une maison de retraite, qui fera entrer sur scène la fille d'un membre de la famille Rondeau, Françoise, enfant sauvage indomptable, que son père idolâtrait. Elle ne se plaisait que dans les bois, vivant librement, détestant toutes contraintes familiales et sociales. Temps heureux qui ne durera que l'épisode de l'enfance, déjà abîmée par les troubles sournois de l'adolescence. À dix-sept ans, elle s'éprendra d'un jeune Atikamekw, qui poursuivait ses études, faisait d'innombrables projets, comme on en fait à dix-neuf ans. Mais le père de Françoise n'accepta jamais que sa fille fréquente un Indien. La jalousie paternelle montrera ses crocs sanguinolents, sentiment mesquin qui divisera mortellement le père et l'amoureux. De cette liaison désespérée entre la fille blanche et l'Indien naitra un garçon qui attendra son heure pour se montrer.

Il serait malhabile de dévoiler les aléas que subit Brigit, oscillant entre son passé nébuleux, ses origines probables, les indices qu'elle sème au fur et à mesure que se poursuit l'enquête sur la mort des deux fillettes. Sordide affaire qui la fera se souvenir de ses années sombres au sein de l'aide humanitaire. Un homme existe qui la cherche pour se venger d'elle. Un Noir qui se présente dans un restaurant familial du village. Entrevu par Simon Kerouac, étonné de la présence d'un Africain en plein cœur de l'hiver boréal. Entrevoir incite à oublier, à passer à autre chose de plus stimulant : retourner chez soi, en ville, Simon ayant compris que Brigit ne donnerait pas suite à leur nuit voluptueuse. Si le meurtre des deux jeunes filles implique les membres de la famille Rondeau, le passé africain de Brigit nourrit la violence de l'homme qui la poursuit depuis une dizaine d'années... Nous sera dévoilée la véritable identité de cette femme, le rôle qu'elle a joué au Moyen-Orient.

Roman au rythme époustouflant, les paysages se heurtant aux drames humains, comme pour en accentuer la saveur, en transcender l'essence. Éloigné des images convenues, ce Nord que dépeint majestueusement l'écrivaine Anna Raymonde Gazaille, se veut un immense territoire sauvage où ses habitants exposent leur vie, et même leur mort aux passions humaines. On entre dans ces lieux enneigés à l'automne, saison supportable, on en sort drainant les parfums subtils de leurs parures hivernales. Blessures des saisons, comme celle intra-utérine sur le front de Sikon, dessinée par Josiane dans ses cahiers intimes... Colère d'individus gangrenés par un mal héréditaire, lourds secrets empoisonnés de fiel, tuméfiés d'une haine alourdie par des silences mortifères, mais aussi bonté d'hommes et de femmes qui sauront faire la part des choses qui meurent, des choses qui demeurent immuables.


Secrets boréals, Anna Raymonde Gazaille

Leméac Éditeur, Montréal, 2021, 288 pages


lundi 2 août 2021

Un crime sans meurtrier, ni morale *** 1/2


Curieux été qui se fait bleu un jour, gris le lendemain. On a l'impression désagréable qu'il influence nos humeurs, celles des gens autour. Un silence alourdi puis soudainement un bruit, tel un fracas redoutable. Des rues fleuries puis des routes où les herbes hautes s'empoussièrent au passage rapide des voitures. Une envie irrépressible de partir vers d'autres paysages puis la sédentarité prend toute la place. La saison coule, équilibrant nos oscillations. On commente le roman de Jean Bello, Un assassin en résidence. 

Quelle fragilité injuste que la lecture. Combien soumise à nos états d'âme. Il nous est arrivé de lire un roman dont l'histoire ne nous disait rien, ou si peu. On l'a rejeté pour lire autre chose puis, reprenant l'objet repoussé, on lui a trouvé d'innombrables qualités insoupçonnées. Cet état à double tranchant, qui nous dérange, nous est arrivé avec le livre de cet écrivain dont on connait l'œuvre, l'ayant commentée favorablement dans ce blogue. Tout d'abord, indifférence et sourire. Ennui et enthousiasme. Que s'est-il passé, on l'ignore. La conclusion, c'est que cette histoire policière, se déroulant dans une résidence pour gens aisés, Au Jardin Desjardins, nous a distraite des ouvrages qu'on lit habituellement à pareille saison. Résidence pour rentiers, où la vie a des allures de nomadisme bourgeois, les retraités jouissant d'un confort non négligeable. 

L'histoire de ces personnes âgées qui essaieront de résoudre le meurtre de Mathieu Bibeau, infirmier de nuit, se divise jour par jour, heure par heure. Pas une minute à perdre pour mettre la main sur l'assassin qui galvaude dans la résidence. Après avoir mené l'enquête discrètement, la police semble avoir capitulé, faute de preuves concrètes. Conclusion que refuseront six membres de la communauté qui décident de résoudre le mystère, à leur façon. C'est Violet, Anglaise francophile, « assez hautaine et plutôt sévère », genre Miss Marple, qui mènera le bal, secondée par Marguerite, ancienne enseignante, femme de soixante-trois ans, pourvue d'attraits physiques qui titillent les hommes, dont un en particulier, rencontré par hasard en allant à la bibliothèque. Marie-Rose, amie de jeunesse de Marguerite, retrouvée quand elle s'est installée dans la maison de retraite. Jasmin, vieillard de quatre-vingt-treize ans, sur le point de perdre la tête pour une auxiliaire infirmière haïtienne. Le juge Robert Lavigueur qui a bien des choses à cacher sous ses airs bourrus. C'est lui et Jasmin qui découvriront le cadavre de Mathieu Bibeau, le dos transpercé d'un couteau, volé mystérieusement dans la cuisine. On n'oublie pas Ginette, au passé peu enviable, dévouée à son amie Pâquerette, professeure émérite, maintenant résidente Au Jardin Desjardins. Les soirées chez Violet ou chez Marguerite se déroulent entre les tisanes, le thé, et plus stimulantes pour mener l'enquête, des liqueurs convenant aux vieilles dames, tel le porto. Des discussions à propos de tout et de rien, des révélations d'ordre privé, essaiment les raisonnements pragmatiques de Violet, qui, lentement, imposent leur rythme. L'humour l'emporte quand les uns et les autres prennent la parole, se délestant en partie de leur vie passée, le présent s'avérant jouissif, symbolisé par les amours tonitruantes de Marguerite et de son Italien, Faustino. La scène où Marie-Rose intervient, entendant gémir et crier son amie Marguerite est hilarante. Elle imagine que le meurtrier de l'infirmier de garde, assassine à son tour Marguerite. Scène que l'écrivain a dû saisir, telle une photographie, le sourire aux lèvres. Et d'autres, comiques, ajustant des pointes caustiques, parcourent le roman, tout en insérant des messages intentionnels, comme le pouvoir douteux des hommes, comme la politique du Québec narrée par Faustino, rabrouant les agissements de ses compatriotes envers le pays d'accueil. Les sauveurs de la planète qui se contredisent dans leurs actions. On en passe, mais le livre est grave sous ses airs de dilettantisme savoureux. Comme dans la vie, l'aspect blanc et noir de l'existence ne manque pas de nous remettre les pieds sur terre grâce au ton narratif qu'emprunte Jean Bello entre deux galéjades.

Même si les bonnes intentions de Violet, entrecoupées de délicieux repas concoctés par la Française Marie-Rose, échouent dans leur logique, l'entêtement farouche de l'Anglaise réconforte ses partenaires, qui redoutent les futures soirées au goût de tisane, maintenant que ces derniers ont pris goût aux alcools doux et aux biscuits à saveur de cannabis préparés par un complice de la victime, Mathieu Bibeau. On taira des suppositions qu'élaborent Violet, mais quand elle invitera le juge Robert Lavigueur à assister à l'une de leurs réunions, il est clair qu'une idée poursuit son chemin dans son esprit surexcité par d'insoupçonnables indices, qu'a mal détecté la police officielle. Si peu sera dévoilé même ce si peu comporte une insidieuse accusation qu'elle ne peut dévoiler, adoucira le comportement agressif du juge. Accusation à rebrousse-poil dont la teneur, sans moralité, sans arrestation, sans requête judiciaire, nous surprendra agréablement, la grandiloquence théâtrale de Violet, ayant eu raison des silences suspects du juge qui, à son insu, avait mis au jour le rôle du triste personnage qu'était l'infirmier de garde, Mathieu Bibeau. La seule moralité sera amorcée dans les paroles pacifiques que Faustino tiendra à Marguerite quant à « la justice qui sauve plutôt qu'elle ne punit. »

Récit peu usité parmi les romans policiers qu'on a lus cet été, même s'il nous a fait penser à tous les assassins qui réussissent à passer à travers les mailles de leur condamnation, à se soustraire au châtiment qu'ils méritent, ces derniers n'ayant eu aucune compassion pour leurs victimes. Cela se voit tous les jours, l'impunité manifestée envers des hommes qui, pour la plupart, récidivent. Bien qu'on souhaiterait que la justice montre son apanage inattaquable. Histoire délicieuse à savourer au bord de l'eau ou dans une campagne verdoyante, ou sur un balcon citadin. La présence rassérénante de Marguerite et de Faustino, celle de Violet, assoiffée d'histoires scabreuses à démêler, celle de Jasmin et de ses problèmes intestinaux, d'Agrippine, la jeune et jolie infirmière haïtienne. Portraits d'une société à laquelle nous appartenons, de laquelle nous partageons les rires et les grimaces, se reflétant dans une fiction minimaliste, tellement bien cernée par l'écrivain Jean Bello, qu'elle donne l'envie de se rassasier de bonté et de pardon, de se vautrer dans des amours à saveur de mets italiens, de sexualité amoureuse, dernière étape fulgurante d'un certain âge...


Un assassin en résidence, Jean Bello

Éditions Québec Amérique, Montréal, 2021, 240 pages