lundi 28 mai 2018

Guérir un cancer du sein à l'italienne *** 1/2

Joli mois de mai, enfin tu nous ensoleilles. Les arbres ont terminé leur travail végétal. Bourgeonner, composer des bouquets de feuilles. On en aura besoin cet été pour protéger notre peau des rayons nocifs du soleil. Il fut un temps où s'y exposer nous ravissait, on devenait noire comme du chocolat qu'on croque avec gourmandise ! On parle du roman de Jean Bello, La porte entrouverte.

Après avoir lu et commenté le premier livre de cet écrivain, Exil en la demeure, on récidive avec celui paru, il y a quelques semaines. La plume de Jean Bello est avenante, ironique et grinçante. Davantage oratoire dans cette fiction. D'origine italienne, Québécois depuis plusieurs décennies, l'auteur n'a rien perdu de ses antécédents méditerranéens. Ni de sa verve. Il dépeint des personnages truculents ou dramatiques, ceux-ci partagés entre migrer « aux Amériques » pour y faire fortune ou végéter dans un village de montagne où les habitants ont peu à faire, sinon dénigrer le voisinage, surveiller ses moindres gestes, interpréter ses moindres paroles. Les femmes de ces deux romans ont la voix forte et décisive, les hommes se taisent, ne rêvant qu'aux espaces nord-américains. Mais la réputation de chacun et chacune s'avère une question d'honneur. Le repliement de ce microcosme humain, étouffé  par les traditions, influence tout comportement verbal ou gestuel.

On retrouve dans ce deuxième récit des protagonistes qui, précédemment, nous ont marquée de leur audace ou de leur générosité, de leur détermination à franchir des frontières inconnues, du désir de nourrir leurs rêves même s'ils doivent s'effondrer en cours de chemin. Les hommes partent, les femmes attendent, éternelles Pénélope. Ici, la parole est donnée à Amalia, jeune trentenaire, couturière, propriétaire d'une mercerie, encore célibataire, fiancée, disent les villageois, au gentil Peppino qui, chaque après-midi, accompagné d'amies de ladite fiancée, vient chez elle jouer aux cartes, « prendre le café » à l'heure de la sieste. Amalia confie à des cahiers une aventure qui lui serait arrivée quelques mois plus tôt alors que son corps endormi n'en demandait pas tant. Il est important de noter que nous sommes en 1957, à l'automne. C'est une petite chèvre, Caperina, qui, en partie, déclenche l'histoire. Piquée par une vipère, elle sera soignée par Angioletto, le guérisseur muet du village. Les villageois soupçonnent que cet homme a subi ce handicap à la suite d'une grave histoire amoureuse qui aurait détruit sa famille, l'aurait rendu aphasique, personne ne sachant rien de lui. La chevrette sera le prétexte à nous présenter hommes et femmes gravitant autour d'Amalia, dont Carmela Pasquini, surnommée la Baronessa à cause de ses manières affectées et de la situation de son mari, exilé au Canada. Depuis cinq ans, elle vit dans un proche village auprès d'une mère exécrable, mais doit bientôt rejoindre le mari avec les deux enfants. La maison où habite Amalia lui appartient. Ce jour-là, elle confie à cette dernière qu'elle s'est découvert une tumeur à un sein. Elle a peur de mourir, espère de son amie quelque réconfort, sinon des conseils. On doit mentionner qu'Amalia doit la vie sauve à Angioletto, quand elle s'est fait piquer par une guêpe. Allergique aux morsures d'insectes, ce qu'elle ignorait. Le Muet emploiera un étrange moyen pour la soigner, ce qui la troublera, l'homme étant plutôt séduisant. Refusant l'ablation du sein, à son tour, Carmela se prêtera aux soins d'Angioletto, qui, à nouveau, se révèlera un guérisseur très particulier. C'est dans la chambre adjacente à celle d'Amalia que les traitements se font, tard le soir, la Baronessa évitant ainsi les commérages des villageois s'ils apprenaient qu'elle s'est remise entre les mains d'un guérisseur d'animaux. Amélia sera intriguée par les cris, les gémissements, les soupirs exaltant son amie pendant le traitement de choc. N'y tenant plus, une nuit elle entrouvrira la porte et découvrira un surprenant spectacle se déroulant entre le guérisseur et sa patiente, suffisamment édifiant pour que le corps d'Amélia s'éveille à une « sensibilité des profondeurs ». Cela ira pour le mieux durant les séances nocturnes, la tumeur cancéreuse du sein de la Baronessa ayant miraculeusement disparu. Partagée entre la joie et le regret, Amélia ne se doute pas que les traitements continueront chaque nuit, rehaussés des cris, des gémissements de Carmela. Des râles d'Angioletto. Jusqu'au dénouement fatal. Toute bonne chose secrète, surtout exceptionnelle, ayant une fin.

Le romancier profite de cette situation circonstancielle pour dénoncer, l'air de ne pas y toucher, les petites joies, les grandes contraintes auxquelles étaient soumises les femmes de cette époque, pas si lointaine. Un matriarcat règne dans le milieu familial, souvent bâti sur la rancune et la frustration. Les superstitions, l'analphabétisme sont encore de rigueur, la virginité des jeunes filles, indispensable à la réussite d'une union matrimoniale. La dévotion spirituelle entretient une ambiance rétrograde même si les femmes de l'âge d'Amalia prennent leur plaisir corporel à l'écart des attouchements masculins. La jeune femme, qui découvre les exigences charnelles par procuration, a-t-elle fait le rapprochement de l'endormissement de ses sens quand, adolescente, elle avait failli être violée par un garçon de son âge ? On en doute. Depuis ce souvenir odieux qui l'a traumatisée, elle a fui les hommes. Sous un couvert hilarant, agrémenté de nombreuses trouvailles comparatives qui font sourire, Jean Bello dévoile au lecteur les mœurs d'un village italien lors de décennies prohibitives. Le sort des femmes, irrécusable, ne discrédite en rien les soucis des hommes qui tentaient d'échapper aux entraves familiales imposées par une société elle-même embourbée dans des refus et des oppositions. Amalia ne désigne-t-elle pas son village de montagne comme étant somnolent ? Le réveil est parfois long pour sortir d'un sommeil léthargique.

C'est un roman jubilatoire malgré sa teneur bien-pensante. Amalia, jusqu'à la fin de son histoire, nous a divertie, lucide des manquements qui la consument, mais combien imaginative quand elle s'interroge sur l'avenir de ses cahiers, qu'elle se refuse à brûler. La Baronessa, langoureuse et sensuelle, se repliera vers un mari conformiste qui ne lui apportera rien ne nouveau malgré leurs retrouvailles. Ceci n'est pas dit mais après sa relation curative et passionnelle avec le Muet, la résignation fera office d'échappatoire. Déjà, le Canada attire les étrangers, ceux qui ont formé les premières communautés d'immigrants et dont plusieurs, en ce début de siècle, ont pignon sur rue. Jean Bello a commis un tour de force magistral en faisant deviser une jeune femme du siècle dernier sans la trahir d'une parole, d'un geste, d'un sourire qu'elle communique au lecteur. Un indice significatif laisse supposer qu'un troisième roman inspirerait l'écrivain. On en serait enchantée, ce récit nous ayant délicieusement accaparée autant que le premier.

 
La porte entrouverte, Jean Bello
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2018, 176 pages