Nous voici pénétrés d'une saison différente. Le soleil décline, les jours raccourcissent, les orangés se dépouillent de leur rutilance estivale. On jette un clin d'œil désabusé du côté des vêtements, nous disant que le coton et la laine feront bientôt place au lin et à la soie. Le chauffage grogne dans les radiateurs, on entrouvre les fenêtres, on ne les ouvre plus. Déconvenue attristée du temps qui nous rappelle à l'ordre des saisons. On a lu le roman de Maxime Mongeon, Cette vie qui n'est pas la tienne.
Depuis plusieurs semaines, on est dans la foulée des livres qui contiennent beaucoup d'émotions nostalgiques. Livres intériorisés, d'où peut-être cet épanchement de sentiments trop longuement retenus, par le procédé de l'écriture. Il suffit de s'en aller vers des lieux ignorant nos habitudes pour que la vulnérabilité de la mémoire altère nos certitudes. Ce qui arrive au narrateur du roman de Maxime Mongeon qui, las de son existence monotone, profite d'un élan de tendresse sensuelle envers sa femme, Céline, pour lui annoncer qu'il va faire un voyage qui l'éloignera d'elle et de leurs fils. Ce qu'elle approuve pleinement, ayant saisi le désarroi de son compagnon, qui cherche autre chose en lui. Ou ailleurs. Ailleurs qui ne sera jamais nommé mais dépeint quand il prendra pension dans un café-hôtel, loin de la ville, proche de la mer. Nous sommes prévenus de la violence du climat politico-social. C'est l'armée qui dirige sauvagement l'île, les meurtres neutralisant la vie de ceux qui résistent. Règne l'omerta, ce que comprendra le narrateur quand il essaiera de parler de l'assassinat d'un homme, commis à son arrivée.
Préambule obsessionnel dont se sert le narrateur pour nous confier que son voisin, Sam, s'est noyé dans sa piscine. Accident, suicide ? Sam était un écrivain méconnu, auteur de plusieurs essais négligés par la critique. Bouleversé, le narrateur a emporté quelques livres de Sam sur l'île, une part de sa correspondance, se souvenant de ses infractions dans sa maison, autorisées par le fils. C'est un fil d'Ariane que le narrateur utilise, enfermé dans sa propre grotte pour nous faire part de ses intériorités de cinquantenaire désenchanté. Les êtres qu'il côtoie, ceux du café-hôtel, ont fait le choix de s'installer sur l'île corrompue pour échapper à quelque modernisme qu'ils jugent néfaste, contrairement à lui qui a toujours manqué de courage pour satisfaire ses nécessités, comme celle d'écrire, s'étant contenté de conformisme. Il y a Alexandre, le chef de cuisine, jeune homme au regard plein de bonté, avec qui il crée un silencieux lien cordial. Maria, femme à tout faire, que le narrateur admire, « telle une reine dont la modestie irradie. Elle possède cette démarche à travers laquelle le sort du monde semble jeté. » Mais il y a surtout le botaniste, « grand gaillard aux lunettes rondes » qui répertorie toutes les espèces de plantes, avec qui il se liera malgré lui, le botaniste ayant saisi la débandade mentale du voyageur. Son état gravement dépressif. D'autres, marginaux, comme Pierre et sa femme Francine. Le narrateur, entre ses contemplations sur le magistral paysage océanique, s'enferme dans sa chambre à lire les essais de Sam, sa correspondance. Dans un calepin ordinaire, il prend des notes, mentionne sa relation bancale avec sa femme, Céline, la mort de Sam qu'il a sorti de la piscine, regrettant amèrement de ne pas lui avoir accordé plus d'importance, leurs conversations se limitant à celles d'un bon voisinage. Il s'enfoncera de plus en plus dans un remords inconcevable, mêlant sa vie et son désir d'écrire, ignorant que Sam se penchait sur le sort du monde, le sien se limitant à son couple, ses fils, son travail. Traumatisé par le décès de son voisin, il se rendra chez un psychologue, pensant disséquer sa souffrance mais le spécialiste semble décontenancé par les propos de son patient, inapte à diriger sa vie, à donner un sens à ses désirs embrouillés dans une démission prématurée, dépassé qu'il est par ses rêves émiettés, par ce qu'il désirait entreprendre alors que Sam, veuf, se démenait pour le mieux avec les mots, ses vérités profondes. Le narrateur donne l'impression de vagabonder dans un rêve enfantin d'où est exclue toute forme de maturité. Il ne choisit pas, influençable, il subit. Il se baigne dans l'océan avec Alexandre, boit des bières offertes par Pierre, patron de l'hôtel. Rien de consistant n'émane de sa retraite, oubliant même de donner de ses nouvelles à sa femme. On dirait que la sentence qu'il énonce contre lui dans la maison de Sam, qui donne le titre au roman, contient ses problématiques, ses refus à faire partie du monde. À l'affronter dignement. Ses réminiscences portant sur ses proches sont effleurées, telles ses relations avec ses collègues de travail. Se délie douloureusement l'existence cauchemardesque d'un homme qui se pense victime d'un songe inaccompli, la vie ne tenant qu'à un fil noué de ses surprenantes déconvenues.
Il faudrait citer des pages entières de ce magnifique récit, pour mettre en relief la poésie qui découle des réflexions du narrateur, conjuguées à la voix de l'écrivain Maxime Mongeon, qu'on a lu pour la première fois. Découverte littéraire impressionnante qu'il eût été impardonnable de négliger parmi les livres de cette fin de saison. L'histoire pathétique de cet homme demande une certaine exigence de lecture mais plus on l'accompagne dans ses contradictions, plus on se demande ce que peuvent lui apporter les personnes qui, comme lui, se laissent aller aux bienfaits de l'île, loin de l'armée meurtrière, loin des menaces qu'il a subies à l'aéroport. Portrait, car c'en un, d'une existence refoulée au centre de ses manques vitaux. C'est un jeune inconnu qu'il a regardé fixement dans les yeux, alors qu'il aurait dû baisser les siens, sur les conseils du botaniste, qui se fera le justicier de ses imprudences velléitaires. Se jetant dans une piscine imaginaire d'où il sera peut-être sauvé par une pensée fulgurante vers Sam. Le botaniste qui aura lu son calepin, confidences que le narrateur aurait dû évoquer à voix haute, le défaisant de ses erreurs humaines ramassées d'une œuvre qui le dépersonnalise, le réduit à l'état d'un homme qui a construit son enfer dans une île empoisonnée de ses rebelles, « paradis désolé qui m'avale tout entier. » N'est-ce pas la signature d'un homme qui refuse toute présence, se réfugiant dans des « petits bouis-bouis » lieux où il se sent réellement vivant, se contaminant lui-même de ses rejets, de ses peurs, de ses outrances ? Dans une solitude exacerbée par la beauté du paysage qu'il ne sait partager, seulement dépeindre, comme si les mots n'avaient aucun pouvoir sur les fatidiques illusions qu'il s'est créées pour accéder à une vie qui lui a échappé, se désespérant de sa brièveté, du peu d'attention qu'il lui a concédé, vie que nous ne pouvons jamais recommencer...
Cette vie qui n'est pas la tienne, Maxime Mongeon
Leméac Éditeur, Montréal, 2021, 135 pages
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