lundi 28 septembre 2020

Balade avec un bluesman itinérant *** 1/2


Plus on vieillit, plus s'affirment les incertitudes, signe de sérénité et de confiance en soi. On n'éprouve plus la nécessité de tout connaître, de tout savoir, on se réfugie vers ce qui nourrit notre marche, la rend plus dynamique, le pas moins lourd. On ne se résoud à aucune obéissance, notre brin de rébellion intérieure nous fait du bien, notre regard n'attendant des choses que leur précarité. On commente le roman de Jonathan Gaudet, La ballade de Robert Johnson. 

Il est né dans le delta du Mississippi, au début du XXe siècle, d'une mère cueilleuse de coton. Destinée tragique des femmes et des hommes noirs, esclaves de cette épopée américaine. L'enfant grandit sans père que plus tard, il recherchera. Il doit se suffire de pères de substitution que sa mère ramène dans sa « cabane ». L'un d'eux finira par se mettre en couple avec Julia, prenant soin de sa nombreuse marmaille. Mésentente du parâtre avec le garçon qui refuse de travailler dans les champs de coton, seule la musique l'intéresse. La mère a compris que son fils était différent des autres adolescents. Elle le protège des colères démesurées de son conjoint. Le jeune homme se mariera, sa femme mourra en couches, l'enfant aussi. Avant que les deux meurent, il avait rejoint des musiciens. Lui-même est décédé à vingt-sept ans. Il s'appelait Robert Leroy Johnson.

Le premier et dernier chapitre décrivent les intentions louables d'un homme, John Hammond, passionné de « musique nègre », producteur et dénicheur de talents de génie, qui désire organiser un concert réunissant musiciens blancs et noirs, réconciliant ces interprètes avec une société timorée. Cela se passe en 1938. L'histoire, à partir de cet apport fictif, nous avise de la mort, à vingt-sept ans, du compositeur, musicien et chanteur de blues Robert Johnson. S'enchainent la naissance de l'enfant Robert, son enfance rébarbative. Très jeune, il saura que le travail des champs, la cueillette du coton, ne sont pas faits pour lui, ni ne veut devenir un esclave des maitres blancs. Après son mariage, la mort de Virginia et de leur enfant, il partira sur les routes du Sud des États-Unis. Sachant à peine jouer de la guitare, il sera moqué, hué, partout où il musique. C'est Ike Zimmerman, pasteur puis musicien de blues connu, qui, pendant un an, le prendra en main, lui enseignera les bases et l'art de la guitare. Quand Robert Johnson réapparait, il est devenu un bluesman hors du commun. Au point que certains, nous dit la légende, insinuent qu'il a fait un pacte douteux avec le diable. Il repartira sur les routes, musicien itinérant, s'alliant avec des hommes de sa trempe, pour eux ne compte que la musique, esquivant la misère violente que les routes comportent. L'alcool, les femmes, les soirées hystériques, éléments qui, avons-nous l'impression, alimentent les jours et les nuits débridés de ces artistes errants, allant d'une ville à une autre. Robert Johnson est non seulement un musicien mais un compositeur qui imposera ses chansons auxquelles il doit sa célébrité, sa renommée actuelle. Homme indépendant et libre, aux longues mains et doigts effilés, selon des témoignages, il enregistrera son premier disque en 1936, son rêve depuis qu'il se manifeste en public. Pour lui, un musicien professionnel doit passer par cette étape. Déjouant la fulgurance de son existence, il aura le temps d'enregistrer vingt-neuf chansons avant de mourir, empoisonné par un mari jaloux. En 1938.

Roman qui décrit, à travers le périple de divers protagonistes, connus ou anonymes, les soubresauts de la brève et prolifique existence de Robert Johnson. Sa famille plus rarement, ses amis musiciens, ses amantes. Évoquant leur histoire personnelle, ces personnes dépeignent non seulement une destinée humaine hors du commun, mais une page de l'histoire des États-Unis des années 1930. La ségrégation, la Grande Dépression en 1929, l'émergence du blues, musique qui a syncopé le travail des hommes et des femmes dans les champs de coton. Les débuts de l'industrie du disque. Beaucoup d'anecdotes nous sont révélées de Robert Johnson, les voix qui interprètent ses sentiments, ses sensations, sont rythmées de quelques paroles d'une chanson. Les vingt-neuf chapitres, concoctés par l'écrivain Jonathan Gaudet, titrés chacun d'un des vingt-neuf enregistrements de Robert Johnson, nous montrent la route, mais l'écrivain, soumis à l'imaginaire, construit le puzzle d'un homme exceptionnellement doué pour la musique. La fin du roman nous fait entendre une petite voix intérieure qui nous parle d'une mère compréhensive, d'une jeune femme amoureuse. Ultime secret ou deuil de Robert Johnson, son goût des femmes, ses beuveries nauséeuses, son amour inconsidéré pour la musique.

Récit sans aucune prétention, combien passionnant, révélant les expériences effarantes d'un homme qui n'a vécu que sur les routes, sans contrat professionnel ou sentimental, partant ailleurs bien souvent par des voies ferroviaires. Trains de marchandises où des rencontres insolites se produisent. L'Amérique d'alors permettant de rêver à l'impossible. On savait peu de Robert Johnson, des airs de chansons fredonnés quand diffusés sur un poste de radio écouté par hasard... Les amateurs de blues seront comblés, Jonatham Gaudet ayant mis son talent d'écrivain, et son cœur, à la disposition d'un musicien pour qui il se passionne depuis nombre d'années. Mission réussie, on s'est laissé emporter par la teneur de cette narration bouleversante, la vie et la mort de Johnson nous ayant fait penser au destin prestigieux, itinérant, de Mozart. Certes, autre époque, mais aussi autre musique, que Mozart n'eût pas dédaigné...


La ballade de Robert Johnson, Jonathan Gaudet
Leméac Éditeur, Montréal, 2020, 341 pages