lundi 26 janvier 2015

Au revoir, place au cauchemar *** 1/2

Elle nous a fait rire en s'exclamant, outrée, que nos introductions sont claires, que certaines personnes ne comprennent rien, ou ne veulent rien comprendre. Elle mentionne aussi celles qui se dissimulent derrière le nom d'une ville autre que la leur. On a recommandé à notre amie de se calmer, puis on a conclu que l'aveuglement volontaire est l'une des pires calamités qui soit, il use si on n'y prend garde. On a lu le récent roman de Pascal Millet, Sayonara.

L'histoire commence mal, elle ne finit pas mieux. Aux dires de la quatrième de couverture, ce récit se passe dans un village insignifiant de la Côte Nord. Ray, adolescent, rêve de quitter ce semblant de vie, encombré d'une mère dépressive, d'un père alcoolique. Zeb, son frère aîné, lui a promis qu'ils partiraient ensemble au Japon, continent mythique pour Ray. Zeb, qui ravitaillait ses parents et son frère en braconnant, en jouant au poker, a soudainement disparu, personne ne sait ce qu'il est devenu. Tout en faisant de la photo-amateur, Ray mène une enquête discrète. Il ne comprend pas pourquoi Zeb l'a abandonné, de même que son chien. Dans un climat angoissant qui se resserre autour du jeune homme et de Lou, serveuse du bar de Beef, maîtresse de Zeb, il découvrira ce que ses yeux lui défendaient de voir. La tricherie, le mensonge. Les agissements éhontés du père. Deux ou trois trous creusés dans le cimetière. Un homme blessé dans la forêt, retrouvé mort sur la berge d'une rivière. Lou, étouffant dans un étau de sang et de vengeance. Poursuite contre le sort qui s'acharne, le fantôme de Zeb apparaissant dans sa voiture qui, si elle pouvait raconter, se ferait un témoin accablant. Des chemins empoussiérés, enneigés, le ciel et ses étoiles, définissent les saisons pendant lesquelles Ray témoigne de la disparition de son frère. Va-et-vient incessant des personnages entre le bar, la « baraque » familiale, le cimetière, le lac. La rivière, la forêt. On évoque une sinistre scène de théâtre où se baladeraient sans but des comédiens dépassés, usés par leur propre rôle, n'essayant pas de se prémunir contre le malheur qui plane autour d'eux, s'infiltre en eux. Ray marche et court, chasse avec le chien de Zeb. Tire des conclusions naïves fondées sur des suppositions qui ne tiennent qu'au bout d'une carabine, ou d'un revolver trop lourd dans ses mains maladroites. Des ombres funestes rongent chacun des protagonistes, qui se taisent ou s'expriment sous l'effet de l'alcool. Prétexte faillible au remords du père qui se croit responsable d'un accident survenu sur la route, causant la mort d'un enfant. Maladresse qu'il utilisera pour confier un terrible secret à la mère, concernant le départ précipité de Zeb. Ce qui est arrivé après que les cartes ont avoué leur tricherie. Zeb a payé de ses doigts écrasés, Lou a dû se soumettre à des hommes indignes. Monologue infernal qu'elle confiera à Ray, lasse de le voir commettre des bévues dues à l'intransigeance de sa jeunesse. Explose alors la colère de l'adolescent qui, après avoir bravé les amis suspects de Zeb, se répète, tel un lancinant souvenir, les paroles prophétiques de son frère. « C'est quelquefois nécessaire de tuer. » La folie des mots ne l'emportera pas, Ray essaiera de renier son frère, sans y parvenir. Se contentant de lui faire ses adieux. Sayonara Zeb. Le lecteur sort du cauchemar, ne se demandant plus comment se terminera l'aventure. Sur une route, la nuit avec la voiture de Zeb, Lou au volant. Ray, se recueillant sur la tombe de sa mère, y pose le revolver, souhaite que son père vienne au rendez-vous de l'ultime réparation. Ray n'aura plus qu'à se laisser cueillir par Lou, abandonnant ses rêves japonais à un frère qui n'a fait que l'entretenir dans un mensonge grotesque. Ailleurs, n'est-il pas prêt à tout recommencer avec Zeb ? À pardonner ? Ailleurs, mais où ? Sayonara Ray.

Récit intimiste, terriblement efficace et poignant. Le discours se limitant à dénoncer l'inexprimable à coups de mots menaçants, rarement prononcés sur un ton compassé. Le village semble fabriqué de carton, prêt à s'écrouler, les villageois existant peu, relégués à leurs occupations quotidiennes. Personnages de composition. L'essentiel de l'action se déroule entre des hommes malveillants, deux femmes, l'une âgée, l'autre jeune, servant d'exutoire à leurs sinistres desseins. Un drame humain qui, chaque fois qu'il agite ses tentacules voraces, assaille des êtres prisonniers de carcans trompeurs, impossibles à désentraver. 

Roman bref, où ce qui doit être accompli l'est avec démesure, rarement avec prudence. Seule la jeunesse dépitée de Ray secoue le village, risque de le transformer en un brasier gigantesque qui tient autant de la vengeance que de la trahison. Les aboiements du chien de Zeb, le bruit du moteur de sa voiture, le crissement des pneus, le saccage dans sa chambre, le nom d'une ville japonaise appris par cœur, Yokosuka, fracas qui infectera une blessure qui jamais, nous le devinons, ne se refermera. Une impression de vide que la maturité de Ray colmatera peut-être, s'il parvient avec Lou à conquérir une ville sans nom, celle-là, engageante. Ray ne dit-il pas à Lou qu'il veut aller le plus loin possible ?  Synthèse de la vie quand la jeune femme dépeint une histoire qui, peu à peu, se combine à toutes les autres épreuves.

Un roman noir, certes, qui ne demande qu'à être lu pour en retirer quelques lueurs d'espérance. Ou même en créer. L'écriture sobre, autant concise que la parole des êtres prenant vie sous le crayon expérimenté de l'écrivain, Pascal Millet. On a aimé ce combat sombre et troublant. Une lente élucidation d'un mystère traquant des zones humaines trop longtemps laissées à l'abandon.


Sayonara, Pascal Millet
Éditions XYZ, Montréal 2014, 162 pages


lundi 19 janvier 2015

Que devons-nous aux autres ? *** 1/2

Votre premier éclat de rire depuis que nous avons fait connaissance. Vous extrayez d'un livre d'art grec, le visage d'une Athénienne qui, prétendez-vous, ressemble au nôtre. On connaît votre nécessité de nous savoir étrangère à votre continent. Que votre premier éclat de rire avec nous ait été inspiré par une icône surgie d'une ancienne civilisation méditerranéenne, nous semble un oracle heureux présagé à Delphes. On parle du numéro 120 de la revue XYZ. La revue de la nouvelle.

Sur le thème des " dettes ", Bertrand Bergeron et Christine Champagne ont invité seize écrivains à méditer sur le sujet, à bâtir une histoire qui, à un moment de leur vie, les aura marqués suffisamment pour en faire part au lecteur. L'ensemble de ce numéro a atteint le but visé par les deux présentateurs, Bergeron et Champagne. Avec conviction, les auteurs sont allés fouiller dans leurs souvenirs, ils ont mis au jour d'étranges incidents qui les ont privés ou enrichis d'une poignée de sous noirs. On les nomme ainsi, ces pièces de monnaie faisant partie d'un monde révolu. Il sera donc aisé de les transformer en de palpables réminiscences. La souffrance imprègne plusieurs de ces textes, comme celui de Hugues Corriveau, Les deux dollars qu'un enfant, à l'école, devenu le souffre-douleur de plus grands que lui, doit remettre au garçon qui le défend contre « les méchants de la troisième. » L'apparente bonté n'est pas gratuite. L'innocence en trop, signé Jean-Sébastien Lemieux, ne vaut guère mieux. Nous savons ce que génèrent des lettres anonymes, ce qu'elles détruisent en celui ou celle qui les reçoit. Un couple, anonyme lui aussi, essaie de saisir d'où provient cette menace inscrite sur une feuille blanche : " Le coupable va payer ". Courte phrase accusatrice, renforcée d'une photo compromettante, éveillera la conscience endormie de l'homme et de la femme accusés de crimes inqualifiables. La mémoire enregistre sans défaillir l'acuité d'un regard qui, plus tard, se souvient. La nouvelle de Marc Rochette, Quitte ou double, nous fait suivre un individu lui-même suivi par un couple, d'abord dans un ascenseur, ensuite dans de banals lieux publics comme l'épicerie, puis une librairie où, en sortant, le narrateur sera pris à partie par un inconnu. Une pléthore d'insultes s'ensuivra qui lui fera reconnaître le couple de l'ascenseur. Seul indice qui le ramène aux deux quidams : un picotement à la base de la nuque. Des incidents malencontreux se produiront au point de craindre pour la raison du personnage. N'est-il pas nécessaire de se retrouver face à soi-même en risquant de tout perdre ? Ou de se renouveler ?

Il est important de souligner l'apport enrichissant de plusieurs écrivaines. Des récits nostalgiques, ironiques, esthétiques, empreints d'un style particulier appartenant à chacune d'entre elles. Pour les avoir lues en diverses occasions, on connaît ce qui les différencie, les particularise. À travers la voix d'une narratrice reconnaissante, Louise Cotnoir propose la mort d'un frère qui, de temps à autre, se manifeste, lui rappelle qu'elle lui doit son amour de l'écriture. Que devons-nous véritablement aux morts ? La protagoniste mise en scène par Louise Dupré se charge de garder durant quelques semaines une adolescente difficile, la fille de son ex. Le talent de cette écrivaine n'étant plus à démontrer, on fait confiance à sa manière discrète de disséquer les états d'âme d'une jeune fille perturbée, d'une femme que la mélancolie du passé effleure. Un texte qui nous a réjouie, celui de Camille Deslauriers, Bas noir et cardamome verte. Entre recette de cuisine indienne et souvenirs heureux partagés avec son ex, une jeune femme nous donne à lire les raisons peu convaincantes de leur séparation. Ce soir-là, elle attend son compagnon sans s'inquiéter de son retard. Même s'ils ne se doivent rien, nous ne pouvons que sourire à la déconvenue rageuse de la narratrice quand elle lit son message sur son iPad. Lise Vekeman, dans sa nouvelle Elle y gagnerait, décrit la tentation d'un peintre désirant fixer au pinceau le regard trouble d'une inconnue. Nouvelle subtile, la fin de l'histoire, la chute devrait-on avancer, s'alourdit d'un non-dit bouleversant, comme on aime en découvrir dans le genre. Cependant, le récit qui nous a impressionnée se titre La souveraine, signé Claude-Emmanuelle Yance. L'auteure nous renvoie aux époques indignes de la colonisation, aux injustices rancunières qui se sont commises, outrageantes. Ici, un chasseur de fourrures est fait prisonnier chez les Indiens. Deux de ses compagnons ont été tués, lui, il ne sait trop pourquoi, a été délivré par un vieillard qui l'a remis à une jeune Indienne. Le prix à payer ? Elle est liée à lui, à la vie à la mort. Originalité du thème et solidité sensuelle de l'écriture. Cette femme qui attend un enfant de ce Blanc ne représente-t-elle pas ce qu'il y a de souverain lorsqu'un homme et une femme se régénèrent l'un à l'autre ?

On n'a pu s'attarder à tous les textes. Des noms s'imposent. André Berthiaume, David Dorais, Gilles Pellerin, Maude Poissant, Maude Déry et d'autres. Rassemblés, ces noms adhèrent à ceux cités plus haut, tous ont contribué à la réussite d'un excellent numéro, le sujet s'avérant périlleux, presque tabou. L'argent, garant de nos dettes, ne représente-t-il pas la part du diable que nous taisons, de crainte d'en ternir davantage l'aspect vert-de-grisé ?

À lire, pour féliciter les auteurs qui ont eu le courage et l'honnêteté de confier à un éventuel lecteur ce qu'ils devaient aux autres, ce qu'ils devaient aussi à eux-mêmes, au moment de rembourser leur dette, de calculer ce qu'ils avaient gagné à se départir de leurs sous noirs sans valeur aucune.


Dettes, XYZ. La revue de la nouvelle
Numéro 120, piloté par Bertrand Bergeron et Christine Champagne,
Lévesque éditeur, Montréal, 2014, 102 pages





lundi 5 janvier 2015

Trois sœurs chrysalides *** 1/2

On avise quelques personnes, qui semblent l'ignorer, que leurs coordonnées partielles et celles de leur ordinateur, s'affichent automatiquement dans notre compteur dès qu'elles se réfèrent à notre blogue. Cet outil intelligent répertorie infailliblement les lecteurs et lectrices qui ont la générosité de nous lire dans Ma page littéraire. La curiosité irréfléchie éloigne de notre entendement logique d'indispensables et discrets détails. On a lu le dernier roman d'Annie Loiselle, Papillons.

Le récit commence à la mort du père. Albert Brown. La mère, Augustine, et ses trois filles assistent à son agonie. Térésa, Alyssa et Anne. Cet homme rigide qui a conservé l'image indestructible de Thelma, sa première épouse décédée, s'est privé d'amour pour ne pas trahir la femme qu'il a aimée d'un sentiment passionnel, irraisonné. Augustine, sa deuxième épouse, débonnaire, a supporté ce mari acrimonieux en élevant leurs filles. Albert Brown n'est pas foncièrement mauvais, il a sombré dans une indifférence colérique qu'il a cultivée pour éviter de souffrir. Égaré entre quatre femmes et le souvenir irremplaçable d'une morte, il a étouffé leur personnalité au point de se désertifier lui-même. Trois filles qui rechercheront une liberté mentale et physique après que leur geôlier aura définitivement disparu.

Il va sans dire que les rapports entre les trois sœurs ont été malmenés par un père despotique, préservés par la tendresse d'une mère qui n'aimait plus son mari, abandonnée qu'elle était à l'amour d'un homme qui, las de ses dérobades, est parti vivre en Espagne. Térésa, fille de Thelma et d'Albert, est mariée à un médecin qu'elle a rencontré dans un salon de coiffure. Mère de jumeaux, elle ne travaille plus, son corps s'est fermé à tout désir charnel. Alyssa, compagne de Jacob, un musicien raté qui boit trop, se rend compte que sa musique ne vaut plus grand-chose. Pour retrouver son indépendance, Alyssa enseignera dans un collège. Christian Lapierre, responsable de son département, s'éprendra d'elle, tout en étant l'amant assidu d'Éliane, jeune femme insouciante, représentative de notre société nombriliste. Anne, pour déplaire à son père, a choisi de danser, d' « aimer les filles ». Zaz, fugueuse et infidèle, occupera ses pensées naïves, désénervera son cœur chamboulé par l'admiration juvénile de Roberto, tombé sous le charme d'une Anne qui ne sait plus très bien gérer sa vie.

Ces femmes, sous l'emprise d'un homme qui, malgré son indifférence, les a dominées, se prêtent à des remises en question existentielles. Des interrogations confuses qui les étonnent. Des refus qui, momentanément, seront dirigés contre la mère, pilier affectif dont elles ne savent plus que faire. S'affranchissant de frustrations que le père a renforcées de sa hargne, colère dont il ne viendra pas à bout, elles veulent s'apprivoiser intérieurement sans l'aide d'une mère qui, détestant sa solitude, entretient un rêve périmé auprès de son ancien amant. Les personnages secondaires se présentent tels des accessoires pour mieux se définir à ce qu'elles auraient dû être depuis longtemps. Les miroirs de jeunesse ne leur suffisent plus, la transparence de leur vie est devenue nécessaire pour se soustraire aux manigances castratrices du père. Une fois encore, la dernière, la mère réunira ses filles dans une étreinte insoupçonnable. Transformera ces chrysalides en papillons, prêtes à s'envoler chacune de son côté. Tant pis si quelques égratignures éraflent leurs ailes fragiles. La conquête de soi n'est pas lisse.

En lisant ce roman qui nous a ravie, on a pensé à une scène théâtrale. On a entendu les portes claquer, comme dans une pièce de Musset. Celui-ci se serait échappé de son monde romantique pour échanger des points de vue désuets avec trois femmes modernes. Il aurait témoigné, avec justesse, que le cœur des hommes et des femmes n'a guère changé, félicité l'auteure pour la qualité de ses dialogues irrésistibles. Humour et fantaisie corrigent le style télégraphique d'une narration combien efficace, on le reconnaît, pour que le lecteur ferme le livre avec un sourire aux lèvres. Pour que la " critiqueuse " de ce roman original se souvienne, que la fiction peut être plus savoureuse que la réalité gouvernant certains événements avec lesquels elle ne saurait vivre, qu'elle ne partagerait surtout pas avec des sœurs d'os et de chair.


Papillons, Annie Loiselle
Éditions Stanké, Montréal, 2014, 186 pages