lundi 2 novembre 2009

Être ou ne pas être une femme ordinaire ? ***1/2


Décalage dans le temps et l'espace, nous sommes en Australie. Sur ce continent, qui parfois rappelle le Québec, juin, juillet et août nous invitent à aborder l'hiver alors que janvier distribue sans pitié sa chaleur humide. Considérations météorologiques un peu absurdes mais indispensables pour entrer dans le premier roman de Toni Jordan, Addition.

« Peu après l'accident », Grace Lisa Vanderburg, 35 ans, compte. Tout. Ses pas, les marches de l'escalier, les lettres composant son nom, les coups de brosse dans ses cheveux. Ses soutiens-gorge, ses culottes. Depuis l'âge de 8 ans, elle n'a cessé de compter et, apparemment, s'en porte fort bien. À la suite d'un incident survenu 25 mois plus tôt, à l'école où elle enseigne, Grace ne travaille plus, mais elle se débrouille « grâce à un congé maladie ». Elle passe son temps à exécuter de menus travaux : faire les courses, préparer ses repas, mettre de l'ordre dans sa garde-robe. Grace vit seule dans un petit appartement à Glen Iris, elle a une sœur mariée, Jill, 33 ans, mère de 3 enfants ; une mère âgée de 70 ans, son père est décédé. Sur sa table de chevet trône la photo de Nikola Tesla, prise en 1885 alors qu'il a 29 ans ; elle le fixe « du regard depuis vingt ans », il a été « le plus grand génie que le monde ait connu [...] Il était lui aussi amoureux des chiffres. » En parallèle à son histoire, Grace nous apprend celle de cet homme auquel elle s'identifie au point d'en faire un compagnon imaginaire. Des affinités particulières, obsédantes, ne les lient-ils pas ?

Pourtant, sa vie si bien organisée sera chamboulée par la rencontre avec un étranger, Seamus Joseph O'Reilly, au supermarché. Une banane égarée dans le panier du jeune homme sera la cause d'une première conversation savoureuse entre Grace et Seamus, guichetier dans un cinéma. Très vite, ils deviendront amants. À la manière de Jules et Jim, ils se perdront de vue pendant quelques semaines, se retrouveront de plus en plus épris l'un de l'autre. Le temps s'écoulant avec les manies de Grace, Seamus lui demandera de suivre une thérapie de groupe. Elle acceptera pour lui plaire, au risque de tomber dans la normalité des êtres et des choses. Étourdie par les propos délirants de cinq malades, les Backteryphobes, partageant avec elle cette expérience thérapeutique ; abrutie de cachets qui la soumettent à un dédoublement de personnalité — elle prétend avoir deux cerveaux —, Grace ne fait plus que dormir, grossir, rêver d'une vie coutumière avec un mari, des enfants. Des heures devant la télé. Comme Jill, comme sa mère. Honteux, les nombres ont disparu... Seule, Larry, sa nièce préférée, refuse la transformation de sa tante qu'elle juge « branleuse ». Un malaise chez la mère endormira enfin les deux cerveaux, permettra à Grace de prendre conscience de l'inutilité de la thérapie conseillée par Seamus. Comme il habite chez elle, elle le mettra à la porte. S'objectera contre l'entêtement de sa sœur à vouloir placer leur mère dans une maison de retraite. Les effets secondaires des cachets se sont estompés, son « corps est de retour », ses « fantasmes sexuels et [...] talents masturbatoires reviennent avec une nouvelle vigueur [...]  ». Autant dire qu'elle redevient celle qu'elle a été : différente de sa mère, de Jill, les deux femmes devront composer avec ses originalités et ses lubies.

Mais l'accident responsable de l'envahissement des nombres dans sa tête ? Elle en a glissé un mot à Seamus, parlant d'un chiot qu'elle aurait poussé accidentellement dans l'escalier... Or, il n'y a jamais eu de chien chez ses parents, sa mère n'aimait que les chats. Jill, sans le vouloir, dévoilera à Seamus le pot aux roses. Grace s'active à dénicher un travail de son ressort à domicile, à se débarrasser des objets encombrant sa vie de femme ordinaire, se démène auprès des services sociaux pour que, remise de son accident, sa mère reçoive à la maison des services adéquats. Les aventures fabuleuses de Nikola Tesla nous enchantent à nouveau. Les nombres ne quittent plus la jeune femme, qui les inscrit partout dans son appartement... Aux autres de s'habituer à ses nécessités. Le 27 août, elle fêtera son 36e anniversaire chez Jill, celle-ci a organisé un souper familial. Échange d'affection et de cadeaux. Seule ombre au tableau, l'absence de Seamus pourtant pas loin ; il lui offrira un objet cher au cœur de Grace. L'histoire d'amour interrompue reprendra de plus belle, enrobée de subtils engagements suscités par les cogitations de Larry, la nièce préférée...

De prime abord, le roman contient tous les ingrédients pour faire sourire le lecteur. Des dialogues théâtraux, un style direct et lapidaire. Mais entre les phrases primesautières se faufilent des réflexions parfois caustiques sur la société, sur la difficulté des gens à s'adapter à la singularité d'autrui. Tout le monde dit que Grace est une « handicapée » alors qu'elle est la femme la plus excitante qui soit. Pleine de vie et de sensualité, de générosité et d'abandon aux autres. Si un creux, telle une petite faim, ralentit le rythme durant la thérapie, ce n'est pas grave, Grace en a assez d'écouter les recommandations rationnelles de sa thérapeute, les élucubrations des Backteryphobes, de subir la dualité infernale de ses deux cerveaux. La désertion de Nikola Tesla et des nombres amoindrissent l'intérêt de ces pages mais Grace, l'air de ne pas y toucher, nous prend à nouveau par la main et nous repartons avec elle plus enthousiaste que jamais. Sa démarche dans son monde inapproprié aux communs des mortels nous persuade que des univers parallèles sont rafraîchissants à fréquenter, à condition de les accepter avec leurs propres distorsions...


Addition, Toni Jordan
Traduit de l'anglais (Australie) par Jean Guiloineau
Éditions Alto, Québec, 2009, 376 pages