lundi 21 juin 2010

Terreur et passion au Cambodge *** 1/2

On a déménagé, les arbres se balancent gaiement devant la porte-patio du salon. Plus loin, la rivière coule, calme, allongée, à l'intérieur de rives abritées d'herbes hautes, de fleurs sauvages. On voudrait que la paix environnante nous fasse oublier les atrocités du monde, mais on ne peut pas. D'où notre lecture du roman de Kim Echlin, Un jour, même les pierres parleront.

L'histoire se déroule durant le génocide cambodgien pendant lequel deux millions de personnes ont été torturées, massacrées. Loin, très loin, les Nations unies veillent. Elles plaident la démocratie, mais ignorent les combats, les camps dissimulés dans la jungle, le trafic d'armes et le peuple, le « champ de mines qui s'étend du golfe de la Thaïlande aux frontières du Laos. » Les gens disaient que les Nations unies superviseraient les premières élections. Se nourrissaient d'illusions pour survivre.

Trente ans plus tard, Anne Greves raconte sa passion pour Serey, un étudiant cambodgien en exil. Elle avait seize ans, lui était son aîné de six ans. Ils avaient fait connaissance dans un bar du Vieux-Montréal, L'air du temps. Anne était là avec son amie Charlotte et d'autres filles, pour écouter chanter Buddy Guy. Entre eux, ce fut définitif, bien que Serey attendît l'ouverture des frontières de son pays pour repartir... À l'époque, Anne habitait chez son père, homme débonnaire et généreux. Sa mère était morte durant sa petite enfance. Confiée à Berthe, jeune femme qui entraînait la fillette à « entendre Etta James dans un club de blues sur Saint-Laurent », Anne a vécu une enfance peu orthodoxe, et quand elle rencontre Serey, elle connaît le blues et le jazz sur le bout des doigts. Si la musique et les chansons les unissent, une tendresse désespérée, insoutenable, renforcera un lien légitime : Anne recherche l'amour de sa mère, Serey son pays et sa famille. Ne dit-elle pas que de sa mère, elle a appris « que ceux qu'on aime peuvent disparaître soudainement, inexplicablement. » Finalement, Anne désertera la maison paternelle pour vivre avec Serey. Il inculquera à son amante certains rites du Cambodge, lui parlera de ses parents, de son frère cadet. Du règne sanguinaire de Pol Pot. Anne est tellement vulnérable qu'elle ne mettra jamais en doute l'amour que lui porte son amoureux, alors que celui-ci se reflète en elle. Phnom Penh, lancinante litanie, point de repère tangible quand, onze ans plus tard, Anne abandonnera tout pour retrouver Serey qu'elle a cru reconnaître à la télévision, dans la foule cambodgienne. 

Drame émouvant et poignant narré par une femme entièrement consacrée à son amant. Un tel amour aurait-il abouti à quelque harmonieuse continuité en temps de paix ? Souvent, les guerres alimentent des sentiments exacerbés par les ombres tenaces de la mort, rôdant autour d'êtres préparés inconsciemment à cette ultime éventualité. Serey aurait-il rejoint Anne à Montréal ? Si dans des circonstances dramatiques la question ne se pose pas, cela signifie qu'en temps de guerre, une part irrationnelle en nous dirige nos agissements. Les aberrations dont Anne est témoin attisent en son for intérieur des sentiments mitigés, dictés par une culture qui la trouble, la séduit, malmenés par la barbarie d'hommes qui tuent sans raison. Vie et mort, affliction et conformité, vérités et mensonges, méfiance et délation, chaque contraire anime les jours et les nuits rattachant Anne à des paysages grandioses, à des êtres désintéressés qui l'aident à se construire un semblant de vie. Mau et Will, deux hommes dévoués à sa cause et à celle de son amant. Ce dernier ne confiera jamais à Anne qu'il travaille pour la résistance, qu'il rédige des discours pour l'Occident. Officiellement, il est traducteur. Préoccupée par son amour pour Serey, elle sillonne, curieuse, les rues pittoresques de la ville, s'acquitte de ses manques affectifs en s'adressant en kmer à des personnes inconnues, soumises aux restrictions contraignantes de la guerre. Plus tard, ayant attrapé le virus de la « fièvre des os » Anne, enceinte, accouchera d'une enfant mort-né. Plus tard encore, Serey sera tué lors d'un rassemblement de l'opposition. Risquant sa vie, accompagnée de Mau, Anne le recherchera : roulera son crâne dans un canal, au fond des eaux... Après avoir été emprisonnée, maltraitée, elle sera expulsée du Cambodge. De retour au Québec, elle se mariera, aura deux fils. Son mari partira, « il disait que c'était une erreur [...] ». Devenue « une femme d'un certain âge », Anne implorera Serey de revenir à la vie, qu'elle puisse sentir son souffle. Elle voudrait l'entendre chanter et chuchoter son nom une dernière fois...

Roman dérangeant, éveillant la mémoire endormie, la voix assoupie de la conscience. Écriture saccadée, telle une respiration remplie de sanglots, sur le point de s'éteindre. Amour et haine, silence et bruit. Kim Echlin adhère à l'inutilité de la guerre, évoque l'abrutissement d'esprits pervers, le besoin de se soustraire à l'ordinaire, de conquérir un pouvoir douteux. Que sont devenus les tortionnaires des massacres qui se répètent sans qu'aucune leçon n'en soit tirée ? Entre lumière et noirceur, le roman contient l'espoir désemparé, la mémoire outragée d'une femme qui a aimé un homme au delà de l'amour. Qu'est-ce que l'homme ? se questionne Anne à la fin de son douloureux périple. Réponse lapidaire et infinie : « La cruauté humaine se transforme en note de musique, en une phrase cadencée. »

On signale la sensible et intelligente traduction de Sylvie Nicolas.

Un jour, même les pierres parleront, Kim Echlin
traduit de l'anglais par Sylvie Nicolas
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2010, 254 pages

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