lundi 30 septembre 2019

Des murs de pierre comme remparts du corps nu *** 1/2

Des choses, qu'on ne saurait nommer, importantes quelques années auparavant, désignées par une tierce personne, ne nous sont plus rien à ce jour. On se demande si les choses en question ne subissent pas l'influence de notre admiration envers un individu dénommé. Le charme opéré sur nous, dissout la joliesse des choses autrefois sensibles à notre regard. On commente le roman d'Andrée Maillet, Les remparts de Québec.

Publié une première fois aux éditions de l'Hexagone, en 1977, ce livre qu'on ne connaissait pas, qui nous a agréablement surprise tant son style et propos sont modernes, méritait une seconde vie que lui a insufflée la Bibliothèque québécoise ( BQ ). Pas un seul instant, on a pensé que cette histoire concernait une époque pas si lointaine, témoignant de la jeunesse rebelle, révoltée, d'une adolescente. C'est à partir de la première phrase, leitmotiv lancinant, ouvrant chaque début de chapitre, que la jeune fille s'identifie comme étant d'une famille très bourgeoise de Québec. Elle a dix-sept ans, n'est pas sans nous rappeler la fameuse citation de Rimbaud, " On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans. " Ignorant cette assertion, fidèle à cet autre rebelle de génie, elle se montre digne de sa crise d'adolescence en s'affichant nue « la nuit du vingt-six au vingt-sept juillet, [ ... ] dans les Plaines d'Abraham ». Nullement troublée, en cette nuit chaude, elle nous confie les raisons de sa révolte. Incompréhension de la part de sa famille, indifférence apparente de son père chirurgien, une mère, d'origine polonaise, rigide, esclave des principes familiaux et sociétaux. Seule, une grand-mère et une vieille amie québécoise presque centenaire, essaient de l'amadouer habilement. Profitant de cette liberté corporelle, protégée par les remparts, d'où elle ne sortira pas, Arabelle, c'est son nom, se remémore durant une nuit, les hommes qu'elle a connus, qu'elle a provoqués insolemment, ceux-ci exploitant sa naïveté qu'elle a charmante, déroutante et apeurante. En France, elle a rencontré un jeune homme qu'elle a aimé, avec qui elle aurait voulu vivre, André, étudiant en sociologie, Israélien originaire d'Alger. Pour être aimé, il faut le mériter, l'assure-t-il, alors qu'Arabelle veut être
 aimée, admirée pour rien. Jeune fille que peu de choses intéressent, surtout pas ses études. Mis au courant de ses frasques européennes, ses parents la rapatrieront, ce qui ne calmera pas pour autant les ardeurs insoumises de leur fille. Diagnostiquée névrosée, elle devient la patiente d'un psychiatre conciliant qui ne la prend pas trop au sérieux. Puis, elle relate ses déboires à un riche touriste américain d'une quarantaine d'années, marié, père de famille, ce dernier oscillant entre une attirance charnelle et une curiosité empathique envers l'adolescente, dissimulant sa nudité sous ses longs cheveux. Elle évoque des souvenirs estudiantins, un Tahitien de Paris, les copains de l'École du Louvre, un poète sexagénaire qui leur montrait des gravures obscènes. Se taisant sur sa relation insolite avec André, sur un homme rencontré à Baden-Baden. L'Américain l'écoute avec étonnement, la questionne sans se lasser, se laissant entrainer dans un périple touristique autant éparpillé que l'est sa compagne. Elle le désarçonne de ses assauts juvéniles, de ses démonstrations d'ennui quand il s'absente, lui reproche son peu d'assiduité jusqu'à le supplier de l'amener avec lui dans l'Idaho où il réside, cultive des hectares de pommes de terre... Un après-midi, elle lui propose la fraicheur d'une chambre, qu'elle a louée pour écrire son journal. Ce qu'il acceptera, la nuit les retenant l'un et l'autre au bord du désir et du refus. Malgré elle, Arabelle pénètrera dans l'univers des précautions, des lâchetés, des feintes, des bonheurs dérobés, parcimonieux des hommes à bonne fortune. Elle est persuadée qu'il garde la nostalgie du harem. La civilisation s'avère tendu de chaines, conclut-elle. L'Américain part, elle aussi « vers midi, sans l'avoir revu. »

Tout le livre est ainsi, entrecoupé de scènes fulgurantes qu'occupent l'enfance, la famille, les amis. Le psychiatre, un père de l'Église. Pendant qu'elle balade l'Américain dans la ville, elle recrée le passé de sa mère polonaise, femme héroïque durant la Deuxième Guerre mondiale. Les préoccupations de son père aguerri aux caprices de sa progéniture, ses escapades délurées qui, à l'époque où se déroule la jeunesse de sa fille, ne passaient pas inaperçues. André figure au premier plan de ses évocations sentimentales et politiques quand elle perçoit le Québec comme étant elle-même. « Nue et les mains vides ». Elle rend hommage à une France inventée par « Jeanne d'Arc et par Alain Bombard ». Faisant des allusions toujours vives à un Québec abandonné jadis par la France, ce qui permet aux Canadiens français de choisir le degré de parenté avec elle. Jeune fille intelligente et lucide, Arabelle, sous la plume ardente, passionnée, de son auteure, Andrée Maillet, n'hésite pas à fustiger la France, à égratigner les Québécois des années mille neuf cent-soixante. N'est-elle pas la preuve métaphorique que sa nudité, mentionnée chaque début de chapitre, exprime l'impuissance du Québec, alors sous l'emprise dominatrice de l'État et de l'Église ? Arabelle réalise qu'elle sera un être quelconque quand elle sera elle-même, pour répondre aux souhaits de sa famille, ordinaire, rangée comme les autres. Hésitation, certes, de la part de l'adolescente, avançant qu'elle n'a que dix-sept ans. Âge incertain, soudainement représenté par un garçon de dix-neuf ans. Ils se promènent, il l'embrasse, elle a pitié de lui, soldat qui est fait pour mourir « au milieu de la jungle, au Viet Nam ou au Congo, la semaine prochaine peut-être. » Mais un rire les emporte vers ce qui croît et palpite momentanément vers l'amour. Le vrai peut-être, se dit Arabelle, toujours en équilibre sur la brèche tremblotante de ses doutes.

Histoire éternelle, sans en être vraiment une, de l'adolescence en mal de tolérance, particulière à chacun et chacune d'entre nous. Andrée Maillet ayant su nous captiver, comme elle, nous n'adhérons pas au refus constant des adultes de s'attarder indulgemment sur les quelques années sauvages qui secouent certains êtres, déterminant une fois pour toutes la suite de l'existence, trop souvent flouée...


Les remparts de Québec, Andrée Maillet
Bibliothèque québécoise ( BQ ), Montréal, 2018, 195 pages