lundi 16 décembre 2013

Mémoires et profils griffés *** 1/2

On a écrit une nouvelle qui, pour le moment, reste dans nos tiroirs. On y dépeint l'éducation sentimentale d'un jeune homme en notre siècle moderne. On n'est ni Balzac ni Flaubert pour nous épancher davantage. Il y aura toujours une Blanche de Mortsauf, une Marie Arnoux pour remodeler le cœur froissé de jeunes gens mal aimés de leur mère. On a lu le recueil de nouvelles de Linda Amyot, Les heures africaines.

La saison littéraire automnale aura été marquée par la parution de nombreux recueils de nouvelles, et pas des moindres. On prolonge le plaisir de lecture avec quatorze histoires signées Linda Amyot, qui nous mène d'un continent, d'un pays à un autre. D'une île à une autre. Des femmes surtout prennent la parole, intérieure, comme il se doit. On connaît la capacité des femmes à intérioriser leurs sentiments, leurs sensations. La nouvelle éponyme se teinte d'une mélancolie amère. La narratrice se souvient d'une amie avec qui elle rêvait d'aller « là-bas. N'importe où ». Depuis, le temps les a séparées, l'une s'est arrêtée en cours de route, l'autre voyage dans les villes dont son amie lui parle dans ses lettres. Un jour, elle aussi s'arrêtera. À la Martinique, une femme flâne. Elle a loué une maison, Aimée est là pour la servir. Une Martiniquaise silencieuse mais combien observatrice. Peu à peu, les deux femmes parviennent à communiquer, amorçant de brèves questions apparemment insignifiantes. Une journée à la plage encouragera les confidences, souvent entrecoupées d'incidents inopinés, renforçant davantage la complicité de la narratrice avec sa servante. Du côté de Venise, un dimanche, un homme et une femme, après six années de vie commune, se séparent. C'est elle qui évoque le passé surgi du présent, distillant goutte à goutte la générosité amoureuse qui les avait unis. Un cimetière symbolique creuse l'écart entre ce qui a été et la fugacité de l'instant. Ne sachant comment combler une prochaine solitude, elle se mire dans les yeux d'un inconnu qu'elle a rencontré elle ne sait plus où.

Ce qui frappe dans ces nouvelles, ce sont les regards furtifs qui interpellent des êtres déçus, évoquant sans cesse l'image d'une femme ou d'un homme aimé. Des profils se dessinent, intenses, souvent insaisissables, prisonniers d'un passé jamais décrit mais suggéré. Rarement le bonheur de vivre, de s'aimer, n'intervient librement, toujours dépendant d'une ombre repliée au tréfonds de la mémoire. Un court texte dément cependant ce qu'on avance. L'eau de Nice donne la parole à un témoin, autre ombre effleurée plus tard, dépeignant l'élan amoureux d'un couple désirant se confondre à la mer. Un frissonnement dans la mémoire de la jeune femme nous fait douter. En avril, en Nouvelle-Angleterre, nous arpentons une plage froide en compagnie d'un couple sur le point de s'effilocher. Nous le suivons de loin, comme eux-mêmes le font en observant un phoque attardé sur la plage. Ultime distraction, minutes de répit avant de reprendre leur marche, puis de rentrer chacun chez soi. Le phoque a disparu. Symbolisme d'une image animale qui ne peut réconcilier deux êtres dépris l'un de l'autre. L'espace maritime abandonné, nous pénétrons dans l'enfermement d'une chambre jamaïcaine. Lui et elle attendent que passe un ouragan qui devrait frapper l'île durant la nuit. Pour calmer leur angoisse, ils parlent de tout et de rien. Lui se lamente, tellement sa peur le gruge. Elle, calme, attend patiemment. Elle se souvient de leurs disputes, des pleurs de leur petite fille effrayée par le ton cassant de leur voix. Au petit matin blême, avant de s'endormir, lui demande à sa compagne : « Quand crois-tu que ça s'est gâché ? » Un haussement d'épaules, un sourire triste scindent le lever du jour. Boléro, un texte scandé par la danse. Un couple enlacé sur la piste. Lui s'abandonne au rythme, elle, contemple un autre couple qui danse à ses côtés. L'homme est beau, il lui rappelle Javier. « Il lui ressemblait de façon saisissante. ». Le temps, quatorze ans, a eu raison de ce visage ; depuis, deux enfants sont nés, sont restés là-bas, en hiver. Eux essaient de colmater une profonde blessure.

De nouvelle en nouvelle, les souvenirs happent et réveillent ce que les personnages croyaient une fois pour toutes enclos dans leur mémoire, dans leur cœur. Il suffit d'un fébrile agacement, d'une menace faillible, pour raviver les expressions d'un visage, la tendresse d'un regard, la lourdeur d'un geste. Le silence établi, tel un accord implicite, renforce le trouble suscité par d'accessoires subterfuges. Linda Amyot a su tendre, entre le lecteur et ses protagonistes, des courtines suffisamment hermétiques pour que personne ne se heurte à des réminiscences décevantes, nostalgiques à souhait. Nous le savons, aucun amour, aucune passion ne renaissent de cendres disséminées dans différents lieux de divertissement. Dompter la mémoire contre de préjudiciables complots nous évitent de mordants désenchantements, ce que l'écrivaine a très bien exprimé à travers la voix bruissante d'hommes et de femmes que le temps n'a pas abîmés tout à fait.

À lire, pour mesurer la diversité de récits emperlés de nostalgie, de violence, noirceur et  désespérance. Griffant des êtres stigmatisés par des aléas manœuvrant toute existence.


Les heures africaines, Linda Amyot
Leméac Éditeur, Montréal, 2013, 136 pages