lundi 12 mars 2018

Annabelle et autres fables adolescentes *** 1/2

On nous annonce un printemps maussade. Cette sentence suffit à nous précipiter chez un fleuriste, les tulipes nous observent d'un air innocent, on ne peut leur résister. On est agacée, comment peut-on prédire un ciel gris ou bleu alors que la neige n'a pas encore déserté les pelouses ? On tait la glace qui résiste à peine aux crampons fixés sous nos chaussures. On ne peut se faire une raison, ce serait ne plus savoir rêver. On commente le recueil de nouvelles de Suzanne Myre, L'allumeuse.

L'occasion ne s'étant pas présentée, ou l'éditeur nous ayant ignorée, certains auteurs ne nous atteignent jamais. Puis, cela arrive sans qu'on s'y attende. Un livre se pointe dans notre boite aux lettres. C'est le cas de cette écrivaine qu'on connaissait à travers les dires du milieu littéraire, ses livres ayant été couronnés de différents prix, ou sur le point de l'être. Faillir encourage à écrire de mieux en mieux des histoires peu banales, incitant le lecteur à développer sa curiosité intellectuelle.

Dans ce dernier opus, Suzanne Myre met en scène de très jeunes filles, les précipitant dans des situations parfois poignantes, parfois émouvantes qui, malgré soi, font sourire. La nouvelle éponyme qui donne le ton grinçant au recueil nous fait faire la connaissance d'Annabelle, adolescente de douze ans, qui vit avec sa mère et ses deux frères dans un quartier modeste de Montréal-Nord. Nous devinons que cette fiction se situe dans les années où l'Église et l'État déambulaient main dans la main. C'est dans la maison de Dieu qu'Annabelle ressentira ses premiers émois charnels quand le bedeau Lacasse, trop entreprenant, l'invitera dans le confessionnal à se dépêtrer de ses péchés véniels, ceux-ci se transformant soudainement en péchés mortels. Ces égarements ne pouvaient durer, le bedeau l'a bien compris, qui disparait sans en avertir Annabelle. Son jeune âge tourmenté ne tolère aucune concession : fascinée par les lampions multicolores, elle en allume trois au lieu d'un. Ce jour de profonde déconvenue, elle les allume tous, fascinée par les flammes, elle attend que l'église s'incendie.

Si ce jour-là, Annabelle met le feu aux poudres de la  rébellion adolescente, elle reprend pied et raison en évoquant sa mère, ses frères, sa tante Henriette avec qui elle passera trois semaines estivales au chalet. Femme libre avant le temps, la tante délurée subjugue Annabelle qui voudrait lui ressembler, calquer son existence sur la sienne. Il y a aussi l'oncle Jean-Pierre, qui trouble la fillette plus qu'elle ne voudrait. La mésaventure enflammée avec le bedeau lui ôte toute envie de « regarder un homme d'âge mûr sans une arrière pensée [ ... ] » Les vacances terminées, de retour chez sa mère, une désagréable surprise la traumatise, la fait fuir en elle-même. Annabelle poursuit son périple existentiel en laissant la parole à l'un de ses amoureux, Stéphane, puis au bedeau Lacasse, gangrené de remords, introduit par un curieux hasard dans la famille de la jeune fille. Il serait dommage d'en rajouter sur cet homme qui, victime d'une époque contraignante, expiera misérablement ses tentatives de séduction envers la fille puis la mère... Cette mère sur qui Annabelle apprendra le pire, mièvrement narré par une proche voisine, témoin ostentatoire de son enfance.

Se terminent ainsi les péripéties d'une adolescente qui dépeint d'une plume balzacienne, empruntée à celle de l'écrivaine, le quartier de Montréal-Nord, qu'elle arpente été comme hiver, réalisant que son ancien territoire a changé, étonnée que les moisissures du temps et de la maison de la voisine, porteuse d'un désagrément sordide, « instaure une atmosphère mélancolique » aux portes de l'âme. Sans hésitation, nous pouvons savourer les textes suivants où la silhouette d'Annabelle se faufile, perçue par elle-même, qui a grandi, ou par d'autres qui se posent des questions sur l'événement de l'église jamais éclairci.

Toujours la nécessité chez Suzanne Myre de faire preuve d'une surprenante lucidité, de se moquer gentiment des agissements de ses semblables. Richarde, ou le nom d'une chatte achetée par la mère de la narratrice, qui a dix ans. Elle observe Julie, quarante ans, qui s'est subitement éprise de sa chatte, la petite bête se révélant méditative, digne d'être présentée à son gourou tibétain. Outrée par les excès délirants de sa mère, la petite fille jure qu'elle étranglera l'objet de ses frustrations jalouses. C'est avec un humour décapant, un tantinet triste, que l'écrivaine signe ses histoires. Humour dissonant mais aussi tendresse inassouvie, tel un manque affectif accablant d'innocents personnages qu'on imagine réels. Blessés et rebelles. Exigeants et insoumis. Rêvant de se transformer en fantôme, quand Maude, renversée par l'imprudence d'un septuagénaire, erre dans un paradis aléatoire. Elle veut se venger de l'homme qui a fauché sa vie en fleur. Elle y parviendra, la rage au cœur, violence constamment refoulée, suggérée dans la plupart de ces récits. Peu d'hommes sont la proie du temps, de désillusions amères. Les mégots du directeur, fiction qui interpelle un professeur, titulaire remplaçant à la polyvalente Calixa-Lavallée. Non seulement il aura affaire à des élèves rébarbatifs, mais aussi au comportement harcelant du directeur adjoint qui le nargue férocement de la fumée nauséeuse de ses cigares. Où veut-il en venir, faible humain récalcitrant qui se prendra lui-même à son propre piège mortifère. Petit Frigo, chaton abandonné au bord d'une autoroute, recueilli par Élise et son compagnon, symbolise l'instabilité émotive que ressentent les êtres déclassés, ceux qui vont de foyer en foyer provisoire, aiment intensément ou se rebiffent. Maladresse griffue qu'évoque Frigo entre sa nouvelle maîtresse et lui. Une enfance de petit Frigo.

Les douze récits s'avèrent de ce calibre térébrant et sensible. Ils dénoncent un univers sordide, la colère palpable et retenue des protagonistes générant un brin de culpabilité tardive de la part du lecteur, qui, pour alléger sa lecture, se laisse emporter par le talent de Suzanne Myre, celle-ci décrivant avec une minutie d'orfèvre le monde hybride des marginaux, partagés qu'ils sont entre la tendresse et l'insubordination. Douze récits inspirés de la fable, l'écrivaine nous ramenant sans cesse vers une touche lumineuse d'espoir, telle une main secourable balayant un nuage d'improbabilités. Livre dérangeant qui expose sans retenue des sentiments mitigés et caustiques, suscite une profonde empathie, unissant momentanément le lecteur à de fragiles marginaux, les adultes oubliant trop souvent qu'eux-mêmes ont éprouvé le désir inavouable de tuer autrui pour se concocter une place méritoire dans une société bancale.




L'allumeuse, Suzanne Myre
Éditions Marchand de feuilles, Montréal, 2018, 209 pages