lundi 3 février 2020

La fin du monde n'aura pas lieu *** 1/2

Le froid ralentit jusqu'à nos plus sereines pensées. On sort peu, on omet de rencontrer nos semblables, on se réfugie dans la beauté du monde. Représentée par des musées qui renferment les témoignages du passé, le temps n'étant jamais immobile. Salles de concerts où les gens devisent à voix basse. On aime ces refuges qui nous font oublier momentanément l'hiver installé à outrance. On commente le roman de Grégoire Courtois, Les agents.

On s'est attachée à l'œuvre de cet écrivain après avoir lu son roman troublant, Surépuipée, l'épopée d'une voiture, sensuelle, étrangement convoitée. Notre regard, sceptique sur certains de ces engins, s'est modifié, on leur accorde une vie parallèle à la nôtre. Ceci dit, pour parvenir aux entrailles du nouvel opus de Grégoire Courtois, car il s'agit bien d'entrailles, de viscères humains, qui provoqueront une catastrophe. L'aventure relatée par une voix masculine, qu'on a identifiée à la fin du récit, se mourra d'elle-même, se confiant dans le huis clos de la tour 35S, tour de verre datant d'un siècle indéterminé, très éloigné de notre civilisation contemporaine. Des millénaires séparent les protagonistes de ce que nous sommes. Peut-être est-ce une erreur magistrale de n'apercevoir que le relief touffu d'un futur alarmant ? On veut dire que ce futur parallèle à notre présent nous talonne. En bas des tours, des villes, que recouvre une épaisse couche de brume, des rues que les bureaucrates, les guildes, redoutent et attirent. Ils imaginent des gens y vivre, les comparant à des chats, bêtes plus que méprisables. Dans ces rues, les réfractaires aux lois du système y sont jetés, des suicidés s'y fracassent. Univers déshumanisé que celui des tours sans âge. Les individus occupant les box blindés sont de toutes parts surveillés. Les guildes se détestent, se menacent, désirant chacune établir un pouvoir territorial indestructible.

Cinq personnages de ce monde désespérant nous intéressent. Ils forment un groupe, plus marginal, plus lucide que d'autres guildes aliénées au système, elles aussi, résidant dans les tours adjacentes. Il y a Solveig qui, pour des raisons esthétiques, s'est épilé le corps, a rasé son crâne. Théodore qui, obéissant à un invisible calendrier, s'est coupé les dix orteils, les jugeant inutiles. Laszlo enregistre la moindre de ses pensées, la pertinence de ses gestes. Clara, artiste, s'autodétruit, scarifiant son corps, ouvrageant la chair de jeunes remplaçants. Et Hick, nouveau venu dans le groupe, excentrique, esprit analytique, leur révèlera, croit-il, la tragédie des rues. Leur travail consiste à surveiller la bonne marche des machines, qu'ils vénèrent, tous et toutes sachant qu'elles sont infaillibles. Elles engendrent, éduquent, logent, nourrissent, gardent ses « créatures domestiquées » jusqu'à ce que mort s'ensuive. Les tours sans cesse aux abords d'une guerre civile, renferment une population vulnérable, vindicative. C'est aux pauses et aux distributrices de nourriture que le danger s'intensifie, des guildes étant constamment aux aguets. Des communiqués officiels émis sur les écrans, les tiennent au courant des événements substantiels de l'entreprise, vie et mort de ceux et celles qui ne conviennent plus à cette société endoctrinée. Mais avant tout, ils travaillent pour éviter d'être « laids, inutiles ». Des suicidés se jettent dans le vide, agacés, les agents les voient tomber de leur baie vitrée. Puis, leur sera proposé le prêt Solidarité afin d'acquérir divers objets, dont un matériau révolutionnaire qui sécuriserait leur box contre toute attaque. Cependant, une condition se pose, aggravant la méfiance des uns envers les autres : les membres d'une même guilde doivent se situer dans un périmètre accessible et non disséminé. Cette condition âprement polémiquée, et une maladresse commise par Solveig à la cantine, déclencheront une guerre sans merci entre les occupants des box. Une terreur s'instaure, sans possibilité d'échapper à la haine environnante.

Ne pouvant dépeindre les ruses fatidiques, les avatars mortifères, parsemant des cadavres dans les couloirs et les box de la tour 35S, animée par cinq agents déjà identifiés, combattant farouchement pour protéger leur piètre existence, on a pris en considération une lueur d'espoir que distille Laszlo à Solveig, lui confiant la présence d'un reliquat du monde ancien, se nichant dans une tour désaffectée : une végétation sous laquelle se dissimulerait une porte enchevêtrée dans les racines et branches de plantes exotiques. Avant d'arriver à une immense terrasse où est censé atterrir Cily Vinière, héritière de la zone ouest de Chicago 3, venue visiter les installations, que Solveig et Laszlo pensent réquisitionner pour les libérer. Respirant un air naturel, Solveig prendra conscience qu'elle est une femme plus qu'une humaine formatée dans un institut qui l'a projetée, en temps venu, dans un monde aseptisé de tout sentiment humain. Cette sensation évoquée par Solveig ne durera pas, suffisamment cependant pour qu'elle se demande si les tours et leurs occupants ne sont pas un leurre. Si eux tous ne sont pas des fictions. Après que Solveig et ses compagnons auront été décimés, c'est Hick, dont les machines n'ont pu détecter ce que dissimule son cerveau, folie ou idiotie poussée à son paroxysme, qui prendra les commandes du box déserté. Toutefois, un doute subsiste, mettant à mal l'infaillibilité des machines, à la suite d'une interrogation écrite de Laszlo : " Sais-tu enfin qui tu es ? "

Après nous être arrêtée sur une interprétation probable de ce roman intense — tant de portes  entrouvertes nous invitent à bifurquer —, c'est une mise en garde terrifiante que nous retenons, figurée habilement par Grégoire Courtois. Nous sommes obsédés par le travail, la consommation. Les performances. Des gens vivent, dorment dans leur bureau, manière d'agir des protagonistes des tours, qui ne possèdent plus que cet insolite habitat. Promiscuité sous-jacente — Solveig travaille nue —, solidarité précaire, constamment mise à l'épreuve, égratignée par un individualisme interdit par les machines : c'est le rassemblement qui opère favorablement. De quoi réfléchir sur nos comportements aveugles, inconscients. Ce que se permet de faire l'écrivain, Grégoire Courtois, son propos retentissant, message ultime délivrant l'essentiel des risques que nous encourons à force de nous éloigner de la nature, de la malmener, pas mieux que de savoir nous abriter de tout abus professionnel. Le roman, contre-utopie, soutient une tension accrue qui a réveillé en notre mémoire les lignes d'inconduite que George Orwell, avant Courtois, dénonçait dans son roman visionnaire, 1984. C'est tout dire...


Les agents, Grégoire Courtois
Éditions Le Quartanier, Montréal, 2019, 296 pages