lundi 13 avril 2009

Au fil du temps *** 1/2


Le monde peut s'ébrouer bruyamment, des poètes en traduiront toujours la beauté, ils dépeindront une petite fleur poussant entre les pavés d'une ruelle. Ainsi en est-il du récit inclassable de Guy D'Amours, titré L'Attente. L'exaspération d'un être humain inapte à se mouvoir dans un univers frelaté.

Un jeune homme attablé dans un café attend que la porte s'ouvre ; derrière, que se passe-t-il ? Personne ne le sait, sauf lui. Il va donc se donner la peine d'évoquer pour le lecteur des morceaux de sa vie, sous forme de tableaux. D'abord, il y a une femme enceinte de son sixième enfant. Sa profonde lassitude se devine dans le moindre de ses gestes, dans la tristesse de ses pensées. On imagine la gravité d'un visage féminin des peintres flamands de la Renaissance. Autre tableau, un enfant est troublé par Muriel, enseignante au primaire. Jusqu'au jour où elle amène son fils à l'école. Leurs regards se croisent, l'enfant retient la bonté du sourire de Muriel. On a l'impression qu'en grandissant, il se retrouve toujours entre les événements qui n'aboutissent que très rarement. Il vit dans l'attente, bouleversé, angoissé, entre un début et une fin ; l'attente lui épargne une déception, le rêve demeure à la hauteur des inaccomplissements. Ne dit-il pas que « sa patience est sans limite » ?

Le récit se compose de scènes diverses. Un dimanche froid d'hiver à la patinoire déserte. Chaussé de ses patins, l'enfant tourne en rond sur la glace, tel un ours blanc en cage. La première amitié à onze, douze ans, la première cigarette fumée en cachette des parents. La lenteur du temps s'entrecoupe de réflexions poétiques pour ainsi attendre, et atteindre, le « second amour qui s'appelle Julie. » « Des années à attendre ce sourire. » Enfin, pour l'adolescent, les choses bougent. Il prend le risque de souffrir pour la jeune fille qui, bien sûr, le quittera. S'ensuit la monotonie de la routine. Horreur du quotidien qu'il assume dans l'indifférence générale en attendant la révolte contre la normalité conventionnelle des tâches répétitives. Même l'attente n'est pas une solution quand plus rien n'arrive. Le jeune homme erre dans un labyrinthe de solitude et d'incompréhension existentielle. L'entrée du café devient une sortie sans issue. Que faire sinon « marcher sous la pluie, frôler les vitrines » ? Essayer de percevoir un avenir précaire ? Des images réalistes s'insinuent : il marche dans un parc, observe une jeune fille plongée dans la lecture, assise sur un banc, « seule aux côtés des autres ». Des enfants jouent près d'eux, lui se défend de l'intimité du pronom personnel, il est « lui », elle, « elle. » Soudain, il la voit fillette en train de rire aux éclats. Sapin de Noël, vélo kidnappé, autant de scènes où l'attente s'approfondit pour échapper aux mensonges à soi-même et aux autres. Prise de conscience. L'endormissement se dilue, « ça s'éveille et ça ne veut plus se rendormir. » Puis, le jeune homme se remémore l'absence du baiser de sa mère, quand, enfant, elle oubliait de monter dans sa chambre. Il quitte le parc où la jeune fille lit, « remonte vers la ville. » Vers une amie en proie à une peine d'amour. Elle se confie à lui, ce qui provoque dans son esprit mille réflexions sur l'amour fugitif, sur le temps qui blesse et creuse la blessure, sur l'attente qui ne mène nulle part, sur la désespérance des êtres incapables de s'arrêter longtemps à l'autre même si l'amour tarde à se manifester.

La journée a passé à attendre — à l'attendre —, « la nuit est venue, la faune change. » L'amour humain, trop inaccessible, se métamorphose en Graal; face à cette transmutation, le jeune homme devra se satisfaire de son ombre. Des ailes à l'intérieur desquelles s'assoupir, oublier son désir d'évasion vers un lointain autant impénétrable que le Graal. Alors, il reste dans la ville, offre une cigarette à un itinérant « genre d'homme que la vie a voulu briser » sans y parvenir. À cause des autres qui, « parfois, sont des enfants aux yeux remplis de larmes », il ne pourrait abandonner la ville.

Chaque page lue et tournée nous a mis en tête la phrase de Théodore Monod : " On a tout essayé sauf l'amour. " Car, c'est bien d'amour qu'il s'agit dans ce texte réflectif écrit de manière sporadique et spiralée que ne désavoueraient pas Christian Bobin, ni Philippe Delerm. Si Guy D'Amours prête à son personnage des pensées douces-amères, il évite les clichés imputables au sentiment noble qu'est l'amour. Conquête du Graal dont nous ne venons jamais à bout tant nous en cernons mal la démesure. Dans toute relation amoureuse, n'attendons-nous pas l'exception alors que nous nous élevons peu au-dessus de l'ordinaire. D'où l'attente inconsciente et rassurante que manigance le rêve.

À lire un jour de pluie, un jour de brouillard à la Meaulnes.


L'Attente, Guy D'Amours,
Les éditions De Courberon, collection Murmures
Saint-Patrice-de-Beaurivage, 2008, 126 pages