lundi 1 juin 2009

Guatemala, mon amour ***


Si des livres encombrés de non-dits et de sous-entendus demandent réflexion, d'autres, à l'inverse, nous offrent des histoires qu'il suffit de suivre, sans rien chercher entre les lignes. Elles sont parfois un peu bavardes, mais nous reposent de toute prétention intellectuelle. Ainsi, avec un plaisir souriant et grinçant, on a lu le premier roman de Françoise Cliche, titré L'arbre qui glapit.

Marie Veilleux et Roméo Morin, retraités dans la jeune soixantaine, décident de partir quatre semaines au Guatemala, faire du bénévolat. En fait, c'est Marie qui prend l'initiative d'une telle aventure. Ancienne infirmière dévouée à la cause des démunis, elle suggère à son mari d'aller construire une école déjà en chantier dans un village guatémaltèque où la misère sévit sous toutes ses formes. Roméo n'a pas le choix, depuis quarante ans qu'ils sont mariés, il a toujours cédé aux désirs de son épouse et, depuis quarante ans, « l'amour le mène par le bout du nez. » Il ignore pourquoi une femme aussi belle et zélée s'est éprise d'un plombier béotien comme lui. Marie est aventurière et sereine, lui est sédentaire et angoissé. Elle est extravertie, il parle peu, se livre encore moins. Après des préparatifs mouvementés, où Roméo apprendra que cinq autres bénévoles les accompagnent, ils arrivent à destination ; seule la joyeuse humeur de chacun tient lieu de richesse dans le village qui les héberge. Il y a le père Conrad, le vaillant samaritain, Rigoberta, la cuisinière, dotée d'une bienveillance exemplaire ; il y a surtout Luisa, douze ans, et son petit frère, Raùl, sept ans, orphelins recueillis par le père Conrad. Ce sont eux qui, à la fin de l'histoire, joueront un rôle tragique et déterminant dans le couple Marie et Roméo.

Un roman aussi touffu — resserré, il aurait gagné en rigueur — ne se résume pas en quelques lignes ; nous écoutons Roméo qui, évoquant son héros d'enfance, Bob Morane, essaie de s'adapter à ses compagnons, au climat tropical, à la gentillesse désarmante des habitants du village confrontés à de nombreuses maladies. Lui contre son habitude, ne nous épargne aucun détail sur ce qu'il voit, sur ce qu'il ressent des êtres et des choses. Partagé entre le désir de rentrer au Québec, de contempler les volcans, d'écouter inlassablement les oiseaux, d'apprivoiser la musique. Constamment, la fureur, la révolte, la fatigue l'assaillent au point de détester les hommes et les femmes qui, logés à la même enseigne, tentent de faire bonne figure. Aveuglé par d'incessantes récriminations, il ne se rend pas compte que les jours passant, il s'attache aux indigènes, victimes d'opulents propriétaires sans scrupules. Peu à peu, Roméo se fera un ardent défenseur des « gens d'ici ». Il n'aura d'autre recours que de leur installer une plomberie décente, des arrivées d'eau, une douche publique. Profitant de quelque répit moral, en deux chapitres étonnamment disséqués, pourvus d'émotions parfois désespérées, il entraîne le lecteur dans ses quarante années vécues avec Marie. C'est peut-être là la faiblesse du roman, Roméo se noyant trop longuement dans les hémorragies des cinq fausses couches de son épouse.

Cet homme débonnaire, à la « tête pleine de peurs », tellement sensible aux circonstances qui l'accablent, attendri par le dévouement inconditionnel du père Conrad qui a fouillé son âme, ressemble à l'arbre dont le bois sert à fabriquer les « terribles marimbas », instruments dont le son le rend fou. Roméo ne cesse de glapir, de rugir, de fulminer devant les iniquités flagrantes ravageant le Guatemala autrefois florissant. Il veut aussi admirer le « quetzal », oiseau sacré « devenu sauvage dès l'arrivée des premiers conquistadores. » Capturé, l'oiseau se laisse dépérir. Ces prémices émouvantes nous révèlent combien Roméo est mal préparé à subir la tragédie qui clora leur périple. Sa propre nuit au bout du séjour infernal lui fera connaître la mortification, la culpabilité, la rage face aux événements incontrôlables que son épouse Marie et le père Conrad s'efforceront de minimiser, de résoudre, pour le ramener à la raison. Cahin-caha, ils y parviendront ; cependant, assoiffé de justice, Roméo n'oubliera jamais un jeune visage abîmé par une maladie incurable, son sourire figé dans la mort, alimentant son remords. Mais comme le dit si joliment Françoise Cliche, dix doigts s'ajouteront aux huit qui lui restent pour finir ses jours auprès de Marie et de leur fille adoptive...

Roman touchant, peuplé de rebondissements, qu'on ne peut que recommander. L'écriture déliée et dense, les personnages passionnés et perfectibles entourant Roméo, plus faillible que ses compagnons, méritent notre attention de lecteur, l'indulgence que nous éprouvons pour des êtres perdus en pays inconnu. Touristes dans l'âme, il nous est impossible de cerner en quelques semaines les atomes composant un être humain enraciné dans ses mœurs et sa culture. À moins d'être jeune comme Luisa qui, elle, s'est remise entre des mains secourables, prête à organiser, après douze ans de chagrin, de solitude, un avenir auquel elle n'aurait pu songer.

À signaler un fait inusité. L'auteure, Françoise Cliche, a été, en 2003, l'une des dix finalistes de la catégorie "amateurs " de la Dictée des Amériques. On l'en félicite, la qualité poétique et savoureuse de la langue française de son premier roman ne démentant en rien cette récompense.


L'arbre qui glapit, Françoise Cliche
XYZ éditeur, Montréal, 2009, 270 pages