lundi 27 juillet 2020

Monceaux de souvenirs disparates *** 1/2

L'été encore neuf, illustré de son vert sans poussière, nous fera-t-il oublier que nous vivons une période extrêmement aléatoire, comme si le temps estival devait prioriser les ennuis physiques et mentaux qui ont obscurci la magie fleurie du printemps ? Hier, on s'est rendu compte des lilas fanés, des pivoines fripées, du muguet rabougri. On s'est demandé où était passé le renouveau printanier. On commente le roman de Martina Chumova, Boîtes d'allumettes.

Si nous voulons lire un récit peu orthodoxe, souvent féminin, nous devons nous remettre entre les mains d'une éditrice exigeante. Pour le bonheur de ses lectrices et lecteurs, elle publie des ouvrages qui détonnent de la production littéraire ordinaire. C'est encore le cas avec la fiction-témoignage de Martina Chumova qui narre, sous forme séquentielle, l'histoire d'une femme qui déménage, cherche un appartement à Montréal, la tête et le cœur encore remplis de l'homme de qui elle s'est séparée. Les souvenirs affluent, les maisons se succèdent, la mémoire assaillie par les questions de l'homme qu'elle a aimé. Aucune chronologie n'ordonne le texte. Quand la narratrice se rappelle une balade chez Elena, acheter un lit pour son fils, elle entre dans le paysage alentour, le scindant en monceaux disparates, le lit en question passant au second plan. Elle évoque Julien qui a « entouré [ sa ] folie d'un fil très mince, sur lequel [ elle ] marche en funambule. »

C'est aussi l'histoire d'une immigrante qui essaie de comprendre sa démarche avant de prendre racine dans un pays qui ne sera jamais tout à fait le sien. Aucune mauvaise volonté de sa part, mais, remontant la filière inévitable des souvenirs, elle rassemble peu à peu les éléments qui tressent un héritage. Éternelle part manquante en soi qu'il est impossible de réfuter, la route étant jonchée de cailloux aux angles aigus sur lesquels s'inscrivent « des crépuscules, des chapelles garnies de fleurs invisibles, des ruisseaux dans lesquels [ son ] frère déplaçait des roches de ses doigts potelés. » Des détails murmurés ou vociférés, qu'on ne peut tous extraire, en disent long sur les émotions ressenties chaque fois que la narratrice se rappelle ses origines. Fille d'immigrants qui ont fui l'Europe de l'Est, parfois, elle se rebelle, puis se souvient du voyage entre Prague et Vienne. Le temps écoulé entre les deux capitales quand, poursuivant ses études à Prague, elle allait voir sa grand-mère. Qu'elle soit dans le pays originel, ou dans celui qu'elle choisira plus tard pour y résider, les moindres faits sont relatés distinctement, comme voulant se rassurer, balayer de sa tête la nostalgie qui risque de rompre le fil qui la rattache à Émile, pour qui elle raconte ces faits probables.

L'hiver la mène au parc Jarry, l'étang est gelé, elle peut y patiner. Avec Émile, qu'elle observe sans faillir, comme elle le fait avec les paysages et les êtres de sa jeunesse. Elle dépeint la langue utilisée chez ses parents, la langue pratiquée à l'extérieur. Tchèque et français. Le tchèque, langue des confidences partagées avec sa mère. Son nom mutilé sur ses cartes d'identité, la prononciation s'avérant difficile. Son accent d'étrangère qui lui sert pour simplifier certaines situations, comme celle de faire de l'auto-stop. Lentement, la mémoire déferle, toujours des allers-retours entre le passé identitaire, le présent pragmatique, où trouver un appartement devient une source inépuisable de rencontres invisibles, d'êtres fantomatiques. Des descriptions qui remontent loin dans le temps, dans l'espace qu'elle découvre d'une visite à l'autre, d'une rue à l'autre, sans jamais être convaincue de la réalité qui, parfois, l'agresse. La fatigue, la tristesse, alimentent sa déception de ne rien dénicher qui l'abriterait elle-même et son fils. La perte de ses grands-parents se situe dans un moment de lassitude où elle ne sait plus très bien « qui est mort, qui est vivant. » Remonter le cours des événements, ne plus tenter d'idéaliser le passé, il se distorsionne de lui-même. Certains chemins arpentés sont évoqués avec une tendresse désespérée, il faut se consacrer à la vie journalière, faire face aux encombrements allégoriques qui desservent toute existence...

C'est un livre — est-ce un roman, on n'en est pas certaine ? — qui nous a particulièrement touchée, mettant en un relief évident les difficultés migratoires à cerner un passé fugitif, un présent embroussaillé de la moindre difficulté à résoudre, se soustraire à l'atteinte d'une paranoïa à fleur d'épiderme. Réalisant que nous ne parlons pas tout à fait de la même chose, alors que la chose est identique, différenciée par une culture qu'il faut apprivoiser sans trop se réfugier dans ce qui n'a pas vraiment été, tel que nous l'imaginions. Quelques photos concrétisent la véracité de l'aventure humaine, ici, celle d'une femme qui, visitant inlassablement des appartements, en profite pour s'extraire de la mémoire blessée d'une enfant, d'une adolescente, d'une jeune femme, pas tout à fait semblable aux autres...


Boîtes d'allumettes, Martina Chumova
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2020, 136 pages

lundi 13 juillet 2020

Sur la corde raide de nos certitudes *** 1/2

C'est désolant d'écrire à une personne des mots irréfutables puis, de les trahir sans état d'âme. Quand ce sont des promesses, elles s'avèrent dangereusement inconscientes ou manipulatrices. Ce que nous a confié une de nos connaissances à qui on demandait autre chose de plus superficiel que cette fatale confidence. La vie porte en elle de détestables aveux. On parle des nouvelles de Nora Atalla et d'Alix Renaud, Traverses.

Avions-nous besoin de deux voix et non d'une, comme nous le faisons habituellement, pour ménager notre pile sur le point de s'achever ? Nous avons toutes et tous des livres muets dans nos bibliothèques, qui attendent que nous leur accordions la parole à un moment exceptionnel. Ce qu'on a fait en tirant d'un index coupable, les nouvelles insolites de deux auteurs qui ont eu la générosité d'écrire ensemble. Nora Atalla et Alix Renaud. Si leurs textes sont quelquefois similaires, chacun fait preuve de son talent particulier et sensible. La première, Nora Atalla, nous offre douze brèves fictions qui traitent de situations irrationnelles. Peut-être est-ce la part délirante, sinon rebelle, que nous portons en nous, ne pouvant la confier qu'à la teneur mystérieuse des mots. Des hommes et des femmes se souviennent, d'autres font confiance au présent. Agatha, soixante-dix ans, se rappelle les Fêtes de fin d'année passées joyeusement en famille. Ce soir-là, la solitude la mine, jusqu'à une seconde inespérée où elle entendra un chant de Noël, la sonnette de la porte d'entrée se déclenche. Souvenir ou réalité, cela n'a guère d'importance, Agatha est heureuse, réconciliée avec ses amères pensées. La nouvelle titrée Brèche, nous projette dans une action utopique, celle d'un violoniste qui se promène dans le parc Westmount. Or, à un moment où les notes nostalgiques s'échappent de son instrument, un vieil homme l'aborde, l'invite à se joindre à ses amis, qui participent à un récital musical. Il accepte et se retrouve dans un manoir suranné. Un décalage dans le temps incite à poursuivre la lecture, le jour et la nuit n'ayant pas la même infime consistance. Comment des êtres survenus d'une époque lointaine peuvent-ils avoir accès à notre monde matérialiste ? Cela ne sera pas expliqué mais une brèche dans le temps et l'espace occasionnera la rencontre du violoniste avec une femme qu'il envisage de mieux connaitre dans une autre histoire... Les trois larmes de Ludovic nous ramène à l'enfance. Un jeune garçon se lamente sur le sort de ses parents. Sur le sien. Son père est sans travail depuis un an, la santé de sa mère décline gravement. Noël sera triste et solitaire. Ludovic ira se coucher en pleurant. Mais l'univers de l'enfance possède d'innombrables mirages, dont l'un jouera son rôle féerique quand Ludovic se lèvera au matin, effaçant la désespérance de la veille. Sans visage, récit dans lequel une fillette de cinq ans pleure ses parents, victimes d'un bombardement, ils étaient retournés dans leur appartement chercher la poupée de leur fille. Nous devinons à quelques indices que le pays de l'enfant est en guerre, qu'une personne a recueilli la petite fille. Celle-ci se culpabilisant, porte un masque de plastique, ne parvenant pas à se soustraire aux images qui tourbillonnent atrocement dans sa tête. Ainsi se forgent les nouvelles de Nora Atalla, autour d'un manque, d'un vide sidérant. Ses protagonistes se dissimulent dans un monde où la morale n'existe pas. Où les sentiments humains se confondent à ceux, irréels et rêvés, nécessaires pour vivre ou survivre. Propice équilibre. La bête noire, nouvelle exacerbée par l'apport d'une machine à écrire, ravive la mémoire de la narratrice. La machine a un pouvoir sur elle que n'ont jamais eu les humains. D'autant plus que cette femme, crispée par une cruelle maladie, a souhaité écrire abondamment, jusqu'à la fusion de l'être et de la mécanique. Prémonition symbolique de la part de Nora Atalla ? Les récits de l'écrivaine poursuivent un parcours aimanté vers l'attrait parfois déstabilisant du futur, auquel nous ne pouvons plus échapper.

Les cinq fictions d'Alix Renaud répondent parfaitement aux interrogations de sa partenaire d'écriture, poussant l'aventure encore plus loin. Il n'était pas poète, prélude aux fictions suivantes, nous présente un garçon de dix ans. Fidèlement, il rend visite à un vieil homme qui, désenchanté, a choisi de vivre dans une baraque, aux abords d'une forêt. Ce jour-là, il annonce à son jeune ami que sa mort est imminente, ce que refuse d'admettre l'enfant. Pour le consoler, le vieil homme, âgé de quatre-vingt-onze ans, lui raconte ce qu'a été le monde avant sa perdition dans l'ignorance. Dans la décrépitude. La ville au loin, déprisée, en est témoin, elle a perdu son importance quand les machines qui la dirigeaient sont tombées en panne. Plus personne ne sachant lire, il fut impossible de les réparer mais de revenir hâtivement aux sources :  réapprendre à lire... La ville n'existe plus mais le vieil homme souhaite que l'enfant reprenne le flambeau dévasté par la sottise humaine. Troublante nouvelle qui donne le ton aux textes suivants. L'immuable, ou un homme qui a déjà vécu à une époque révolue, peu lointaine. Avec sa femme, il se retrouvera dans une auberge encombrée d'inconnus qui  témoignent de la présence de cet individu aujourd'hui quinquagénaire. Plus nous avançons dans la lecture, plus se resserre la densité de situations surréalistes, constamment aux prises avec des mondes subversifs. Le groupe qui se réunit dans la nouvelle Les mots roses de Kenny Flex, nous montre des adolescents juger de l'avenir de leur chanteur préféré qui fut une idole talentueuse. Aujourd'hui, affaibli par le succès, il doit mourir. Ne restera de lui que sa chanson fétiche. On a perçu dans cette histoire déprimante la fin d'une société qui représente celle de demain. Ricky n'a pas encore appelé, rassemblement d'une équipe de pompiers pour éteindre l'incendie qui ravage une église. C'est ce qu'affirme le narrateur de ce récit dérangeant, lui-même victime d'hallucinations surprenantes et peu rassurantes. Un élément inusité boucle la boucle, sans trop savoir ce qu'attend le narrateur. Snesnob ou le passage d'un homme qui, pour échapper au caractère atrabilaire de sa compagne, opte pour un monde où manger est interdit. Où le langage quotidien s'inspire de mets culinaires. Retournement de la situation quand le psychiatre à qui l'homme narre ses propos délirants, entre dans une phase de folie intense... Humour qui allège l'angoisse perceptible dans cette fiction démesurément imaginative, ce que nous souhaitons.

Ce recueil, publié il y a une dizaine d'années, est de toute évidence à la croisée des chemins que nous avons traversés, sans qu'une ride ne l'effleure. Ces textes, en majorité symboliques, représentent superbement un univers dans lequel nous vivons, parfois, nous aussi, oscillant entre réalité et fiction. De plus en plus épris de rêves pour échapper à la lourdeur d'une société épuisée. Un pied sur la corde raide de notre lassitude mensongère, l'autre, sur la douceur d'un nuage abrité de nos turpitudes terrestres. Sans aucune forme de morale, pudeur que nous avons appréciée, les récits miroitant les intentions talentueuses, parfois paraboliques, des deux écrivains.


Traverses, Nora Atalla, Alix Renaud
Les éditions Gid, Québec, 2010, 166 pages