lundi 8 novembre 2021

Une amitié où les fleurs et la mort se côtoient *** 1/2


D. nous dit qu'à son âge, l'avenir ne compte plus. Chaque jour se conjugue au temps présent, trop rapidement. Le souffle est court, le corps tremblant, les jambes sont lourdes. On l'écoute sans répliquer, on a l'habitude de ses divagations à deux heures du matin. Heure fragile autant qu'elle, qui vacille au rythme de son corps que contredisent les pulsions effervescentes de son existence. On a lu le roman de Danielle Trussart, Tuer le temps. 

Romans de tête, romans de cœur. Il nous arrive parfois de les classer dans cet ordre, réalisant que ces dernières semaines, les livres à connotation intellectuelle nous ont offert de surprenants récits où le cœur s'investissait en deçà de la tête. Récits cérébraux qu'on ne dédaigne pas, bien souvent interprétés dans l'intimité imaginaire de l'écrivain-e. On a donc éprouvé un grand bien-être en parcourant l'histoire de Claire, concoctée intelligemment par une auteure qu'on lisait pour la première fois. Peu habituée à savourer autant de sentiments découlant d'une profonde amitié, on s'est laissé aller à la complicité entre deux femmes qui profitaient du répit de la maladie de l'une pour sortir l'autre de ses personnages élaborés dans son chez-elle, à Montréal. L'histoire est bellement humaine, ce qui n'est pas toujours facile : parvenir à ce degré de détachement de soi pour se consacrer à ses semblables. Une femme retraitée, Claire, autrefois psychologue, atteinte d'un cancer généralisé, demande à son amie d'adolescence, Marianne, de passer son dernier été avec elle dans sa demeure familiale, près de Charlevoix. Marianne, qui écrit un roman, est peu tentée de perturber ses personnages, et elle-même, en séjournant à la campagne. Mais par amitié pour Claire, elle cédera à ses instances de malade condamnée. Ce qui nous vaut un séjour nostalgique dans « l'immensité du dehors » en compagnie de ces deux femmes, renouant avec deux amis de Claire. Fernand et Jacinthe. En filigrane se tient Simone, le grand amour de Fernand, qu'il a laissé s'échapper durant sa jeunesse, répondant à son attirance irrépressible vers d'autres espaces. Ces acteurs seront dépeints avec beaucoup de poésie par Marianne, à travers le regard compassé et sensible de l'écrivaine, Danielle Trussart. Dans ce parcours humain se profile la mère de Marianne de qui elle évoque la jeunesse altérée,  sa maladie et sa mort. Claire s'est liée avec des êtres marginaux comme pour se retrouver en elle-même, miroirs exubérants que soupçonne Marianne quand Fernand et Jacinthe évoquent des réminiscences qui ont trait à leur passé d'homme et de femme amochés par la vie. Autour de ces âmes blessées, s'épanouit la nature, bienveillante, où les fleurs symbolisent des moments de grâce, des moments où la vie ne tient plus qu'à un fil. La maladie flétrit lentement le corps épuisé de Claire, sur la table se fane un gros bouquet de fleurs sauvages. Les pétales, un à un, tombent, ramassés par Marianne, jetés dans la première neige, avant de fermer la porte de la grande maison. De retourner chez elle, le cœur lourd d'un deuil...

Tuer le temps est une manière de le prendre pour regarder autour de soi. Entrer dans l'intimité d'individus que nous connaissons peu. Marianne négligera son roman, trop occupée à relater les souvenirs qui l'assaillent à propos de son adolescence partagée avec Claire. À l'école, celle-ci, éprise de liberté, disait étouffer dans le paysage champêtre que limitait la cour de récréation, contrairement à Marianne qui se sentait à l'aise dans le repère des murs citadins. Marianne, indulgente, opposée à la personnalité turbulente de Claire, celle-ci révoltée contre les jours qui lui restent à vivre. Des petits riens la rassérènent : ouvrir une boite empilée de photos sur lesquelles elle se penche, se souvenant ou inventant ce que furent ces instants privilégiés. Ainsi, elle voyage du passé au présent, et inversement, appréciant la retenue de Marianne qui, ayant parfois besoin de se distancier, se retire dans sa chambre ou rejoint Jacinthe dans un « vieux chalet rafistolé que camouflait une haie échevelée et haute [ ... ] » Poétique façon de donner le ton à une femme que l'existence a malmenée, décrivant ses heurts avec les humains mais aussi la réconciliation avec la présence occasionnelle de petites bêtes sauvages, la cueillette d'une écorce, d'un caillou. Si on s'attarde sur ces détails c'est qu'ils nous valent des pages intenses d'une apparente simplicité, comme pour conjurer le mal invisible qui dévore le corps de Claire. Se repaitre d'un lieu presque intemporel, feutré, nécessaire à Marianne pour mieux affronter les questions désespérées de Claire que la maladie ronge. Même les allées et venues des oiseaux dont elle recherche la terminologie, s'avèrent une manière de conquérir un morceau du monde, d'agrandir son domaine sans effusion de sang, sous le regard attendri de Marianne qui l'observe se laisser prendre à son jeu.

Roman des révélations pudiques, des gestes affirmés de la part de Marianne, qui vagabonde entre les êtres et la nature. De l'immobilité de Claire qui, elle, voyage dans le passé à coups effrénés de la mémoire momentanément infaillible. Mais surviendra un drame qui fera éclater ce semblant d'ordre paisible, affaiblissant les uns, affranchissant les autres, la solitude ayant le goût âpre de l'abandon. Carl, le compagnon de Claire, qui lui rend visite chaque fin de semaine, la ramènera dans un hôpital montréalais, sa souffrance exigeant des soins appropriés. Marianne attendra patiemment le verdict fatal pendant que le bouquet de fleurs sauvages se fane. Fiction émouvante, transpirant de tendresse, subtilement architecturée, capturant le souvenir d'une mère disparue, sans cesse abordée. Récit qui nous fait penser à un volcan subitement éveillé dont la lave coule dans une vallée florissante, ici, de larmes. Il n'y aura plus qu'à fermer la porte, emportant avec soi les plus précieuses de nos attentes, de nos humbles richesses acquises durant une saison où s'entremêlent l'or des humains contenu en eux et de tous les paysages, intérieurs, extérieurs. Dernier geste touchant de Marianne, cette porte qu'elle clôt en partant, que soulignent quelques mots endeuillés mais aussi un retour possible vers la ville, là où se conjuguent, silencieux, le chagrin et la sérénité.


Tuer le temps, Danielle Trussart

Lévesque Éditeur, Montréal, 2021, 150 pages

1 commentaire:

  1. Très belle écriture, pleine de sensibilité, de calme, de paix. Souvenirs heureux, tristes aussi, comme la vie faite de bonheurs et de malheurs. Mais toujours la vie. Ce paysage intérieur qui se marie au paysage extérieur. Recherche opiniâtre de l'amour, mais quel amour ?

    RépondreSupprimer

Commentaires: