lundi 18 mai 2020

Comme enrobé de l'ombre de soi-même ***

Février, le sinistre, a eu raison de la fin de l'année. On doit reconquérir le rythme que, pendant quelques jours, on avait rancardé. On repousse au loin la paresse qui freine l'élan nécessaire pour se pencher à nouveau sur des livres desquels on devra faire le choix. Sans compter les agréments et aléas de la vie quotidienne. On se dit que même nos projets ne sont que routine. On a lu le roman de Claire Holden Rothman, L'ombre de Lear. 

Sur fond de grève estudiantine montréalaise, en 2012, une histoire de famille se dessine, entrecoupée des déconvenues de l'une des deux sœurs, Béatrice. La mère est décédée dans un accident de voiture des années plus tôt, le père est un homme d'affaires à la retraite, autoritaire, égocentrique. Il a toujours préféré Cara, la benjamine de ses filles, celle-ci ayant hérité du sens cartésien paternel. Elle est mariée, a deux jeunes enfants. Avec son mari, Didier, elle a ouvert un restaurant tendance, de nourriture crue. Chez Crudivore. Béatrice, dite Béa, est séparée de son conjoint. Avec lui, elle dirigeait une école de yoga mais ayant appris qu'il la trompait, mortifiée, elle a cédé le bail à une dénommée Gaya Pal, une très belle jeune femme de qui nous apprendrons la démarche au cours de notre lecture. Béa est à peine âgée de quarante ans, beaucoup trop émotive, maladivement complexée à  cause de la cicatrice d'un bec de lièvre encore visible sur sa lèvre supérieure. Elle n'a pas d'argent, ne peut assurer le loyer de son appartement. Pour s'éloigner des injustices du père, elle a voyagé en Inde, a vécu sept ans avec son conjoint, Jean-Christian. N'ayant plus rien à perdre, elle acceptera, inexpérimentée, d'être pendant un été régisseuse adjointe d'une troupe de théâtre amateure qui joue dans les parcs de la ville, la pièce Le roi Lear. Tragédie en cinq actes de Shakespeare. Le père a vieilli, il vit seul dans la grande maison familiale de Westmount. Seul et malade, il est devenu un danger pour lui-même et son entourage. Il doit être surveillé, sinon gardé, après le résultat alarmant de plusieurs examens médicaux. Cara, prise dans l'engrenage de sa vie de couple, de ses jeunes enfants, du restaurant, n'a guère le temps d'occuper cette fonction de gardiennage. C'est donc à Béa qu'incombe ce devoir, elle qui, supposément, a du temps libre, est célibataire. Retrouvailles tourmentées avec un père qui depuis le retour de ses voyages, lui était devenu étranger.

Dans cette atmosphère tendue entre le père et sa fille, bien des mystères seront révélés. La mort accidentelle de la mère dont le père ne parlait jamais, la brouille avec le grand-père juif à qui il refusait l'entrée de sa maison. Curieusement, ce sont quelques interprètes du drame shakespearien que, de temps à autre, Béa ramène à la maison, qui seront les confidents des déboires du père. Tout ceci entrecoupé des préoccupations de Béa dans la troupe. Elle retrouvera un ami d'enfance, le directeur artistique, sympathisera avec la metteure en scène, mais surtout devra supporter les humeurs du vieil acteur, « alcoolique libidineux », qui interprète le vieux roi Lear. Béa devra faire fi de sa timidité maladive, se prêter aux caprices de ce monde artistique qui lui aussi mène discrètement sa propre existence. Vies croisées qu'il est impossible de toujours dissimuler, les faiblesses de l'humain reprenant leur légitimité lorsque les répétitions deviennent orageuses, les émotions à fleur de peau. Partie la plus captivante de la fiction, ce monde marginal essaimé dans une société conformiste. Livré aux contingences brusques des saisons desquelles dépendent les représentations. Il y a la parcelle de vie de Béa qui se déroule en compagnie du père et de Cara, qu'elle assume cahin-caha. Et toujours grondent dans la ville les menaces des étudiants au son des batteries de cuisine. Des arrestations dont fait partie Didier. Avec la jeune et belle employée, que sa jeunesse délure. Ce terrain, miné par des sensations plus que par de véritables sentiments, s'avère propice à un drame provoqué par le comportement irresponsable du mari de Cara, un midi où tous les trois déjeunent chez le père : intervient leur employée que personne n'attendait. Courroux exacerbé du père qui quittera la table, s'enfermera dans sa chambre. C'est durant la fête du restaurant rénové de Cara, que les rancœurs paternelles atteindront leur paroxysme. Une scène à saveur surréaliste qui contraste violemment avec le ton uniforme du récit, sagement dépeint par l'écrivaine.

Ce sont là des avatars qui apportent une dimension humaine aux protagonistes, qu'ils soient prisonniers d'un rôle théâtral ou vital, les deux se conciliant à merveille. La vieillesse a usé leur révolte intérieure, la maturité des plus jeunes acquise durant ce périple inattendu, que déclenchera le père en se trompant de victime. Réduit au silence qu'il s'inflige, il avoue ainsi son forfait et d'anciens regrets, qui l'emporteront vers une mort certaine, contrairement à Béa qui sera portée par un élan rédempteur grâce à un personnage sorti droit de l'enfance.

Roman équilibré entre la grandeur du théâtre et la banalité du quotidien, qu'il est agréable de lire sans se poser trop de questions sur nos mérites, quand des événements éveillent un endormissement volontaire de la mémoire assoupie. L'ombre de Lear ne cesse de nous menacer, planant autour d'êtres qu'elle a choisis, atrophiant leurs défaillances pour mieux les dominer.

Il est regrettable que la traduction de l'anglais, signée Eva Lavergne, soit aussi peu soignée, manquant de rigueur, rendant ardue la lecture de cette histoire attachante.


L'ombre du roi Lear, Claire Holden Rothman
Traduction de l'anglais ( Canada ) Eva Lavergne
Éditions XYZ inc., Montréal, 2019, 384 pages