lundi 28 janvier 2019

Ce que cache les cordes à linge urbaines *** 1/2

Le silence dans lequel se réfugient certaines personnes, nous impressionne. On les regarde vivre, se disant qu'elles emporteront moult secrets avec elles. L'être humain est d'une fragilité déconcertante quand il s'agit de mettre cartes sur table, comme nous ne le faisons plus depuis que le troupeau se range du côté du plus fort, le plus faible n'étant pas toujours celui ou celle à qui nous pensons. On commente le recueil de nouvelles de Lyne Richard, Les cordes à linge de la Basse-Ville. 

Il est vrai que toute lecture s'avère subjective, donc émotive. Nous nous laissons emporter par des personnages qui, comme nous tous et toutes, ont subi moult déboires. Un livre est le miroir de nos conquêtes, surtout de nos défaites. Il suffit que nos failles soient malmenées par un semblant d'échec pour que nous nous mesurions à quelque situation insolite. Même la nostalgie est de papier. C'est ce qu'on a ressenti en lisant le troisième recueil de nouvelles de cette écrivaine qui, en quelques pages et quelques mots essentiels, a brossé des portraits d'hommes, de femmes et d'enfants, aux prises avec un moment de leur vie souvent douloureux. Chacune de ces nouvelles atteint une fibre blessée en nous, mal colmatée pour passer au travers sans un pincement au cœur.

D'emblée, Lyne Richard ouvre un éventail de péripéties, préparant le lecteur à éprouver quelque sensation chagrine. Elle présente l'écrivaine qui s'éveille en elle, comme pour nous avertir qu'elle n'est responsable de l'état de qui que soit. Seul son regard effleure les cordes à linge pleines du quotidien des protagonistes, se dépêtrant d'incidents propres à chaque vie humaine. Des surprises il y en a, des déceptions aussi. Un enfant qui enferme les mouchoirs de papier mouillés des larmes de sa mère qui ne se remet pas de l'abandon du père, enseignant, parti avec une étudiante. C'est banal en soi, mais c'est la manière de dire qui compte, et cette manière la nouvelliste la possède au bout de sa plume. Plus loin dans le livre, une adolescente doit quitter la chambre de son enfance pour continuer à grandir ailleurs. Sont dépeints tous les trésors enfouis, silencieux, entre les quatre murs de cette pièce enchantée. Nous avons envie de consoler la jeune fille, mais c'est son père qui se chargera de le faire. La nouvelle éponyme nous entraine avec un jeune homme qui, chaque lundi, étant en congé, fait sa tournée des cordes à linge. Il a fallu que l'auteure de cette magnifique fiction en fasse autant pour que les détails qu'elle décrit avec une précision déconcertante, nous emportent avec elle dans chaque rue de la ville — Québec —, nous fasse lever le nez vers ces témoins si humbles du corps souvent féminin. Il y a l'usure, tel un symbole, qui revient sans cesse. Les souvenirs du jeune homme, qui relate les récits de son père qui travaillait au cimetière. Du plus quelconque au plus affriolant, le linge se laisse porter non sur un corps mais dans les yeux attendris du narrateur. Les cordes à linge sont un prétexte enfantin pour se remémorer sa mère qui étendait le linge, sa grand-mère aussi. Les cordes à linge, conclut le jeune homme, « ce sont des générations de gestes d'amour ». Tout ceci murmuré, ébauché, jamais de fracas, ni de cris, comme dans le récit Les lames. Une femme, bien que déçue par les hommes, pense avoir trouvé un amoureux enfin compréhensif. Il passera une nuit chez elle, prépare le repas du soir quand elle est partie travailler. Tant de sollicitude lui fait perdre de vue cet homme différent de ceux qui ont piétiné sa vie, flétri les fleurs de son jardin secret. Quand, au bout d'une heure, elle ressort de la salle de bains, elle n'entend aucun bruit, dans le salon il n'y a personne. Subite méfiance relatée dans la question que pose la narratrice au milieu du salon désert. C'est un cri désespéré, un des rares cris du livre, qui sera pire que la déception de la femme ressentie avec ses anciens partenaires. Bouleversant texte rédigé en seulement quelques pages. L'essentiel est contenu dans les intentions de l'écrivaine, dans la suspicion apaisée de la narratrice. Jamais un mot trébuchant qui dénouerait une situation équivoque, comme celle de cette femme retraitée, qui se promène innocemment au parc de son quartier pendant que son mari travaille. Une rencontre inusitée lui fait ressentir une « poussée du désir jusque dans [ ses ] doigts, une marée de folie et de mystère qui [ lui ] couvre la langue ».

C'est dans cette veine de sensibilité au bout des yeux et des doigts que Lyne Richard élabore vingt-huit textes qui enchantent le lecteur par leur sobriété poétique, leur souffle tremblotant, tel un givre recouvre une vitre, en atténue les formes. Elle croise des regards éperdus qui lui demandent de prendre en considération les étrangetés d'hommes et de femmes, ne sachant trop où ils en sont, où se réfugier sinon dans des parcs, où mourir sinon dans un atelier d'artiste peintre. Ces êtres n'ont pas vraiment d'âge, ils ont vécu ce qui devait l'être, se confient dans le bien-être réconfortant des silences. Ils se meuvent dans l'enfance, comme nous le faisons lorsque l'innommable se produit sans aucune autre ressource que d'évoquer les années roses ou bleues, c'est selon. Années vertes pour d'autres. Il arrive que ces promeneurs s'agitant dans le temps et dans les lieux, se recoupent, rarement, mais comment résister à une femme dont le visage respire le bonheur, une femme amoureuse, se questionne l'homme de la nouvelle L'amoureuse. Un sans-abri, observant l'enfant avec sa boite contenant les larmes de sa mère, qu'il met « sur le tas de sacs verts » avant d'embarquer dans la voiture de son père. Émouvantes réminiscences qui n'ont d'autres ressources que de nous obliger à fuir ce qui a été si précieux. La fin du recueil sera partagée avec des renaissances, des ruptures, des tremblements. Avec Sara qui danse nue sur une autoroute au rythme d'une chanson de Leonard Cohen, sous les yeux ahuris des conducteurs et de son mari. Puis, l'écrivaine, avant de fermer son ouvrage, se met une dernière fois en scène, confiant au lecteur combien il est difficile de quitter un livre. Les exigences des protagonistes devant lesquels elle demeure impuissante. « Ils sont aussi vivants qu'une cicatrice sur un poignet. » Le lecteur, lui, se sent terriblement vivant, exalté, charmé par le talent d'une nouvelliste qui s'abrite derrière des mots qui n'ont de sens que pour l'éphémère d'instants vécus, rarement identiques quand ils se renouvellent.

Lyne Richard, étant une écrivaine discrète, on ne peut que plaider en faveur de ses histoires qui occupent, avec joie et sérénité, une partie de notre temps accordé à la lecture, celle-ci ralentissant volontairement son rythme pour se fixer longuement dans notre mémoire, sensible à la sobriété des mots qui nous apprennent l'indispensable de l'être humain.


Les cordes à linge de la Basse-Ville, Lyne Richard
Lévesque éditeur, Montréal 2018, 130 pages

lundi 21 janvier 2019

Une jeune fille sans influence *** 1/2

Il serait rassurant de se dire que les années derrière soi ne sont pas un échec mais la source essentielle de ce qu'on est devenue. Il est faux de penser que, aidée de nos expériences, la vie serait autrement s'il fallait la recommencer à ses origines. Quelque part se tisse un destin, tels le jour et la date de notre disparition s'inscrivent dans le livre ultime de l'univers. Parlons du roman de Daniel Grenier, Françoise en dernier. 

Histoire singulière, troublante, que celle de Françoise, adolescente de dix-sept ans, quand elle commence son périple sous la plume d'un écrivain qui a su faire d'elle une jeune fille moderne, intelligente, rebelle, enfant d'un couple qui ne sait trop comment l'aborder. Le petit frère s'adapte plus facilement à l'éducation bourgeoise que Françoise, inapte à la discipline, observe de loin. Elle est kleptomane, fugueuse, sous les yeux indulgents de ses parents, qui ne la prennent pas très au sérieux. Tout va changer quand elle lira dans la revue Life, datée de 1963, comment Helen Klaben et Ralph Flores ont survécu pendant quarante-neuf jours dans les forêts du Yukon. Obscurément dans sa tête, se trame l'histoire de cet homme et de cette femme, survivants de l'accident d'avion de tourisme de Ralph Flores. Si elle en connait par cœur le reportage, elle a même acheté le livre que plus tard Helen Klaben écrira sur leur sauvetage inespéré. Françoise est une sensitive qui squatte les maisons vides, s'isole dans les gares de triage, tague sur les wagons. Un jour, elle lira sur l'un des wagons, rentré de sa mission, où elle a fait un graffiti, un message d'une fille nommée Mary. L'histoire de Helen Klaben et le message de Mary seront des indices suffisants à partir vers l'Ouest américain. Mary laisse entendre qu'elle habite Chattanooga, Tennessee. Sans avertir ses parents, Françoise part à la recherche de ces deux femmes. Helen et Mary. Sac au dos, son périple, en autostop, en train, à pied, lui fera rencontrer des êtres marginaux, comme il se doit quand nous cheminons hors des sentiers battus.

À Chicago, parmi moult avatars que l'écrivain dépeint d'une manière éloquente, Françoise sympathisera avec deux filles qui finiront par lui voler un t-shirt, sous la menace d'un canif sur sa joue. À Oakland, elle chapardera le portefeuille d'un homme qui a acheté, croit-elle, l'appartement de Helen Klaben. L'aventure a failli mal tourner, Françoise n'aura que le temps de sauter par la fenêtre du minable motel où elle gite. Le lecteur la retrouve à Chattanooga, songeant aux filles de son âge, qu'elles soient de Chicago ou d'Oakland. Là, elle rencontrera Samantha —Sam —, fille de parents riches, lui raconte-t-elle. Elle a une voiture, elle propose à Françoise de partir dans une ville de son choix, cette dernière lui narrant inlassablement l'histoire hypothétique de Helen Klaben. L'histoire conçue merveilleusement par Daniel Grenier conduira les deux ados au Yukon, à Whitehorse. Pendant dix-sept jours qu'aura duré leur voyage, se seront produits plusieurs incidents concernant Sam, qui n'affecteront pas plus qu'il faut Françoise. Elle se sent à l'aise dans cette ville où Helen intervient à tout moment propice. Puis un jour inévitable, Sam annonce à son amie qu'elle repart, c'est inscrit dans le désordre des choses. La veille, Françoise a téléphoné à ses parents, rassurés, ils lui paieront un billet d'avion pour Montréal. À l'aéroport, elle posera aux employés d'étranges questions concernant l'accident de Helen Klaben. Questions qui iront jusqu'aux oreilles sourdes d'un homme de trente ans, Victor. Il ira au-devant de Françoise, l'informant que c'est son oncle, Chuck Hamilton, qui a retrouvé les deux survivants. Lui, Victor, sait où s'est écrasé l'avion.

À partir de cet aveu fracassant, le roman devient d'une entièreté étonnante entre Françoise et Victor. Les deux apprennent beaucoup l'un de l'autre et aussi sur Samantha. Jamais, Françoise ne semble surprise, elle s'absente de sa réalité pour pénétrer dans la réalité de Helen et de son compagnon. Ce sont des pages intériorisées, admirables. Le lecteur pénètre dans un monde introverti, à peine palpable, bien que la forêt le soit davantage que n'importe quel lieu civilisé. L'histoire de Helen Klaben prend forme vide et dépouillée de sa magie imaginative quand la jeune fille pénètre dans la carcasse de l'avion. Ne reste que des guenilles et des débris de métal. Dans quelques décennies, la nature aura dévoré l'appareil comme elle camoufle toute chose revenue vers elle. Des symboles ne cessent d'enrichir le texte jusqu'à sa finale sublime. Françoise devient petite sœur de Frankie Adams, roman magistral signé Carson McCullers. Elle effleure la cause réelle des événements sans qu'elle en soit blessée. Comme si cette catastrophe lui appartenait. Un brin mythomane, préférant la fabulation, persuadée que les êtres et les choses ne nous appartiennent jamais. Les graffitis sur les wagons, ses nuits à dormir dans les gares de triage, le silence qu'elle nourrit avec une gravité touchante lorsque sont relatés des vérités qui ne sont que mensonges, Samantha en est le témoin coupable, la classe parmi les éclairés de ce monde. Elle aura bientôt dix-huit ans, la sexualité ne semble pas la préoccuper, elle entre au cégep à l'automne. Ce qui est moins certain, son retour à Montréal se diluant dans la personnalisation qu'elle fait des arbres quand elle doit rejoindre Victor qui l'attend pour repartir vers la civilisation, et elle pour Montréal.

Roman splendide, bouleversant, qui défie les modes actuelles saturées de bavardages excessifs, de gestes moulinés où le vent de l'existence ne pagaie que des incidents se rapportant à soi. Sans grande envergure, sans profonde réflexion sur notre recherche des autres et de soi. En allant de l'avant, toujours sous l'impression de regarder, de voir, de ressentir, Françoise invite le lecteur à pénétrer dans la différence marginale de certains êtres qui, nous le savons, ne se vêtiront jamais des habits rétrécis du conformisme. Récit audacieux mettant en scène une jeune fille vagabondant dans une Amérique chère à Daniel Grenier. Nous y retrouvons les paysages grandioses de son précédent roman, comme déjà tracés pour que Françoise ne s'y perde pas, avant d'aboutir à l'intérieur d'une carcasse d'avion qui, sous peu, retournera à la terre, et elle, Françoise, à une conventionnelle famille, à des camarades ricaneurs. On invente l'avenir de Françoise mais on doute de l'authenticité de ce qu'on avance, Françoise bouleversant les valeurs désuètes des voies à emprunter. Suivons cette jeune fille, sans trop nous poser de questions, l'écriture effrénée de Daniel Grenier la rangeant dans la beauté des êtres innocents, la préservant de toute approche toxique. Françoise est ainsi, tentée et curieuse parce qu'humaine, rarement atteinte par les limites restrictives de l'interprétation. Qui, à un moment précis de son existence, n'a-t-il pas déambulé sur son chemin de Compostelle ? Françoise, on le craint, a choisi le sien, sans grand désir de le quitter.


Françoise en dernier, Daniel Grenier
Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2018, 220 pages

lundi 14 janvier 2019

L'air empoisonné du temps qui passe *** 1/2

Le bonheur d'écrire chez soi nous fait oublier les temps de repos qui sont impartis aux gens qui travaillent dans un bureau. On veut dire, qui doivent se déplacer hors de chez eux pour marquer et démarquer ce qu'ils doivent ajouter ou soustraire aux contraintes qu'exige une profession rémunérée. On n'a plus ce souci, on décompte les heures de sommeil pour ne pas écrire des propos insanes. On commente le roman de Pauline Michel et Mario Pelletier, La quête de la fille disparue.

Histoire complexe écrite à deux voix et à quatre mains, qui nous a été agréable à lire durant les Fêtes de fin d'année. Si on privilégie la paresse avant de nous confronter à nos lectures prochaines, on aime feuilleter des livres qu'en temps dit normal, on ne lirait pas à cause des semaines qui courent plus vite que soi. On a eu cette impression de pur plaisir en nous plongeant dans la fiction de Pauline Michel et Mario Pelletier, qui dérive dans des tourments doux-amers, dirigeant durement les protagonistes, ces derniers entrouvrant et claquant les portes du passé et du présent. Un homme et une femme, Alice et Werner, l'un et l'autre Allemands, qui, en 2007, se retrouvent au Québec, quarante ans après que la Deuxième Guerre mondiale les eut séparés. Cependant, une ombre ternit ce bonheur inespéré, une enfant leur a été donnée qu'Alice a dû abandonner à la naissance. Le récit enchaine, inéluctable, avec les retrouvailles de leur fille, Viviane, en couple avec Arnaud, tous les deux soixantenaires. Mais l'histoire se répétant inlassablement, Viviane a elle aussi mis au monde une fille conçue d'un viol lorsqu'elle était adolescente. La fillette, Luce, a été adoptée par un couple aisé de Québec. Plus tard, elle ne rêvera que de conquérir Paris après avoir remporté le premier prix au festival de la chanson de Granby qui lui ouvre les portes internationales, lui fait-on miroiter. Se déroulant en 1991, le parcours de la jeune chanteuse captivera le lecteur. Ses illusions, ses bonheurs, ses déceptions, surtout sa naïveté. Ignorant ce qui se trame d'abject dans un certain milieu artistique parisien. Fragile, elle se heurtera à des personnes qui règlent leurs conflits personnels sur son dos, au point de lui faire perdre tout espoir d'un possible avenir dans la capitale. Ces gens qui devaient l'aider se retourneront contre elle, Luce n'aura plus qu'un recours, rentrer au Québec, se remettre d'une grave dépression, ses insuccès français ayant été divulgués dans les journaux de la province québécoise. Vulnérable et humiliée, sa confiance en le genre humain est terriblement ébranlée lorsqu'une amie d'enfance, Valérie, journaliste dans un quotidien québécois, lui propose de faire peau neuve dans un mouvement qui préconise les médecines douces, la méditation, une alimentation équilibrée, pour rétablir le ressourcement intérieur. À la suite d'une conférence à laquelle Valérie a assisté, s'acquittant des nécessités professionnelles de son journal, elle est sortie de là éblouie, guérie d'une peine de cœur. Le conférencier est un médecin belge qui a troublé la jeune fille. Elle finit par intéresser Luce qui n'a plus à rien perdre. Elles se rendront donc à Montréal assister à la prochaine conférence du médecin belge.

En parallèle, toujours en 2007, les deux écrivains nous emportent en France et en Allemagne en compagnie d'Alice et de Werner, de Viviane et d'Arnaud, tous les quatre recherchant Luce, après avoir rencontré un détective privé qui leur a confié quelques indices sur la famille adoptive de la petite fille. Le lecteur apprend ce que représentait en partie le nazisme dont Werner et Alice ont été victimes. Peu à peu, le récit se concentrera davantage autour des néonazis irréductibles qui, la guerre terminée, ont créé des groupes, instaurant le sectarisme qui régnait à l'intérieur du nazisme. Dont l'un d'eux, le funeste mouvement l'Ordre du Temple solaire. Piège néfaste qui se refermera sur Luce quand le médecin belge, gourou habile et despotique, profitera de sa fragilité pour lui faire miroiter les soi-disant bienfaits réparateurs des vicissitudes de la vie terrestre. Nous nous souvenons comment, en 1994, l'histoire tragique de la secte s'est terminée : les membres, subjugués, ont été assassinés, brûlés vifs, dans divers groupes représentatifs situés en Suisse, au Québec. Avant d'en arriver à cette fatale et sinistre conclusion, Luce aura fait la connaissance d'un jeune homme, Christian Rose, pseudonyme qui dissimule sous ce libellé une sorte de chevalier moderne. Fils cadet d'une noble famille française, architecte de profession, lui aussi a été abusé par les promesses des responsables de l'OTS. Épris de Luce, il l'entrainera hors de la secte qui cherchera à se venger de leur défection par tous les moyens imaginables, concluant, ou presque, cette histoire hors du commun. Loin de ce qui s'écrit au Québec, l'ensemble des écrivains peu tentés de s'éloigner du monde nord-américain, de regarder l'histoire officielle par-dessus leur épaule.

Ce roman s'avère une vague profonde, agitée de ses éclaboussures écumées sur une plage de sable ou de pierres, selon les situations hasardeuses que proposent Pauline Michel et Mario Pelletier. Il y a des vagues courtes, d'autres longues, tel un soupçon de fatigue parsemant quelques pages un peu répétitives, souvent passionnantes. Par exemple, on aurait apprécié plus de développement sur le nazisme, vague trop courte, et moins de précisions parfois superflues sur l'Ordre du Temple solaire, vague trop longue. Quant à l'histoire de Luce et de Christian, elle reflète par à-coups les bons sentiments lus jadis dans des romans proches du conte de fées. Amour noble, parole donnée une fois pour toutes, cela existe encore, de plus en plus rarement, il est vrai, mais vertus trop accentuées dans une fiction qui ne laisse pas augurer les intentions réelles des deux auteurs concernant le but de leur louable projet. On se demande pourquoi les éditeurs ne mettent pas un holà à la surabondance littéraire d'un roman tel que celui-ci qui, plus resserré, aurait gagné en rigueur, en efficacité. Cependant, l'œuvre en soi nous apprend énormément sur les failles humaines, sur l'incapacité des hommes à rejeter loin d'eux leurs hantises démoniaques. Quand la fête se termine, aussi mirifique soit-elle, il faut savoir revenir à la réalité d'un présent opaque, ne pas essayer de reconstruire un monde pervers pour mieux le détruire et s'autodétruire pareillement. Faut-il tirer une morale optimiste de ce roman efficace, en partie mémoriel ? On en doute. On s'interroge sur les agissements d'hommes corrompus qui ont instauré des mouvements extrémistes, ne pouvant combler l'insatisfaction d'âmes sensibles sans risquer de les guider vers l'anéantissement d'un monde farfelu. Paradis idyllique pour lequel les humains d'aujourd'hui se battent, réverbérant l'histoire des protagonistes dépeints par Pauline Michel et Mario Pelletier. Les deux écrivains les dirigeant vers une lumière sinistrement ombrée par les témoignages d'époques qui se dissolvent, croyons-nous, alors que rien jamais ne sert de leçon. Il y aura toujours des êtres diaboliques qui essaieront de reconstituer un absolu terrestre voué d'avance à un échec retentissant.

La quête de la fille disparue, Pauline Michel et Mario Pelletier
Éditions Fides, Montréal, 2017, 344 pages

lundi 7 janvier 2019

Une enseignante blanche chez les Inuits *** 1/2

Il nous a été souvent demandé pour quelles raisons on ne publiait pas dans notre page Facebook, des levers et couchers de soleil. Question pertinente, mais on laisse à d'autres ce privilège. Il y a tellement de ces images qui passent et repassent, qu'on s'en fatigue. On préfère les choses immuables comme des œuvres d'art ou leurs pendants, sous d'autres formes. On commente les nouvelles de Lucie Lachapelle, Histoires nordiques. 

On a toujours privilégié les livres qui nous apprennent quelque chose, nous instruisant sans lassitude à diverses sources. En lisant les péripéties d'une jeune enseignante montréalaise qui, pour échapper à la monotonie de sa profession, se fixe pour plusieurs années au Nunavik, notre ignorance sur les autochtones qui, aujourd'hui, revendiquent leurs droits autrefois bafoués par les Blancs, a été mise à mal. On s'est impliquée de toute notre curiosité intellectuelle dans ces histoires qui ne sont pas tout à fait des nouvelles, mais plutôt des chroniques inspirées de souvenirs émouvants. Louise, l'enseignante, après avoir fait un premier voyage dans le Nord, n'aura plus qu'un désir, celui d'y retourner, de se mêler à la culture inuite, d'y nouer des amitiés, d'y risquer un amour qui ira au-delà des préjugés.

Treize récits suffisent à nous glisser dans l'existence périlleuse d'hommes et de femmes qui vivent en accord avec la nature et ses exigences saisonnières. Une personne étrangère, comme Louise, si elle ne se plie pas aux consignes de ces lieux rébarbatifs, mais avenants, ne survivra pas à la dureté du climat, ni aux mœurs coutumières, déstabilisantes des habitants. Tel un intermède, le premier récit fait part au lecteur du voyage initiatique, en quelque sorte, de Louise. Elle assiste son oncle, dentiste, qui lui a obtenu ce travail d'été. Elle se liera d'amitié avec une jeune femme inuite, qui, parlant très bien l'anglais, joue le rôle d'interprète. Louise a dix-neuf ans, décide de finir ses études, de revenir travailler dans le Nord.

Ce qu'elle fera quelques années plus tard. Nous la rencontrons à nouveau dans des conditions professionnelles. Ce jour-là, elle doit aller chez les parents de ses quinze élèves, garçons et filles, rendre compte des résultats de leurs travaux scolaires. Elle redoute un peu de se rendre chez Pitaa, enfant rêveur qui n'apprend aucune matière, s'absente durant plusieurs jours. Elle doit rencontrer le père, homme respecté et redouté des Blancs, qui accueillera Louise avec froideur et déférence. Il a éduqué ses fils à la manière inuite, mais les temps changeant, il prendra en considération les conseils de la professeure. Plus tard, pour la remercier, il lui fera apporter une offrande par Pitaa, dont l'avenir l'inquiète.

Tout le livre est ainsi, empreint de la générosité ricaneuse des élèves et de leur famille. De la compassion reconnaissante de Louise. Chaque nouvelle relate au lecteur ses réflexions intérieures, ses joies, sa solitude. Sa naïveté quand elle s'éprendra de Tamusi, jeune Inuk dont l'ambition est de séduire les femmes étrangères qui débarquent dans le Grand Nord. Louise, à l'esprit indépendant, se tient loin des rumeurs qui circulent sur son amoureux. Jusqu'au jour où elle devra se rendre à l'évidence. Révoltée, ne croyant pas à son abandon, elle risquera sa vie en voulant retourner chez Tamusi. Ce sont deux chasseurs qui la sauveront d'une mort certaine. Entre les récits narrant les mésaventures de Louise, Lucie Lachapelle nous entraine vers des êtres insolites, tel Kurt, un Blanc, la soixantaine, qui travaille à l'aéroport. Tel Qumaluq, un Inuk, voisin de Kurt, obsédé par des images insoutenables, surgies dans sa tête, après s'être enrôlé, en 1940, chez les fantassins. Il est revenu de la guerre stigmatisé par l'horreur. Ces êtres solitaires nous rappellent ceux qui, en des lieux de sable et de pierres, se sont ancrés dans des existences où la mort se dessine, où le silence farouche tient lieu de confession. À la merci d'un destin implacable.

Qu'ils soient d'ailleurs ou natifs de l'endroit, hommes et femmes boivent beaucoup. Pour survivre ou supporter une vie étriquée qui promet peu. Les hommes battent les femmes, elles doivent se soumettre, se résigner. La violence, la jalousie, font œuvre de déraison, s'alliant à la grandeur du paysage, sublime, inquiétant. On mentionne que ces histoires dramatiques, bardées durement de poésie, se déroulent durant les années cinquante. Louise consacrera une partie de sa vie, autant dire sa jeunesse, à ces gens qu'elle ne pourra jamais oublier malgré ce qui la séparait d'eux. Et inversement. Quand elle reviendra au village, vingt ans plus tard, sa première visite sera pour l'école où elle a enseigné. Des souvenirs abondent, la bouleversent. Puis, voulant créer une surprise à Annie, sa meilleure amie inuite, elle sera décontenancée lorsqu'elle apprendra son décès survenu quelques mois plus tôt. C'est le fantôme d'Annie qui bouclera ces textes aux angles aigus. Elle hante le cimetière, son esprit ne voulant pas mourir. Subtilement, l'écrivaine abordera le suicide des adolescents à travers la débâcle de l'esprit d'Annie, dont le dernier fils a été une victime. Peu à peu, le récit entre dans la marginalité des événements quand Annie croit apercevoir la silhouette d'une femme qui s'attarde devant sa tombe. C'est Louise de qui elle n'a plus de nouvelles depuis longtemps. Enfin, Annie se résigne, se glisse sous les pierres, ferme les yeux, ne résiste plus...

Ce sont de magnifiques fictions — en sont-elles vraiment ? — rédigées habilement par Lucie Lachapelle, invitant le lecteur à savourer des cultures différentes, minoritaires trop souvent, desquelles sont rejetées des valeurs ancestrales. La vision qu'en donne l'écrivaine se réfère à des sentiments de nature instinctive, s'opposant à ceux plus sophistiqués du lecteur moderne, essayant de comprendre la distance culturelle et géographique qui le sépare de peuples enfermés dans des silences opprimés. En nos années qui bougent et parlent, des remises en question se font, des agissements se dénouent, les blessures des uns et des autres cicatrisant lentement, mais jamais tout à fait.

Le lexique inuktitut-français, mentionné à la fin du livre, sera fort apprécié de certains lecteurs.

 
Histoires nordiques, Lucie Lachapelle
Bibliothèque québécoise ( BQ ), Montréal, 2018, 136 pages