lundi 7 avril 2014

Ouvrir, fermer une porte *** 1/2

Récemment, on a vu l'exposition magistrale de l'artiste-peintre canadien contemporain Peter Doig. Impressionnée, on s'est rendu compte à quel point une œuvre admirable pouvait déranger nos concepts artistiques. On s'est dit que les peintres du dimanche, qui exhibent leurs toiles sur facebook, devraient ranger leur matériel, retourner aux sources de l'art. On a lu Le festin de Salomé, dernier et récent roman d'Alain Beaulieu.

Un homme ordinaire, usinier, entre dans un bar de Québec. Le Croissant d'Or. C'est un habitué des lieux, il y fait chaud, l'ambiance est conviviale. Naomi Bellefleur, métisse, serveuse affable, connaît sa préférence pour la bière. Des artistes insolites habitent l'édifice qui appartient à Angèle Bellefleur, mère de Naomi et de Nan, sa sœur jumelle. Un piano aussi vieux que Ben O'Neil qui en joue à s'en faire « craquer les jointures. » Rien de particulier à signaler, que le passage insipide du temps pour ne pas mourir de solitude. Jusqu'au moment où Naomi Bellefleur invite le narrateur à la suivre dans l'arrière-cuisine, pendant que s'égrènent du piano les sons de jazz habituel. Naomi, sachant où elle va, ouvre la porte de métal qui donne sur la rue arrière. Là, les attend un taxi, une Oldsmobile aux vitres teintées. Le chauffeur, un prénommé Aribert, presque cent ans, est prié par Naomi de les conduire au Graal. Puis au Sombrero. Quels sont ces lieux ? Quels sont ces noms désignés par une Naomi qui ne cesse de vouloir entraîner son compagnon sur des avenues peut-être inexistantes. Essoufflés, ramenés constamment à eux-mêmes, les personnages s'inscrivent hors du temps réel, tels des reliefs mouvants, marionnettes fragiles, désarticulées. Chaque fois qu'une histoire semble se dénouer, une autre se greffe, intensifiant le désarroi du narrateur qui n'en peut plus de se chercher à travers des êtres qu'il ne reconnaît pas. Lui n'a qu'un désir légitime, rentrer à la maison, y retrouver sa femme et ses enfants. Des situations saugrenues l'en empêchent, toujours dirigées par des hommes et des femmes qui le malmènent à contre-courant, comme si ce narrateur témoignait d'une absence, voire d'un vide impossible à combler. Et si cet homme désemparé, bousculé entre présent et passé, s'avérait le véritable protagoniste d'un monde que les autres, ses partenaires de jeu, refusaient de sonder, plancher solide où les pieds devraient se poser en toute quiétude ? Le monde n'est-il pas friable, passeur de nos rêves et fantasmes, quand ceux-ci désertent une part de nous-mêmes, n'ayant accès qu'au désenchantement des jours qui coulent, monotones, semblables à la saveur de la bière calée au fond de la gorge ? Saveur amère nous ramenant à un inconsistant point de fuite. Soif inextinguible, métaphore de l'impossibilité à palper des bouts d'existence qui s'en vont à vau-l'eau.

Le roman, divisé en deux livres, situe des êtres ébranlés par des faits qu'ils ne savent contrôler, tel un apprentissage trop ardu manipulant leur vie restreinte. Plus tard, ces mêmes êtres, mettant en doute la véracité des événements qui les déstabilisent, deviendront caricatures, personnages de papier, soupçonnant le narrateur de s'identifier à l'écrivain Alain Beaulieu, qui aurait tout inventé pour mieux souligner l'absurdité de certitudes erronées. Détenant la clé de l'énigme, il se gausse malgré lui de ces pantins qui ont cru le berner au sein d'histoires rocambolesques, chacun racontant des faits diffluents où tout ne serait qu'illusion. Jusqu'à un inspecteur de police débonnaire qui lui fait part de la disparition de sa fille, Naomi Bellefleur ! Faut-il que les pièces de ce magistral puzzle se recomposent pour que le narrateur, innommé, il ne peut être l'écrivain, retrouve un brin de cohérence au centre de ses agissements ?

Histoire d'une machine à remonter le temps, émergence d'un homme qui aurait été un ancien nazi SS, symbolisant l'ombre effrayante du mal. Un couple de nains, étrange duo de danseurs nus, pathétiques et grotesques. Baby Papillon et Pitou LaBotte, incarnant la parcelle d'une société amochée de blessures à l'âme, difficilement réparables. La mémoire se livre à de constants allers-retours, savamment mis en abîme par un écrivain, le vrai, conscient de son talent, jouissant d'une maturité inégalée dans sa démarche littéraire.

Il y aura un possible retour à la maison quand, voulant revenir à leur point de départ, soit dans le bar du Croissant d'Or, Naomi invitera le narrateur à tout reprendre depuis le début : ouvrir la porte de l'arrière-cuisine puis franchir la porte de métal qui donne sur la cour arrière. Mais est-ce nécessaire de recommencer ce qui, déjà, est égaré ? Les surprises élimées de la vie, ne retenant en elles que le désenchantement faillible, risqueraient de nous anéantir et, pire, de nous handicaper, prisonniers d'une Naomi insatisfaite, devenue femme fictive, propagatrice de songes irréalisables, que nous ne pourrions rassembler dans une vie ordinaire.

Roman magique que nous savourons, sans trop nous poser de questions. Après une danse des sept voiles exécutée par une Salomé de pacotille, le dernier visage est présenté au lecteur sur un plateau, telle la tête de Jean-Baptiste, par un nain intentionné, dégoulinante de sang, qui rappellerait étrangement celle d'un narrateur, démultipliée à l'infini.


Le festin de Salomé, Alain Beaulieu
Éditions Druide, Montréal, 2014, 200 pages