lundi 10 septembre 2012

La vie vue d'en haut ****

Dimanche. Jour de repos par excellence que certains d'entre nous détestent, la solitude se faisant plus oppressante. On s'étonne, le dimanche contenant un semblant de liberté impossible à apprivoiser en compagnie de nos semblables. Alors, pourquoi s'obstiner dans son angoisse au lieu de rejoindre celui ou celle qui nous attend ? On a lu le recueil de nouvelles Éclats de lieux, signé Aude.

Avant d'aborder le monde terrestre et cruel, nous lisons que trois fileuses — les trois Parques dans la mythologie grecque — « belles et silencieuses », détiennent et forgent notre destin entre leurs mains habiles. Elles vivent paisiblement, soutenant le poids du monde, jusqu'au jour où neuf femmes cherchent refuge auprès d'elles. Leur état est si lamentable, leur discours tellement horrible, que les fileuses suspendent le cours du temps et celui, impitoyable, des humains... L'auteure évoque alors les drames d'hommes et de femmes, que des circonstances particulières ont soumis à des nécessités de survie. Le paysage, qu'il soit extérieur ou intérieur, désert ou prison, calcine des êtres qui ne croient plus en une quelconque rémission. La souffrance physique ou mentale invente son contrepoint en des espaces arides, rongés par des vents cinglants. Respiration altérée de celui ou celle cheminant sur des charbons ardents. Ainsi, les photographes de la nouvelle À l'abri ne se rendent plus compte du désarroi dans lequel, peu à peu, ils sombrent, leurs images reflétant la terreur qui les mine, le soleil, ici symbole de violence, les arrache à une existence pacifique. Les Chacals nous emportent dans un camp de femmes réfugiées, à la merci d'hommes indignes, exploitant leur misère, leur innocence. L'une d'elles agonise après avoir marché pendant trente-huit jours, ses compagnes attendent le pire, les chacals « postés à l'entrée de la tente [...] » pourront passer à l'assaut.

Parmi ces textes troublants, on a relevé le sort fatal d'individus que rien ni personne ne peut interrompre. La femme qui se noie, un matin de février, après avoir longtemps hésité sur les berges du fleuve glacé. Refusant sa mort, un proche l'imagine devant son chevalet, peignant un ultime tableau. Elle voyage sous l'eau, « comme si, dans la mort, on demeurait vivant. » Réflexion désespérée, soulageant peut-être la peine incommensurable de l'homme figé sur la rive à regarder le large. Mais les hommes n'ont pas cette compassion exacerbée quand il s'agit de se venger. Dans la nouvelle L'attente, une femme enfermée dans un cachot, se consume dans une souffrance démesurée. Avec d'autres, enfermées comme elle, elle écoute les bruits retentissants, ceux des mitraillettes exécutant leurs compagnons. Puis, le silence plane, éclaboussé de sang autant que les murs. L'irréprochable met en scène un homme, époux et père, à la recherche de lui-même, éternel insatisfait, éternel destructeur. Ce récit démontre combien le mécanisme machinal du quotidien insupporte quand nos rêves dérivent vers des voies idéalisées, à la portée d'échecs insoutenables... On a aimé Océan de glace, les deux femmes qui marchent sur la plage enneigée. Elles sont dans le mitan de l'âge, une harmonie née de leurs expériences leur font oublier que demain ne sera plus exactement comme l'instant qu'elles partagent. Elles chuchotent. « Rigolent. » Les grandes marées de l'océan et du temps sont inopérantes sur le bonheur d'être, simplement. Une nouvelle impressionnante, La femme de la ruelle, dépeint une forme de justice vertigineuse qu'un tueur à gages impute à ses victimes. Un après-midi brûlant, il doit supprimer l'épouse d'un politicien, celle-ci manipulant cruellement les ficelles embrouillées du pouvoir. Une seconde d'humanité traversera le regard de la femme et du tueur à gages. Complicité meurtrière, la lueur perceptible d'un signe sacré affleure dans les yeux de toute femme qui va mourir...

De très courtes nouvelles intimes, dénonçant la solitude mutilée que provoque trop d'attachement, entrecoupent des nouvelles plus longues. Chacune déploie la laideur politique ou sociale que subissent certains pays et continents dénués d'abondance. On n'a pas mentionné les vingt-trois titres du recueil, ces fables malmenant le lecteur, l'acculant sans larmoiement à sa conscience assoupie dans un confort douteux. Il faudra la supplique tenace de l'une des neuf femmes pour que les trois fileuses tissent à nouveau le cours intarissable du temps, celui, faillible et tangible de la destinée humaine.

C'est toujours avec une immense curiosité intellectuelle qu'on lit cette écrivaine singulière. Aude, elle-même âprement touchée par le désir de vivre, fait preuve une fois encore d'un immense talent de nouvellière. Les textes de ce dernier recueil, brefs dans leur narration, décrivent avec une rage contenue la barbarie d'hommes sidérés par l'analphabétisme du cœur. Coulent les phrases incisives, se gravent dans nos esprits la précision et justesse du vocable approprié au genre. Les non-dits affluent, tels des diamants bruts, laissant deviner le travail minutieux de la lapidaire infatigable qu'est Aude. Les pages admirables et sobres de la nouvelle intitulée Indélébile Virginia, résumant l'existence tragique de Virginia Woolf, témoignent à elles seules de la pertinence de nos propos !


Éclats de lieux, Aude
Lévesque éditeur, Montréal, 2012, 142 pages