lundi 25 juin 2018

Le temps rancunier qui dévore ses proies ***

Il y a tant de choses à mentionner dans ces quelques lignes introductrices. Mais par quoi commencer qui nous satisfasse ? Le plaisir d'aller nous promener dans le parc ? De nous asseoir à quelque terrasse ? De nous enfermer dans la fraîcheur d'un musée ? Dans l'odeur particulière d'une bibliothèque ? Tant de points d'interrogation nous collent après, qu'on les remise à une prochaine fois. On parle du roman de Monique Le Maner, Meurtres et Marées.

De temps à autre, il nous plait de nous divertir d'un livre qui ne fait pas partie de nos choix habituels. Délibérément, on savoure les aventures de meurtriers pathologiques, de détectives sympathiques, plutôt vieillissants, qui ne pratiquent plus que pour l'honneur du devoir accompli où se glisse un brin de vanité. On aime ces individus qui, d'un roman à un autre, démontrent leur aspect humain, soit leurs forces, leurs faiblesses. Bien souvent, ils sont rejetés par la police officielle, ayant justifié, à leur manière, leur talent de fin limier dans des affaires épineuses. C'est le cas, ici, de l'ancien et vieux journaliste, Onésime Gagnon, déjà mis sur pied par l'écrivaine. Occasion inespérée de faire la connaissance de cet homme taciturne qui, avec son ami le sergent-détective Turgeon, démêlera une affaire des plus complexes. Deux meurtres commis lors de son séjour vacancier d'une semaine aux abords de la Gaspésie.

L'action se déroule en juin, dans l'intimité d'une auberge ordinaire où vont et viennent des hommes et des femmes, ceux-ci reflétant l'ambiance triste et grise d'une existence peu réussie, où se devinent les frustrations, les désirs avortés. Jean-Marie Leclerc, écrivain raté, auteur de romans policiers. Amer et sarcastique. Ronald Taché, qui crève de solitude au point de solliciter la présence des habitués de l'auberge, se dit prêt à les écouter. Michel Poliquin, propriétaire de l'auberge, pion rigoureux à la réception, observe les allées et venues de sa clientèle. Reine-Aimée Tanguay, voyante qui ne voit pas grand-chose, dissimule sous une allure extravagante une profonde désespérance. Ce soir-là, soupe à l'auberge un couple morose, accompagné de ses deux enfants bruyants. Le père souffre d'inutilité coupable, la mère insignifiante, tous deux incapables de discipliner leur progéniture. Comme dans tout roman, des personnages secondaires, pittoresques à souhait, hantent les lieux, attendant le moment propice pour attiser la fiction de leur grain de sel, parfois douteux. Il serait dommage de divulguer l'intrigue de ce récit savamment dosé, le lecteur se laissant emporter par des événements surgis de nulle part. Sinon d'un curieux hasard. Peu à peu, les ficelles se dénouent habilement grâce à la logique du vieux journaliste, Onésime Gagnon, qui n'a qu'une hâte : résoudre les deux meurtres et repartir dans sa maison de retraite. Il y a aussi une jeune femme en rouge qui l'attendrira, lui rappelant un souvenir douloureux. Pas le moindre espace vide, chacun se manifestant lors d'une occurrence favorable qui, apparemment, resserre les liens convenus. Même une peluche gagnée à une « machine attrape-toutou » traitée avec déférence par le journaliste-détective, trouvera des mains secourables à qui l'offrir. C'est un puzzle où les pièces, d'entrée de jeu, vont dans tous les sens pour, lentement, s'ajuster à la place qui leur est attribuée. Cela ne se fera pas sans douleur, les sinuosités de l'âme humaine s'avérant de longs et sombres couloirs qu'il n'est pas toujours recommandé d'arpenter. Nous le savons, le passé est un traître qui se nourrit de sentiments retors, se cognant parfois à de séditieuses rencontres. Jean-Marie Leclerc, écrivain raté, et Ronald Taché, surnommé l'homme au carton, en paieront innocemment le prix. Si à un moment donné, la vie se détraque, elle met en branle des situations jusque-là restées dans l'ombre, telle une eau stagnante et vaseuse étouffe les cris des victimes. On se demande si le décor misérable dressé par l'auteure, ses protagonistes au destin médiocre, ne sont pas intentionnels, symboles d'une société étriquée, immiscée dans un coin perdu de ce monde, faisant semblant d'être heureuse, chacun et chacune se dépêtrant dans ses déboires, à l'abri de relations véridiques. Même Onésime Gagnon, vieux loup replié sur lui-même, ne sortira pas indemne de cette aventure pitoyable. Au loin, la mer et ses marées rappellent au promeneur et au lecteur que rien, jamais, ne s'efface. Perpétuel recours à la mémoire têtue. Harcèlement volontaire du temps qui use, finit par déjouer ce qui doit être révélé, au détriment d'un confort moral qui n'est que tricherie.

Récit attachant, mijoté astucieusement par Monique Le Maner. Doté d'une psychologie où la dérision atténue la gravité des maux d'autrui, camouflés sous une couche sédimentaire de souffrance. Cependant, on aurait apprécié que l'éditeur accomplisse un travail de révision plus rigoureux, cette histoire étant parfois trop délayée, insuffisamment ancrée dans ses propos justiciers, soutenus par des témoins rébarbatifs à toute tendresse complice, internés dans une misère rancunière qui les dévore. Il n'en demeure pas moins que cette fiction distrayante procurera au lecteur quelques heures de plaisir, dans la joliesse du court temps estival.


Meurtres et Marées, Monique Le Maner
Éditions du Tullinois, Rimouski, 2018, 191 pages

lundi 18 juin 2018

Une réalité qui tue la fiction ****

C'est lundi. On les aime, on les a toujours aimés. Une dynamique s'installe, vaillamment, on entre dans l'action, attendant que le monde alentour nous accompagne. Le dimanche nous prépare à cet élan, il nous est impossible de rater cette marche, l'escalier de notre existence ne finissant qu'à la mort. On s'interrompt de temps à autre pour reprendre notre souffle. On repart, plus haut. On commente le roman signé Jonas Gardell, N'essuie jamais de larmes sans gants. 

En refermant ce livre intense, on s'est dit qu'il contenait un message important à transmettre aux lecteurs et lectrices. Celui de la tolérance, de la bienveillance, même s'il n'est pas toujours simple d'accepter l'homosexualité de l'un de ses enfants. Anomalie mentale, aurions-nous avancer à l'époque où se déroule cette tragédie. On n'a pas ressenti de coup de cœur, on a éprouvé une énorme compassion envers les jeunes adultes et leurs parents, qui ont dû faire face à ce terrifiant dilemme dans les années 1980, et même avant. Dans cet ouvrage, l'accent est mis sur les débuts d'une mystérieuse maladie qui frappe les homosexuels, que personne ne sait alors nommer, qui deviendra au fil des ans le VIH. Le sida.

Nous sommes en Suède, à Stockholm, mais comme le mentionne l'auteur avec raison, ces événements se sont passés et se passent ailleurs encore. Nous faisons la connaissance de Benjamin, Témoin fervent de Jéhovah, et de Rasmus, enfant inespéré d'un couple mûr qui le surprotège. Rasmus n'a qu'un désir, fuir le nid familial étouffant, mener sa vie comme il l'entend dans l'anonymat de la capitale. À Stockholm, un soir de Noël, chez Paul, homosexuel mère-poule, entouré de ses amis, les deux jeunes hommes se rencontreront, éprouveront un courant amoureux l'un pour l'autre, repartiront ensemble sans très bien savoir où aller. Ils sont les pivots de ce drame qui réunit Paul et sa bande de garçons, tous affectés du VIH. C'est d'ailleurs l'agonie de Rasmus qui ouvre ce terrifiant récit, comme une ombre menaçante tout au long du livre. L'enfance de Benjamin et celle de son compagnon y sont relatées, plus tard, les soirées et les nuits à chercher un partenaire, à l'entrainer dans quelque coin désert pour l'initier au jeu exacerbant du sexe, tels Benjamin et Rasmus, rétifs aux rencontres hasardeuses. Il y a une sorte de suicide désespéré et collectif dans ce périple sexuel, blessant dangereusement tant les proies que leurs victimes. Car victimes il y a quand le sida se répand dans le sang, draine une sourde désolation, propage une lente détérioration physique et psychique. Il n'y a plus qu'à attendre la mort. Ou bien, tel Benjamin, survivre plusieurs décennies en étant médicalement suivi. Les uns après les autres, ils perdront la vie, faisant semblant de ne pas croire à ce qui leur arrive de fatal. Le déni prenant sa source à la peur de mourir.

Le roman se divise en trois parties, entrecoupées chacune de témoignages rapportés par l'écrivain. Ce qui est nécessaire à la compréhension du lecteur qui doit se soumettre à l'état de témoin, ne pouvant dialoguer avec l'un de ces jeunes hommes — désir pressant ayant plusieurs fois interrompu notre lecture. Ces intertextes douloureux dévoilent la souffrance honteuse, l'humiliation insupportable, qui accablent les malades, condamnés aux pires atrocités charnelles. La sentence radicale de bien des médecins et spécialistes, le jugement implacable d'une société repliée sur ses convictions sociales et religieuses. Sur ses certitudes politiques. La famille qui renie son enfant par crainte de représailles morales de la part des bien-pensants. Les parents de Rasmus n'auront pas d'autre choix que d'enterrer leur fils sidéen, déclarant qu'il est mort d'un cancer " normal ". Puis, il faut oublier, couper définitivement les liens avec les anciens amis citadins du défunt. Que signifient les soirées festives quand, chez Paul, tous se réunissent pour débattre de leurs préoccupations, instruisant de cette manière détournée le lecteur de leurs démêlés ambigus avec le corps médical ? Toujours un goût amer de larmes retenues, d'odeurs de pierre tombale, qui affadit les aliments, édulcore l'alcool, abominant une baise occasionnelle qui renforce le besoin d'être aimé. Comme Benjamin qui veut aimer quelqu'un et l'être en retour. Souhait immuable de l'être humain, qu'il appartienne à n'importe quelle allégeance, qu'elle soit tolérée ou bannie. 

Il faudrait écrire des pages et des pages pour traiter de ce chapitre très longtemps censuré parce que peu conciliable avec la teneur réelle de nos valeurs reçues dès nos premiers raisonnements. Remettre en cause la majorité des idées acquises depuis la nuit des temps, demande un effort considérable, comme le font les parents de Rasmus qui, pour ne pas perdre leur fils unique, camouflent leur déception derrière une entente trompeuse dont personne n'est dupe. Jusqu'à la colère, jusqu'aux cris, qu'il est impossible de taire un jour ou l'autre. La rage, comme celle de l'écrivain Jonas Gardell quand il narre, ou qu'il se transforme lui-même en témoin de ce temps prohibitif, dénonçant âprement le butor qui fuit les homosexuels, comme nous le ferions de pestiférés. Les lépreux accolés aux porteurs du virus mortifère.

A-t-on aimé cette histoire ? On ne sait pas encore au moment de rédiger cette chronique, on a lu ce récit telle une injustice commise à une époque lointaine et barbare, sidérée que la société puisse encore réagir avec autant d'analphabétisme mental, la tête remplie de flammes moyenâgeuses. Peut-être s'est-on un peu lassée de tant d'insistance quand nous sont dépeintes les enfances et adolescences de protagonistes moins représentatifs. Fallait-il faire durer non le plaisir dans ce cas si particulier, mais s'appesantir sur la souffrance de quelques-uns des acteurs ? On n'en est pas certaine. Sans en rajouter, le lecteur aura rapidement saisi les affres redoutables de cette maladie pandémique, incurable, même atténuée par la médication actuelle.

C'est un ouvrage extrêmement dérangeant, bousculant la normalité de nos principes rationnels, manœuvrant nos comportements les plus élémentaires. Exigeant du lecteur un détachement propice à pénétrer généreusement dans ce roman, classé parmi les livres importants de cette dernière année. Un récit bouleversant qui souligne la beauté solidaire des êtres entre eux. Dédié aux amis disparus que Jonas Gardell salue de pleurs invisibles, tellement efficaces quand il s'agit de prendre parti pour ceux qui n'ont eu aucun moyen de se défendre, meurtris jusque dans la chair, cœur chaviré par toutes les nausées, jusqu'à la démence. Plaisir romanesque, certes, mais un témoignage essentiel pour réveiller la conscience universelle quand elle s'est assoupie dans ses léthargies confortables.


N'essuie jamais de larmes sans gants, Jonas Gardell
Traduction du suédois par Jean-Baptiste Coursaud et Lena Grumbach
Éditions Alto / CODA, Québec, 2018, 829 pages


lundi 11 juin 2018

Des fictions humaines, rien qu'humaines *** 1/2

Plus on vieillit, plus il nous est difficile d'accepter une phrase assujettie à tous les pièges grammaticaux. Que ce soit dans les livres ou dans les journaux. Dans les commentaires lus dans Facebook, on est plus indulgente, ceux-ci empruntant davantage un langage parlé qui se laisse aller à quelques fantaisies dues à la spontanéité oratoire. On commente les nouvelles de Simon Brousseau, Les fins heureuses.

Deuxième opus de cet auteur de qui on ignore les précédents littéraires. Chacun sait combien on aime lire des nouvelles, on en attend le meilleur qui nous réjouisse. On a toujours été intriguée par leur défection auprès d'un large public, asservi à un rythme de vie effréné. Cet ouvrage devrait réjouir le lecteur le plus exigeant, qu'il soit soumis aux contraintes des transports en commun ou de son propre véhicule. Marcher jusqu'au bureau avec en main le livre de cet auteur, au risque de bousculer le chaland, récompenserait l'effort accompli, préservant ainsi l'environnement et nourrissant l'esprit de courtes histoires séduisantes. La première raconte une anecdote du nouvellier et de sa « blonde », démunis devant leur chat en tête-à-tête avec une souris. D'emblée, nous devinons que le narrateur, voire l'auteur, admire les chats, leur faisant un clin d'œil chaque fois que le sujet fictionnel le permet.

Le charme d'un recueil du " petit genre " c'est d'en lire le contenu sans avoir recours à la discipline de la pagination. Ici, tous les thèmes sont abordés, qui va du jeu dans un sous-sol où des adolescents tiennent le rôle de vampires-sorciers, au thème plus généralisé de l'adulte qui ne sait plus très bien où il en est. L'un des jeunes narre ses impressions tout en observant le comportement distrait de ses amis. On ne sait trop pourquoi, soudainement, les ados se lassent, comme pour démontrer que même un jeu n'est qu'une manière de se distinguer de la foule. Repliés dans leur sphère accommodante, terriblement modernes, comme le préconise Arthur Rimbaud, ils sont les témoins d'un vide qui pèse sur un microcosme de la société s'agitant autour d'eux. Prouesses improved se veut un aperçu de la performance de travailleurs sous traitement. Il s'agit d'enfiler une manche de travail développée par une compagnie pharmaceutique « pour une perfusion rendue obligatoire par le nouveau règlement », mais comme dans tout groupe contraint sous la menace, se profile un rebelle qui se rend compte du piège dont ses compagnons et lui-même sont les victimes. Le personnel de la direction exercera sur ce mouton noir une pression émotionnelle, qui lui permettra de connaître une alacrité discutable. Si le réalisme de ce texte fait frémir, il nous ramène aux meilleures œuvres des écrivains américains de science-fiction des années mille neuf cent quarante et cinquante. Le poids de machinations pèse lourdement sur la vie d'humains embrigadés dans une parcelle d'un univers irrespirable, conditionnés par le joug du pouvoir, devant se plier à une activité robotisée, au prix insensé de leur équilibre mental. Une autre histoire déroutante, Une maladie infantile, nous a entrainée vers un homme qui voue une rancune tenace envers son patron. Quand ce dernier meurt subitement, le narrateur jubile, confie sa joie à sa compagne, anticipant l'euphorie de ses collègues. Il devra déchanter, ceux-ci le rejetteront quand il osera blaguer à propos de cette mort impromptue. Peu à peu, le remords le ronge, au point d'en tomber malade : la varicelle, maladie infantile, qui le rattrape et l'emporte vers ses années d'enfance. On feuillette le livre, on interrompt le geste, nous attardant sur une fiction dérangeante au titre évocateur, Tout ce qui brille. Un jeune homme a déserté la maison familiale, ne désirant pas suivre les traces professionnelles et bourgeoises de son père. Il a préféré l'incertitude de la philosophie, « les questions insolubles, la fréquentation d'esprits malades, mes seuls amis ». Il se retrouve loin des siens, dans un meublé minable, livré à ses propres démons dont celui importun de la paresse. Son propriétaire, qui doit s'absenter deux semaines, lui demandera d'arroser ses plantes. À son retour, il lui fera une étrange proposition. Porte ouverte qui laisse supposer que le narrateur réagira pour le mieux.

Ces nouvelles, qu'on ne cite pas toutes, se réfèrent à la fragilité de l'être humain, sans jamais s'égarer dans un quotidien désespéré ni réjouissant, plutôt ordinaire. Les protagonistes entretiennent une vie banale qu'ils sont incapables de faire fructifier, ne le désirant surtout pas, comme si gravir un échelon social les culpabilisait ou les responsabilisait outre mesure. Il est des êtres qui sont ainsi, tels les chats complices de l'écrivain, Simon Brousseau, ils hésitent à mettre un pied hors de leur territoire. Prudence affichée qui ne surprend personne mais fait se questionner le lecteur sur les valeurs réelles acquises au rythme de nos expériences. Le dernier texte répond magnifiquement au doute qui nous assaille. Mais ce qui nous a le plus fascinée au cours de notre lecture sont les deux intertextes qui amplifient assidûment le pragmatisme des différents narrateurs quand il s'agit de se prendre en défaut. Ou d'accuser un inconnu, à travers quelques lettres, de son inconduite à la piscine, que fréquente son épistolier paranoïaque. Il est rare de parvenir à se juger avec autant de candeur amère, de ne pas briser les miroirs reflétant nos défauts les plus abjects parce que petits, dissimulant une hypocrisie dangereuse et sournoise.

Récits qu'on a beaucoup appréciés. L'écriture s'avère sobre, sans fioritures inutiles, comme elle doit se pratiquer dans le genre. Cependant, on maintient que certains sujets élaborés par des écrivains masculins, tel Simon Brousseau, se banaliseraient sous la plume éprouvée de nouvellières au talent notoire. Et inversement. On croit que toute pensée intellectuelle et sentiments intègres sont perçus d'une manière différente, sans être opposés, par un esprit masculin et féminin. Ce qui occasionne l'excellence de la complémentarité. Ce que démontre une fois encore la teneur exceptionnelle de ces fictions, intelligentes, modernes. Dire originales affadirait leur saveur. Est-ce la banalité du jour qui, quotidiennement, se dissout, qui leur confère ce ton détaché, à la limite d'un bonheur soutenable, se satisfaisant de fins rassurantes, comme dans la plupart des fables, sans moralité ostentatoire ?


Les fins heureuses, Simon Brousseau
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2018, 203 pages




lundi 4 juin 2018

Quand il ne reste plus que les silences *** 1/2

V. nous demande ce qui nous agace dans le comportement des humains. Sans hésitation, on lui rétorque, leurs impulsions trop souvent irréfléchies, qui leur font commettre des actes inconsidérés, prononcer des paroles irresponsables. On n'aime pas les agissements émotifs, le manque de sang-froid face à toute situation aride. S'y ajoutent des regrets mal venus, semblables à des larmes de crocodile. On commente les nouvelles de Caroline Thérien, Ce que l'avenir ne dira pas. 

Vingt et un courts textes qui en disent suffisamment sur le talent de cette jeune nouvellière. Divisé en trois parties thématiques, sans jamais s'éloigner du propos initial, le recueil nous a permis de pénétrer dans un univers où les choses ne durent que l'instant présent, ignorant ce qu'il adviendra du lendemain, comme si cela importait peu. Des narrateurs et narratrices anonymes, se conjuguant à l'imminence qui anime ces récits, des personnages qu'il faut bien nommer pour les affubler d'une légère consistance. Jamais une quelconque familiarité ne les rapproche de l'auteure, qui se garde de toute importance envers ses semblables. Des effleurements suffisent pour cerner l'essentiel. Pourtant, la tendresse enrubanne ces moments distinctifs, ces minutes où le regard se pose sur l'être qui en vaut la peine. Au loin, la mer, froide toujours, lieux intemporels qui ne dérangent personne, les incrustent dans des péripéties suggérées, à peine révélées. Ambiance villageoise et campagnarde, quand le temps est gris ou enneigé, rarement ensoleillé. Le dénuement alentour sert de repères. Jamais un mot inutile n'encombre le discours lapidaire, ni une faille ne l'obstrue. Souvent un regard de biais capte le sujet concerné, l'objet métaphorique. Un style concis, expressif, ne se prêtant pas à la digression, ni au qualificatif superfétatoire.

Il s'agit de situations allusives, comme dans le premier texte où un homme s'apprête à fermer sa boutique de livres d'occasion. Une jeune fille rousse entre en trombe, réclame une tasse de thé. Elle feuillette une " encyclopédie des sciences occultes ", déclare à son hôte qu'il n'a aucun avenir devant lui. Le village qu'il habite non plus. Puis elle s'en va, emportant le livre. De la bouche du narrateur, nous apprenons que c'est un lundi soir. Que la semaine commence mal. Préliminaire qui dirige le lecteur vers les autres fables, aussi fragiles et ténues. Annie laisse la parole à une femme qui, avec une adolescente, à l'aide d'une planche Ouija, interpelle les esprits. Une seule question posée par la narratrice, déclenchera les bruits de la cuisine, où toutes les deux mangent des nouilles. Anthropocène nous plonge dans les souvenirs d'enfance d'un homme qui affirme que les pierres lui parlent. « Je vis seul avec mes fossiles et un vieux chat aveugle. » Il ajoute que les pierres racontent des anecdotes de temps lointains, celles-ci transformées en fougères anciennes ou en dinosaures. Il ne les écoute pas, elles mentent. Mais elles rient et chantent. Brève fiction sensitive, narrée sur un ton de confidence poétique, dans l'attente de la mort. À l'intérieur de ces nouvelles, un livre y trouve sa place, tels un trophée, une mascotte, enrichissant la narration. Parfois, inspirant la description d'un verger, comme celui du récit Un verger, un jour d'apocalypse. Un poète assis sur un banc, prédit à la narratrice que la fin du monde est pour le lendemain. En fait, il annonce la venue de l'hiver, ses odeurs particulières. Il est temps de cueillir les pommes, d'en faire du cidre. Presque en aparté, le lecteur apprend que le poète avait une fille, qui a choisi d'aller se faire percer la langue en ville. On l'a retrouvée morte dans un minuscule appartement crasseux. Cette triste révélation dessine le portrait du poète, le lecteur n'en saura pas davantage mais le ton, une fois encore, est donné, reflétant l'ensemble méditatif du livre. Un détail apparemment anodin dénonce les méfaits de la ville, les contradictions des humains. La possibilité de rêver pour survivre. Mieux ? Pas obligatoirement, mais avant tout, il  faut éviter de mourir. La dernière nouvelle, Earl Grey, clôt admirablement le recueil, sur une note de faux occultisme. Un « mauvais » thé, une vieille dame qui désire parler à sa petite fille morte. Il ne reste plus qu'à jeter dans une boite aux lettres publique l'encyclopédie que traine avec elle la narratrice, depuis qu'une jeune fille rousse l'a subtilisée dans une boutique de livres d'occasion. L'avenir n'a plus rien à dire.

Le livre est composé de cette mouture intimiste, comme l'exige le « petit genre ». Un sculpteur qui rafistole de vieilles statues de saints, un chat mort ramassé par un jeune homme pour l'enterrer décemment. Un autre village, Carmin-sur-Lune, où les gens ont froid, même en juillet. Des descriptions paisibles, des scènes pluvieuses, pour signaler le décès de Mme Fogg. Le thé, les livres et les chats ont une place privilégiée. Ils s'immiscent en douceur, le temps de les mentionner, cela suffit pour que leur présence s'avère indispensable. L'écrivaine faisant part au lecteur de ses préférences. Chats, livres, thé. Occultisme. Univers où les brouillards mouvants adoucissent l'ennui et la désespérance. Où la brume opaque alourdit les silences. Si le présent l'emporte sur l'avenir, pourquoi anticiper ce que chacun ignore ou redoute ? L'enfance fait tache rédemptrice sur les regrets, estompant les événements qui auraient dus être différents alors qu'ils ne sont restés qu'eux-mêmes, indignes du rêve brossé autour. Ne faut-il pas attendre l'été « pour enterrer le reste de notre vie dans la glaise » ? Nous savons qu'ailleurs la vie sera identique parce que nous sommes faits de telle manière que nous ne pouvons changer les habitudes, même si nous tuons le chat d'un coup de pelle.

Magnifique ensemble de textes qu'on ne peut tous citer. Le lecteur appréciera ce que, pour ne pas ratiociner, on n'a pu évoquer. Il est rare de découvrir une jeune écrivaine qui, de la nouvelle, a saisi la succincte atmosphère sans tomber dans le piège grossier d'un bavardage excessif. On souhaite à Caroline Thérien que son talent soit vite reconnu, que ses écrits soient récompensés de prix littéraires qui la mettront sur la sellette du succès.


Ce que l'avenir ne dira pas, Caroline Thérien
Lévesque éditeur, Montréal, 2018, 125 pages