lundi 26 mars 2018

Une femme empêtrée dans ses graisses *** 1/2

En cette fin d'hiver, les incertitudes abondent. Des grippes qui abrutissent. Des séparations et leur affluence de larmes. Des amis qui se défilent, d'autres qui justifient leur soudaine présence ostentatoire. Quant aux guerres, on choisit la révolte intérieure, respectant dans le silence l'intolérable résilience de ceux et celles qui en souffrent, qui en meurent. On parle du roman de Lynda Dion, Grosse.

Courageux roman qui n'en est pas tout à fait un. On pense à une autofiction qui aborde « une histoire impossible à écrire », celle de l'obésité qu'endure la narratrice « du plus loin qu'elle se souvienne ». Un « couteau de boucherie appuyé sur son ventre », qu'elle souhaite éviscérer, exemplifie cette confession analytique douloureuse. Le lecteur comprend très vite que ce geste fatal s'avère le symbole de la lutte d'une femme obèse qui se confie sans aucune pudeur, tel un cri strident qu'elle pousserait vers un public invisible.


Pour ouvrir le bal de ses révoltes, la narratrice a dessiné huit silhouettes qui la représentent sous son aspect le plus désavantagé, qu'elle dissèque sans ambigüité, sans larmoiements. Images figées du corps paré de ses bourrelets, qu'elle tient à dépouiller de son trop-plein de graisse. Des régimes, des exercices, des années de thérapie, de la méditation, en vain. Elle maigrit, elle grossit, toujours elle doit agir avec ces alternances désastreuses. Jusqu'à l'excès, elle traverse diverses phases qui inféodent un être humain avant qu'il sombre dans le désespoir, sinon dans le vide. Les miroirs projettent l'image d'une « géante », sorte d'amie non imaginaire, un double de la romancière, qu'elle insulte crûment. Des mots qui ont trait à la boucherie bousculent et malmènent le lecteur, peu habitué à ces étalages de viande. Le corps a de l'appétit pour tout ce qui se présente : le sexe, l'alcool, la mangeaille. Cependant, plusieurs troubles sèment la pagaille dans ce corps traité durement. Anxiété intense, menace d'une cirrhose, pensées suicidaires, qui se répètent chaque fois qu'un des huit dessins se transforme en un miroir cauchemardesque. C'est ainsi jusqu'à la dernière page, ce constat insupportable de la chair opulente qui convient à certains hommes. Des amants d'occasion qu'elle thésaurise, des Blancs, des Noirs, de toutes origines. Des hommes qui s'apaisent beaucoup plus qu'ils ne pacifient cette femme qui se prête à leur désir.

Il y a aussi des retraits dans l'enfance et l'adolescence. La mère qui essaie, par le biais de phrases toutes faites, de rassurer sa fille, les amies qui croient bien dire, s'efforcent de partager les angoisses de la narratrice. Plus tard, les psychiatres qui donnent leur avis, leurs conseils. Ses prières qui attendrissent le lecteur, tant il perçoit le vertige de ce carrousel qu'elle exhibe avec la foi d'une personne qui ne sait plus à quel saint se vouer. Des réflexions sur la mort, les maladies qu'elle s'invente pour pallier une volonté de vivre forcenée. Pathétique parcours de cette femme comme s'il reflétait l'aspect maléfique d'Alice dans son pays des merveilles, se transformant soudain en un pays en guerre contre un corps ennemi, prêt à dévorer la géante.

L'écrivaine utilise une écriture poétique pour narrer l'aventure charnelle qui la mine. De cette manière incisive, elle séduit le lecteur malgré les horreurs formulées au long de ce périple parsemé d'épines. Une narration hachurée, sans ponctuation, de courts paragraphes se soudant les uns aux autres, les mots se raccordant entre eux, lourds et gras de sens, efficaces. De nombreux symboles au centre de ce voyage. La société conforme à ses vieux dictats. Les modes qui travestissent les corps, les dévorent, les méprisent, les dénigrent sans aucune parole, l'afflux d'images glacées hurlant leurs propos débilitants. Faut-il s'attarder à ces miroirs aux alouettes, fuir des idoles trop parfaites ou, inversement, se bagarrer avec les imperfections d'un corps qui poursuit sa route émaillée d'exigences, jusqu'à faire subir des crises de panique à la chair qu'il emprisonne ?

Aucune commisération ne nourrit ce livre qui pourra heurter un lecteur trop sensible. C'est terriblement impudique, lucide. En toute circonstance, Lynda Dion assiste à son propre spectacle où elle tient le rôle principal, celui d'une victime qui demande un peu de répit à son corps insatiable. D'une voix intelligente, tumultueuse, surtout authentique, cette écrivaine de trois précédents romans tout autant percutants, narre une histoire dans laquelle elle fait preuve d'une humilité édifiante. D'un courage qui ne faillit jamais. À coups de couteau de boucherie, son « ventre enfin éviscéré ».


Grosse, Lynda Dion
Les éditions du Septentrion, collection Hamac
Québec, 2018, 215 pages

lundi 19 mars 2018

Un bras gauche pas comme les autres *** 1/2

Pour D. À bout d'arguments, après avoir fanfaronné, un homme manipulateur doit capituler, mettre un genou à terre. L'arrogance, le mensonge, la manigance, finissent par le rattraper. Se défiler ne sert à rien, le mépris, l'indifférence sont les lots du matamore. Et surtout ne jamais se laisser atteindre par la couardise de l'un de nos semblables. On commente le roman de John Calabro, Un homme imparfait.

Qu'est-ce qu'être normal ou anormal ? Nous évaluons cette situation quand nous refusons de faire partie du troupeau. Nos réparties et attitudes sont jugées marginales, donc anormales pour la majorité d'entre les individus. C'est ce que nous propose le roman de John Calabro qu'on va essayer d'analyser aujourd'hui. Il n'est pas simple de se comporter en être pondéré quand un membre de notre corps nous encombre, que nous ne l'aimons pas. Il faut s'en débarrasser au plus vite avant qu'il engourdisse nos décisions. Jack Hughes, un homme dans la force de l'âge, d'origine irlandaise, enseigne dans un collège torontois. Il se dit autiste mais en réalité, il souffre du TIRIC, acronyme signifiant Trouble identitaire relatif à l'identité corporelle. De ses jeux à l'école, il se souvient que son bras gauche ne réagissait pas comme il aurait dû. Ce bras refuse de se laisser apprivoiser, il ne sert qu'à rappeler à Jack ses déboires survenus d'un passé souffrant. Exaspéré, il le met en écharpe, décide de n'utiliser que son bras droit. Il attise la curiosité professionnelle de sa voisine, Lisa, qu'il évite depuis six mois. Infirmière, elle s'intéresse au bras de Jack, replié contre sa poitrine. C'est une journée printanière qui donnera l'occasion à Lisa de cultiver le jardin de roses qui jouxte la maison de Jack et la sienne. Elle vit avec un homme qui ne veut pas d'enfants alors qu'elle ne rêve que de maternité, ce qui crée des tensions dans le couple. De son côté, les rapports de Jack avec les femmes s'avèrent désastreux. Il y a eu Paula, au collège, ils étudiaient ensemble, plus tard, Marie, avec qui il a vécu quelques mois. C'est Lisa, accroupie dans le jardin, qui lui rappelle brièvement que sa libido dort depuis longtemps. Sa voisine ne l'attire pas physiquement, mais elle lui serait utile pour laver son bras gauche. Il lui demandera ce service qu'elle acceptera bien malgré elle, intriguée du comportement antisocial de cet homme qui se définit à partir de ce membre qu'il rend responsable de ses échecs.

Plus le lecteur avance dans le roman, plus il s'enfonce dans le délire de Jack qui se remémore sa mère morte. Femme autoritaire, égocentrique, elle ne vivait que pour le bien-être de cinq locataires à qui elle louait des chambres de la grande maison héritée de tante Emma. Cette dernière avait recueilli la jeune fille à dix-neuf ans, enceinte de Jack. Célibataire irlandaise, abandonnée d'un amant sans scrupules. Cette mère impitoyable ramène le lecteur à la mère de Kim, personnage central du roman Palawan, signé Caroline Vu. Toutes les deux se conforment à la dureté de l'époque, au détriment de l'équilibre mental de leur enfant. La mère de Jack a obligé son fils à devenir enseignant alors que passionné de soccer, il envisageait la profession aléatoire de journaliste sportif à la télé. À aucun moment, Jack n'accusera sa mère de ses complications autistiques, l'antagonisme qu'il ressent envers son bras. C'est Lisa qui, patiemment, découvrira en quelque sorte le pot aux roses. La séquence sensuelle du lavage du bras de Jack et l'érection qui s'ensuit, vaut toutes les banalités qu'on lit dans des recueils de nouvelles consacrées à l'érotisme. Compassée, et croyant l'aider, Lisa avouera à son voisin ce qu'il en est. Ce bras, aux réactions sensitives, est rattaché à son corps, lui, Jack est tout à fait normal. Ses problèmes qu'il doit soigner proviennent d'ailleurs. Verdict qu'il repousse de toutes ses forces, comme il repoussera les torts accablants de sa mère, qui l'ont mené à ce déni infernal.

Des portes vont claquer, les voix aussi. Ce sont des allers et retours entre les deux maisons. Des menaces, des cris. Les agissements effroyables de Jack, les apitoiements contradictoires de Lisa qui sauveront la vie de son voisin. Leur silence complice les laissera pantelants. Récit qui commence par le rejet de l'autre. Jack n'a aucun amis, concluant qu'ils se sont moqués de lui quand, enfant, il jouait au ballon et que son bras gauche ne savait rattraper l'objet bondissant. Écartant ses congénères, évinçant diverses thérapies, aux prises inconscientes avec l'amertume et l'indifférence de sa mère, il s'est réfugié dans un malheur qui n'existe pas ou si peu. Sa phobie des germes et des bactéries, ses angoisses, le paralysent et ne le quittent jamais. Il vit dans une bulle aseptisée qui, crevant, lui fera commettre le pire aux yeux de Lisa et du lecteur, le meilleur à ses propres yeux.

Tragédie que nous ne voyons pas venir. Nous pénétrons dans les arcanes d'un homme habité de ses propres démons, les contemplant, satisfait en quelque sorte de les assujettir à ses désordres mentaux. Pourquoi les tuer, il est si bien avec lui-même, jusqu'à démissionner de son poste d'enseignant, ne pas répondre au téléphone, et bien d'autres défilements qui l'amoindrissent au regard d'un être humain dit normal. Si Jack réfute la compassion de Lisa, il admet qu'elle a raison. Il est souvent d'une objectivité étonnante qui lui fait commettre des actes insensés. Cet homme imparfait, comme le titre John Calabro, donne une leçon aux bien-pensants, ceux-ci se plaisant à juger un cas singulier n'ayant aucune similitude avec le leur. Lisa n'a-t-elle pas des soucis avec son conjoint qui refuse de procréer ? Ne veut-elle pas rétablir un juste équilibre en incitant Jack à fonctionner avec ses quatre membres, alors que lui, Jack, réprime volontairement son entièreté physique, symbole obscur de l'insensibilité aveugle de sa défunte mère envers ce fils, déjà fragilisé par l'absence radicale d'un père inexistant ?

On mentionne l'excellente et sensible traduction de l'écrivaine Hélène Rioux, toujours égale et fidèle à ses qualités professionnelles. 


Un homme imparfait, John Calabro
Traduit de l'anglais ( Canada ) par Hélène Rioux
Lévesque Éditeur, Montréal 2017, 185 pages

lundi 12 mars 2018

Annabelle et autres fables adolescentes *** 1/2

On nous annonce un printemps maussade. Cette sentence suffit à nous précipiter chez un fleuriste, les tulipes nous observent d'un air innocent, on ne peut leur résister. On est agacée, comment peut-on prédire un ciel gris ou bleu alors que la neige n'a pas encore déserté les pelouses ? On tait la glace qui résiste à peine aux crampons fixés sous nos chaussures. On ne peut se faire une raison, ce serait ne plus savoir rêver. On commente le recueil de nouvelles de Suzanne Myre, L'allumeuse.

L'occasion ne s'étant pas présentée, ou l'éditeur nous ayant ignorée, certains auteurs ne nous atteignent jamais. Puis, cela arrive sans qu'on s'y attende. Un livre se pointe dans notre boite aux lettres. C'est le cas de cette écrivaine qu'on connaissait à travers les dires du milieu littéraire, ses livres ayant été couronnés de différents prix, ou sur le point de l'être. Faillir encourage à écrire de mieux en mieux des histoires peu banales, incitant le lecteur à développer sa curiosité intellectuelle.

Dans ce dernier opus, Suzanne Myre met en scène de très jeunes filles, les précipitant dans des situations parfois poignantes, parfois émouvantes qui, malgré soi, font sourire. La nouvelle éponyme qui donne le ton grinçant au recueil nous fait faire la connaissance d'Annabelle, adolescente de douze ans, qui vit avec sa mère et ses deux frères dans un quartier modeste de Montréal-Nord. Nous devinons que cette fiction se situe dans les années où l'Église et l'État déambulaient main dans la main. C'est dans la maison de Dieu qu'Annabelle ressentira ses premiers émois charnels quand le bedeau Lacasse, trop entreprenant, l'invitera dans le confessionnal à se dépêtrer de ses péchés véniels, ceux-ci se transformant soudainement en péchés mortels. Ces égarements ne pouvaient durer, le bedeau l'a bien compris, qui disparait sans en avertir Annabelle. Son jeune âge tourmenté ne tolère aucune concession : fascinée par les lampions multicolores, elle en allume trois au lieu d'un. Ce jour de profonde déconvenue, elle les allume tous, fascinée par les flammes, elle attend que l'église s'incendie.

Si ce jour-là, Annabelle met le feu aux poudres de la  rébellion adolescente, elle reprend pied et raison en évoquant sa mère, ses frères, sa tante Henriette avec qui elle passera trois semaines estivales au chalet. Femme libre avant le temps, la tante délurée subjugue Annabelle qui voudrait lui ressembler, calquer son existence sur la sienne. Il y a aussi l'oncle Jean-Pierre, qui trouble la fillette plus qu'elle ne voudrait. La mésaventure enflammée avec le bedeau lui ôte toute envie de « regarder un homme d'âge mûr sans une arrière pensée [ ... ] » Les vacances terminées, de retour chez sa mère, une désagréable surprise la traumatise, la fait fuir en elle-même. Annabelle poursuit son périple existentiel en laissant la parole à l'un de ses amoureux, Stéphane, puis au bedeau Lacasse, gangrené de remords, introduit par un curieux hasard dans la famille de la jeune fille. Il serait dommage d'en rajouter sur cet homme qui, victime d'une époque contraignante, expiera misérablement ses tentatives de séduction envers la fille puis la mère... Cette mère sur qui Annabelle apprendra le pire, mièvrement narré par une proche voisine, témoin ostentatoire de son enfance.

Se terminent ainsi les péripéties d'une adolescente qui dépeint d'une plume balzacienne, empruntée à celle de l'écrivaine, le quartier de Montréal-Nord, qu'elle arpente été comme hiver, réalisant que son ancien territoire a changé, étonnée que les moisissures du temps et de la maison de la voisine, porteuse d'un désagrément sordide, « instaure une atmosphère mélancolique » aux portes de l'âme. Sans hésitation, nous pouvons savourer les textes suivants où la silhouette d'Annabelle se faufile, perçue par elle-même, qui a grandi, ou par d'autres qui se posent des questions sur l'événement de l'église jamais éclairci.

Toujours la nécessité chez Suzanne Myre de faire preuve d'une surprenante lucidité, de se moquer gentiment des agissements de ses semblables. Richarde, ou le nom d'une chatte achetée par la mère de la narratrice, qui a dix ans. Elle observe Julie, quarante ans, qui s'est subitement éprise de sa chatte, la petite bête se révélant méditative, digne d'être présentée à son gourou tibétain. Outrée par les excès délirants de sa mère, la petite fille jure qu'elle étranglera l'objet de ses frustrations jalouses. C'est avec un humour décapant, un tantinet triste, que l'écrivaine signe ses histoires. Humour dissonant mais aussi tendresse inassouvie, tel un manque affectif accablant d'innocents personnages qu'on imagine réels. Blessés et rebelles. Exigeants et insoumis. Rêvant de se transformer en fantôme, quand Maude, renversée par l'imprudence d'un septuagénaire, erre dans un paradis aléatoire. Elle veut se venger de l'homme qui a fauché sa vie en fleur. Elle y parviendra, la rage au cœur, violence constamment refoulée, suggérée dans la plupart de ces récits. Peu d'hommes sont la proie du temps, de désillusions amères. Les mégots du directeur, fiction qui interpelle un professeur, titulaire remplaçant à la polyvalente Calixa-Lavallée. Non seulement il aura affaire à des élèves rébarbatifs, mais aussi au comportement harcelant du directeur adjoint qui le nargue férocement de la fumée nauséeuse de ses cigares. Où veut-il en venir, faible humain récalcitrant qui se prendra lui-même à son propre piège mortifère. Petit Frigo, chaton abandonné au bord d'une autoroute, recueilli par Élise et son compagnon, symbolise l'instabilité émotive que ressentent les êtres déclassés, ceux qui vont de foyer en foyer provisoire, aiment intensément ou se rebiffent. Maladresse griffue qu'évoque Frigo entre sa nouvelle maîtresse et lui. Une enfance de petit Frigo.

Les douze récits s'avèrent de ce calibre térébrant et sensible. Ils dénoncent un univers sordide, la colère palpable et retenue des protagonistes générant un brin de culpabilité tardive de la part du lecteur, qui, pour alléger sa lecture, se laisse emporter par le talent de Suzanne Myre, celle-ci décrivant avec une minutie d'orfèvre le monde hybride des marginaux, partagés qu'ils sont entre la tendresse et l'insubordination. Douze récits inspirés de la fable, l'écrivaine nous ramenant sans cesse vers une touche lumineuse d'espoir, telle une main secourable balayant un nuage d'improbabilités. Livre dérangeant qui expose sans retenue des sentiments mitigés et caustiques, suscite une profonde empathie, unissant momentanément le lecteur à de fragiles marginaux, les adultes oubliant trop souvent qu'eux-mêmes ont éprouvé le désir inavouable de tuer autrui pour se concocter une place méritoire dans une société bancale.




L'allumeuse, Suzanne Myre
Éditions Marchand de feuilles, Montréal, 2018, 209 pages

lundi 5 mars 2018

Les jeux insidieux des apparences *** 1/2

Si notre jeunesse nous quitte à pas silencieux, l'enthousiasme reste le même qu'aux premiers jours de notre entrée dans le cénacle privilégié des découvertes en tous genres. Comme si le regard ne se résolvait pas à quitter un objet sur lequel il a jeté son dévolu. Dix ans plus tôt, on l'aurait écarté d'un revers de la main ou simplement effleuré, avant de nous précipiter sur une chose de peu d'importance, le regard vieillissant se faisant plus exigeant. On commente le roman de Caroline Vu, Palawan.

En son temps, la guerre du Vietnam a écorché nos oreilles de diverses et trompeuses manières. Qu'en est-il au juste de cette aventure martiale qui, à l'époque, a défait les Américains de leur arrogance militaire ? Dans ce livre, ce n'est qu'un pan de cette affligeante misère humaine qui nous est parvenue à travers la voix d'une femme, à la recherche de ses origines, tout en faisant le bilan de sa vie de fillette et celle de l'adulte qu'elle est devenue. Rien ne sera simple ni facile pour Kim, se souvenant d'une mère revêche, propriétaire d'un restaurant, dans la ville de Hué. Elle a deux sœurs, Mai et Thu, le père les a quittées sans scrupules, Kim l'a vu à la télévision, s'accrochant à la portière de l'hélicoptère qui l'emporte, lui et ses compagnons, vers une paix discutable, celle d'une Amérique idéalisée. Tout ceci n'est que souvenirs apparents, ceux que construit la mémoire d'une fillette quand elle ne possède aucun point de repère pour se situer. À l'école, elle est une élève douée, mais sa mère ne manifeste aucun intérêt envers ses succès scolaires. À la moindre peccadille, elle la gifle durement. Ainsi, se passe l'enfance spoliée, une partie de l'adolescence tronquée de Kim, le Vietnam étant occupé par les Américains, qui, en 1973, laisseront la place politique au Vietcong, communisme vietnamien.

Une nuit de cette même année, la mère de Kim l'emmène loin de leur logis, l'oblige à embarquer sur un bateau en mauvais état, abandonnant l'adolescente au milieu d'inconnus. Elle y rencontrera son ancienne voisine, Tatie Hung, son mari et leurs enfants. Le voyage s'effectue dans des conditions redoutables, dont la crainte des pirates, qui violent les femmes, dépouillent de leurs maigres biens les passagers. Le choc mental que subit Kim est si insoutenable qu'elle oubliera ce qui s'est réellement passé durant ce périple. Elle doit se rendre en Californie où vit tante Lan mais elle échouera à Palawan, dans un camp de réfugiés. Autre naufrage pour Kim, Tatie Hung et sa famille. Tous doivent survivre dans des conditions atroces. Tombant gravement malade, Kim est conduite à l'infirmerie où un médecin la remarque, celle-ci parlant français. Ce médecin transformera sa vie, il l'enverra dans une famille californienne qui adoptera la jeune fille, fera tout pour la rendre heureuse. Sauf que Kim est hantée par le mensonge qu'elle a commis sur son identité. Remords qui la ramènera sans cesse vers sa mère, la désertion lâche de son père. Malgré de brillantes études, l'affection de sa nouvelle famille, une nécessité s'impose à elle, comme si l'état d'usurpatrice décuplait en son âme une soif inextinguible qui l'obligerait à retourner vers les lieux de l'enfance. Immense point d'interrogation qui aura raison d'elle, Kim se questionnant sur sa réelle identité, sur sa mère, sur ses deux sœurs. Et cette absence de mémoire qui la terrifie.

On taira la peur des camps de rééducation instaurés par les Russes, l'offensive du Têt en 1968, le massacre à Hué, les maladies aigües, les odeurs nauséabondes des camps, son premier amour, Minh Nguyen, qui, plus tard, sera devenu proxénète. L'histoire pathétique de la jeune prostituée, Tuyet, celle non moins éloquente d'un jeune garçon, qui se confie douloureusement à Kim, tant d'autres histoires insupportables. Sur l'incitation d'une assistante qui travaille avec elle, Kim retournera sur ses pas, ceux jamais effacés au Vietnam. Le pays a changé, Kim ne s'y reconnaît plus, pas mieux que ses compatriotes qui la considèrent telle une étrangère. Le lui font savoir. Des rencontres de jadis creuseront leur empreinte dans le projet de Kim de retrouver sa mère, ses sœurs. Entretemps, des souvenirs opaques s'éclairciront dans la mémoire blessée de la jeune femme, devenue docteure. Ses sœurs n'étaient pas tout à fait les siennes, sa mère s'est tue, camouflant une tragédie familiale pour éviter à Kim les rejets inévitables de la société vietnamienne d'alors. Elle apprendra aussi que son imagination a manigancé le supposé départ précipité de son père, ce qui est arrivé sur le bateau que pour ne pas souffrir, elle a occulté. Barbarie des gestes que, témoin lucide, elle n'aurait supportée. Sa mère, dans une maison de retraite à Hué, atteinte d'Alzheimer, ne reconnait pas sa fille. Ce sont ces pages, le face-à-face entre la mère et la fille, qui déterminent l'histoire du roman, comme si tant de souffrance eût été nécessaire pour remettre les pendules de jadis à l'heure.

Roman émouvant, décrivant une fois encore la bêtise innée d'hommes épris de pouvoir. Récit issu de la mémoire à jamais abîmée d'une femme qui, nous le saurons beaucoup plus tard, devra se faire psychanalyser pour recouvrer son rythme respiratoire, Kim sujette immodérée à des crises d'asthme. Un épilogue bienvenu dans ce fatras de morts-vivants conclut qu'à la place du camp, une ville s'est érigée, habitée par « des milliers d'anciens Boat People que l'Occident n'a pas parrainés. » Kim a épousé son compagnon de long cheminement, et pour plusieurs d'entre eux et elles, l'histoire finit bien. Un roman à lire pour essayer de comprendre que naître et vivre dans certains pays, ou continents, n'est pas à envier. Nous ne pouvons qu'acquiescer et compasser. 

La traduction de l'anglais signée Ivan Steenhout, illustre le professionnalisme de ce traducteur, plusieurs fois récompensé pour la qualité de son travail. 


Palawan, Caroline Vu
Traduit de l'anglais par Ivan Steenhout
Les Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2017, 358 pages