lundi 4 octobre 2021

Entre famille et guerre, ne jamais se soumettre *** 1/2


Rivage océanique. Ce qu'on souhaite en ce moment où le thermomètre commet un accès de folie météorologique. Par contre, on sourira quand nous relirons ces lignes, regrettant peut-être de les avoir écrites, le temps estival étant si bref. Mais c'est ainsi qu'est fait l'être humain, rarement satisfait de ce que la nature lui procure. On dirait que nos corps renient parfois ce que le cerveau accumule de courtes joies climatiques. On a lu le roman d'Astrid Aprahamian, Les montagnes noires.

Tout d'abord, on remercie notre libraire de nous avoir recommandé ce premier roman. On ne connaissait pas l'auteure, tout juste l'éditeur. Et c'est toujours une joie de découvrir un livre qui vaut la peine qu'on y séjourne pendant quelques jours. Pourtant, ce n'est pas une histoire rose que relate l'écrivaine, migrante arménienne, arrivée au Canada dès son plus jeune âge. Le point central en est une fillette de huit ans sur qui repose le temps qui passe. Temps qui oppose Margo à sa mère, à sa sœur ainée. Frustrée de son inaction alors qu'elle est médecin-chirurgienne, elle voudrait se rendre utile, aider l'Arménie à conquérir son indépendance. Margo a vécu une dizaine d'années à Moscou avec Igor. Liaison qui a fait preuve d'harmonie avant de se détériorer dans un trivialité décevante où l'alcool et les filles jouaient un rôle destructeur. N'en pouvant plus de cette dégradante situation, Margo revient en Arménie, à Erevan, avec sa fille, Vasya. Mais sa mère exigera beaucoup d'elle et de sa petite-fille si elles veulent réintégrer la maison familiale. Le voisinage n'est pas plus indulgent envers Margo, au point qu'elle finira par se culpabiliser. C'est à un ancien amoureux, Tatoul, à qui elle confie vouloir rejoindre un groupe d'hommes, en Artsakh, qui se bat contre les troupes russes. Avec la complicité de Tatoul, elle rejoindra le mouvement dashnak, parti politique qui avait construit l'Arménie après le génocide « pour ensuite se faire bannir par les bolchéviques. »

La complexité de la situation politique en Arménie étant embroussaillée d'un historique déroutant, on est reconnaissante à l'écrivaine d'en avoir explorer qu'un fragment pour venir à bout de son roman. Et pour notre compréhension. Elle situe son action et ses péripéties deux ans avant l'indépendance de l'Azerbaïdjan, soit en 1989. Dans la famille arménienne de Margo, la vie quotidienne est quasiment collective, beaucoup d'hommes et de femmes, parents et amis, vont et viennent, prenant souvent à témoin la fillette de Margo, celle-ci ayant rejoint les soldats dans les montagnes. Parallélisme entre la vie familiale et les combats qui entrainent la médecin-chirurgienne Margo dans des situations dramatiques. Toutes les horreurs qui sommeillent dans le cœur humain lorsqu'il s'agit de combattre un ennemi s'avèrent identiques. Villages incendiés, tortures humiliant les hommes, viols éhontés des femmes. Fuite d'un peuple mortifié pour retrouver un abri, une raison décente de vivre, essayer de s'épanouir à nouveau. L'auteure en profite pour soulever quelques points cruciaux dans une Arménie conservatrice. Les traditions font encore rage dominante. La naissance d'un garçon est privilégiée, le rôle tyrannique des hommes envers les femmes. Et les femmes qui ne facilitent pas la tâche quand une fille tombe enceinte, comme ce fut le cas de Margo quand elle s'est enfuie d'Everan pour Moscou, chassée sournoisement par sa mère, méprisée du voisinage. Matriarcat obscurément établi, parfois discutable. Margo ne reviendra que huit ans plus tard, réalisant qu'elle a peu de générosité à attendre de la part de sa mère, professeur universitaire en astrophysique. Malgré ce qu'il lui en coûte de quitter le cocon familial, de devoir laisser sa fille à ses sœurs, malgré la précarité dans laquelle survivent les soldats, elle y trouvera un certain équilibre. Des amitiés se nouent avec les hommes, avec une infirmière qui la seconde. Il y aussi le commandant, un enseignant qui, peu à peu, s'éprendra d'elle. Ce groupe d'idéalistes finira par réaliser son rêve, l'indépendance de l'Arménie, au prix de nombreuses vies, sacrifiant leur jeunesse et ses illusions dans la souffrance, les privations, la solitude. La mort révélant à ses proies leur dépouillement originel.

Si on ne peut relater entièrement cette histoire de guerre et de paix contemporaine, on en résume les impressions qu'elle a fait naitre lors de notre lecture. Car il s'agit bien d'impressions sensitives qui nous ont imprégnée en lisant ce magnifique premier roman, ambitieux et vulgarisé clairement d'événements politico-sociaux qui ne sont pas encore réglés entre l'Arménie, la Russie, l'Azerbaïdjan. La haine et l'amour se côtoient, les traditions bousculées par des femmes courageuses comme Margo, qui pense avant tout à la génération de sa fille. Idéaux familiaux et patriotiques se recoupent, les chapitres s'intercalant, leur lumière et leurs ombres ne manquant pas de nous interpeler dans une sombre ou lumineuse réalité, qu'on voudrait parfois tout autre. Rien n'étant parfait, surtout pas l'élaboration d'un premier roman aussi dense, on aurait écourté quelques scènes familiales, qui empiètent sur la présence volontaire et rayonnante de Margo réfugiée dans le camp des hommes, ceux-ci arpentant les montagnes, au risque de leur vie. Refuge dans lequel elle se valorise, oubliant les griefs de sa mère, de sa sœur ainée qui, à son tour, portera un enfant illégitime...

Courageux premier livre, en partie fictif, dont on a admiré l'écriture balzacienne quand l'écrivaine dépeint montagnes, forêts et vallées, protégeant physiquement les hommes, leur apportant une poétique mais illusoire réconciliation. Astrid Aprahamian sait très bien de quoi il est question quand nous cherchons où poser les yeux pour apaiser la colère, la souffrance, deux comportements insupportables qui tiennent lieu de quotidien aux compagnons de Margo. Cependant, il est dommage que l'éditeur n'ait pas porté à bout de bras le talent irréfragable de cette écrivaine qu'il faudra compter parmi les plus prometteuses...


Les montagnes noires, Astrid Aprahamian

Les éditions Poètes de brousse, Montréal, 2021, 440 pages