lundi 4 mai 2015

L'autre moitié d'une famille ***

C'est étrange de percevoir derrière la nouvelle monture de nos lunettes, un visage qui n'est pas le nôtre mais le visage d'une personne qui nous est chère. La teinte identique des branches jouerait-elle le rôle du caméléon ? Ou bien, nos profils se ressemblant et s'épousant, tel un bas-relief byzantin, auraient-ils succombé au charme mimétique ? On parle du premier roman d'Ariane Cordeau, Moitié vrai.

En règle générale, les histoires de famille ne nous passionnent pas outre-mesure. Avec parcimonie, on se faufile dans les premières pages, bien souvent on ouvre un autre livre. Cette fois, on est tombée sous le charme de Marie, alias Mimi pour ses proches. Elle est mi-trentenaire, avocate des causes perdues. Ses parents ont divorcé quand elle avait dix ans. Sa mère, Christine, immigrante française, vit aux Éboulements avec un fils de vingt-trois ans, sans père. Pierre, père de Mimi, brillant avocat québécois, est retraité à Brossard. Cet homme est tellement malcommode que Mimi finit par se persuader qu'il n'est pas son père. Dans sa jeunesse, sa mère n'a-t-elle pas eu un amant, le palefrenier du domaine familial, en Bourgogne ? À la suite de cette interrogation hasardeuse, Mimi décide de partir faire la lumière sur ses origines.

Nous la retrouvons en France, sur les terres de sa famille maternelle. Plus personne n'y habite, les lieux autrefois florissants ne sont plus que photos jaunies. Seule une tante sénile y demeure avec son chien. Elle s'entichera de Mimi, lui réservant des surprises dont celle-ci se serait passée. Après maintes questions sur Christine, sur Gérard — le palefrenier —, sur les descendants, Mimi continue son périple vers Bédarieux, là où l'ancien amant de sa mère a fondé une famille. Dans le train, Mimi fera la connaissance de Paul, de qui elle s'éprendra. Un signe trop flagrant du destin qui la poursuit. Arrivée à Bédarieux, l'enquête menée de main ferme par la trentenaire se complique, pour devenir impossible à démêler sans que des drames surgissent, que des questions foisonnent, que des cris et des larmes libèrent des impairs familiaux étouffés par la bienséance. Quand les êtres, revenus à plus de sincérité, occuperont la place qui leur était assignée, des hommes et des femmes se seront inventé une morale discutable sur leur manière d'agir. Entre-temps, des décès seront survenus, des héritages auront levé les masques sur la mesquinerie de l'être humain, sur la bonté de quelques autres, sur la solitude que chacun se crée pour s'inventer des histoires à dormir debout. Débrouiller les cartes, en construire un château, friable comme la pierre soumise aux erreurs humaines, au désir légitime de laisser une trace derrière soi. Dans la pierre, dans la chair, dans ce qui est périssable. Mimi, anxieuse et rêveuse, excessive et maladroite, a déballé beaucoup de vieilleries — les robes anciennes dont elle s'affuble justifient son manque affectif — pour aviver des évènements qui, sans son intervention, seraient restés endormis, protégés par les murs décrépits d'un château dont nous ignorons ce qu'il adviendra entre les mains d'héritiers cupides. Une bergerie, dépendance du domaine, ne suffit-elle pas pour s'offrir une once de sérénité, rassembler une famille sur le point de se désunir ? Cette moitié sur laquelle plus personne ne comptait pour se raccorder et non plus taire ses origines.

Roman du silence coupable, des aveux grinçants. De l'incompréhension déchirant un père et une fille qui, contrairement à ce que pense Mimi, se ressemblent énormément. Une admiration réciproque leur a fait emprunter le même chemin professionnel, que Mimi, aveuglée par sa mauvaise foi, refoule. Un déboulé de sentiments l'anime, elle se perd dans un dédale de frustrations sentimentales qui ne font qu'accentuer son besoin de fuir vers un ailleurs habité par un père imaginaire. Autant conclure qu'elle perdra le vrai et le faux, ses oscillations ambivalentes n'en finissant pas de se nourrir de l'un et de l'autre.

Le dynamisme de l'écriture, l'élan rarement essoufflé du style nous font oublier quelques situations convenues. L'humour un brin folklorique nous a fait suffisamment sourire pour souhaiter que l'auteure, Ariane Cordeau, récidive avec le plus et le moins que nous espérons d'un roman. Par exemple, le couvert dressé dans le parc par la vieille tante pour vingt-cinq invités, fils, belles-filles et leurs enfants, qui ne viendront pas. On a pensé au repas champêtre, émouvant, des Grandes Espérances de Charles Dickens. On aurait aimé que de tels tableaux s'animent davantage, nous enchantent plus souvent...


Moitié vrai, Ariane Cordeau
Leméac éditeur, Montréal, 2015, 208 pages