lundi 29 octobre 2018

Nos semblables et nous-mêmes *** 1/2

Des deuils, sans nous en rendre compte, nous en subissons tous les jours. Des deuils imperceptibles, comme celui d'une feuille qui tombe, se craquelle, d'une fleur qui se fane, d'un insecte que nous écrasons du pied. Deuil plus ostentatoire, celui d'un amour qui s'étiole. Le cœur se brise, se rompt un peu plus chaque jour, tel Chamfort le préconise. Ainsi, le cœur malmené jusqu'à son dernier souffle. On a lu le livre de Charles-Philippe Laperrière, Gens du milieu.

Trente courts textes qui nous ont surprise, tant par leur teneur hautement psychologique que par une écriture, elle aussi, hautement soignée qui, à mesure que nous entrons dans le livre, se modèle, souple et légère, aux propos de protagonistes qui se supportent difficilement. N'en sommes-nous pas tous là, à nous évaluer un jour, une nuit, la fatigue de vivre nous rappelant à notre condition éphémère d'humain ? Trente textes brefs qui font frémir par leur capacité de lucidité ironique. Tout est dit, dans un style foisonnant, s'ajustant à la personnalité des uns et des autres. Enfermement en soi-même, certes, à partir du titre qui ne tolère aucune concession, une possible échappatoire se délimitant à un prénom et à une profession. Offrant un espace restreint, parfois étouffant, le point de vue de l'écrivain s'avérant cérébral.

Dès le premier texte, s'impose un émissaire, faisant aller le lecteur entre les occupations professionnelles de deux personnages. Thomas est comptable, des impressions suffisent à le situer en quelques lignes. Puis, surgit Isabelle, son épouse, Isabelle, psychologue, « cultivée et sensible », amoureuse de son mari, certes, mais qu'elle connaît mal et peu. Un échec dont elle ne se remettra pas quand le pire surviendra un « samedi splendide d'avril ». On est tentée d'écrire que ces récits se parent de la démarche succincte de la nouvelle même si l'écrivain les sous-titre " légendes vivantes ", comme pour donner un soupçon d'importance à des faits que nous accomplissons, de la naissance à la mort. Un individu légendaire n'a-t-il pas commis un ou plusieurs actes exceptionnels durant son périple terrestre ? Nova qui s'inscrit en bout de ligne, dans la pierre. Dans la mémoire. Ce que ressent Gabrielle, future attachée de presse, quand elle surgit au monde prématurément. Toutes ses sensations nous sont révélées à travers la voix réflexive du narrateur-émissaire, omniprésent. À quoi sert d'être une légende supposément morte alors que la vie nous taraude de ses péripéties, d'événements impromptus, pour tracer nos pas dans leurs empreintes ? Réjean, président-directeur général, homme dangereux, captif de son pouvoir, n'endure même pas son ombre, il en profite pour soudoyer ses secrétaires, dont Manon, qui le redoute. Misogyne invétéré, Réjean, en compagnie de l'émissaire parcourant l'ouvrage, se verra mourir, en quelques secondes, d'une manière tapageuse et voyeuse. Alain, partisan conservateur, crache le peu d'estime qu'il voue à ses compatriotes. Différemment, mais un brin similaire à Réjean, Alain méprise les initiatives novatrices tant sociales que politiques. Sa suffisance radicalisée lui permet de s'opposer à tout ce qui est vital, comme l'avortement et l'euthanasie. Omnia, dix-sept ans, collégienne, ou l'art de dépeindre les émois juvéniles, les illusions, sans trop en avoir, le réalisme innocent des premiers regards masculins, même s'ils ne sont pas plus expérimentés que la jeune fille qui les suscite. Ont tous l'âge de Rimbaud, et c'est touchant. Rosalie, romancière, tourmentée plutôt que philosophe, clôt le recueil au relent de haine et d'amour, sentiments impossibles à départager parce que poussés à leur paroxysme instinctif. Tout est double, nous faisons semblant de l'ignorer ou, le sachant, nous préférons dénier cette probabilité. Ce serait troublant et fatigant de démêler les manœuvres de ces hommes et femmes contemporains, détenteurs de professions appréciables, rarement mal éduqués, prisonniers de la monotonie de leurs habitudes. Ces êtres ne formulent aucune originalité dans leurs entreprises. Que de l'ordinaire dans leurs comportements et agissements.

Autant dire qu'il ne se passe pas grand-chose, mais un pas grand-chose qui fascine, l'impact entre les individus et leurs velléités s'avérant d'une intensité violente, superbement mise en une sourde évidence par le narrateur-émissaire, nous rappelant certains ouvrages de Patrick Modiano, abritant des protagonistes qui paraissent et disparaissent, le temps d'une averse sous le ciel brouillassé d'une banlieue parisienne... Si parfois l'écriture, savamment dosée de vocables peu usités, demande quelque exigence de compréhension, on a admiré l'art de l'écrivain à synthétiser des existences symbolisant la déambulation de quidams, qui se manifestent à vive allure, ne font que passer. On a aimé que des mondes faillibles, loin d'histoires préméditées, aient été bousculés, dérangés, nous faisant ressentir la fragilité de nos ambitions, les emportant vers de légitimes désirs, nous permettant de vivre décemment. Pour certains, cela est possible, pour d'autres pas, la mort se faisant justicière, signant un décret qui nous échappe, auquel nous pensons si peu quand nous rêvons, sans scrupules, d'un lendemain meilleur. Notre but n'est-il pas de conformer notre petit monde à notre convenance, sans y parvenir tout à fait ?


Gens du milieu, Charles-Philippe Laperrière
Le Quartanier éditeur, Montréal, 2018, 184 pages