G. analyse l'érotisme sans le dissocier du sexe, ce qui nous surprend désagréablement. N'y a-t-il pas dans l'échange de deux regards, dans la complicité d'un geste, dans l'allusion d'une phrase, plus de sensualité que dans la chair consentante ? L'imagination, féale de tant de beauté suggérée, peut-elle, pour une fois, désacraliser le sexe, le situer au niveau de l'artefact ? On parle du roman de Rawi Hage, Carnaval.
Fidèle à lui-même, l'écrivain entraîne le lecteur dans la dérive d'une ville en fête, dans le délire d'une foule en liesse. Fly, le bien-nommé, est chauffeur de taxi, ce qui lui permet d'observer d'étranges créatures, de les présenter tels des marginaux, la plupart l'étant, le carnaval de la rue se prévalant d'une telle audience. D'après Hage, ancien chauffeur de taxi new-yorkais, deux catégories de ces phénomènes hantent la métropole, les araignées et les mouches. Les premiers attendent une éventuelle clientèle, les deuxièmes arpentent la ville, se font héler à leurs risques et périls. Fly est un vagabond, un intrigant qui ne choisit jamais deux fois la même route. Il est une mouche. Enfant, il a appris à voler dans un cirque. Son père pilotait un tapis volant, sa mère était trapéziste. Le père n'a su résister au discours d'un homme portant la barbe et une robe longue. Les tapis ne servent qu'à la prière, affirme-t-il avant de partir, abandonnant sans remords femme et enfant. La mère happera dans ses cordes tissées toutes sortes d'êtres exclus de la vie ordinaire. Des avaleurs de sabre, des clowns, des dompteurs de lions. Parodie d'une existence dissolue que Fly contemplait du haut d'un tapis de son père. Sa mère mourra, n'ayant su planer habilement du haut du chapiteau. La femme à barbe recueillera l'enfant désemparé. Une longue et tragique traversée les surprendra partout où ils devront s'arrêter pour démontrer leur talent de marionnettes rejetées par une société bien-pensante.
Le roman s'inscrit dans une lignée d'hommes et de femmes qui monteront à bord du taxi de Fly, ne connaissant que la lourdeur épuisante de leurs pas sur le sol. Zee, le dealer. Otto, révolutionnaire au grand cœur, Aïsha, sa compagne, qui se partage avec Fly. Linda, prostituée espagnole, son « maquereau », Fredao. Gunther, dandy masochiste désenchanté, qui se livre à des ébats érotiques avec une écrivaine oubliée de livres pornos. Une panoplie d'êtres plongés dans les eaux troubles d'une existence perdue d'avance. Comme si était là une rédemption possible de l'âme humaine représentée par Mary, dévoreuse de livres, que Fly invite chez lui après avoir mis son mari hors de son « navire ». On a omis de mentionner que l'appartement misérable de Fly déborde de livres hérités d'un « bon » docteur distrait. Sally, autre prostituée, se dévoue, avec deux consœurs, à des usiniers étrangers qui n'ont pas les moyens de quitter leur chantier. Il y a encore les chauffeurs de taxi qui se réunissent, eux et leurs malheurs, leurs vantardises, au café Bolero.
Les moments enjoués du roman se déroulent entre Fly et Zaïnab, étudiante intelligente et méfiante, locataire du logement au-dessus de chez Fly. Escaliers et rues demeurent les lieux de leurs rencontres imprévues, inspirant leurs échanges savoureux. Derrière la dureté apparente des protagonistes, se dessine le discernable des sentiments que camouflent les insectes humains, déjà mis en évidence dans le roman précédent de Rawi Hage, Le cafard. Le carnaval bat son plein, comique et tragique, à mesure que l'action se déroule ; Fly, présence dirions-nous voyeuse, témoigne de l'incapacité à toute réconciliation, encanaillant davantage un passé trop houleux pour espérer s'en relever indemne. Même les êtres innocents comme Tammer, fils de Linda, ne pourront trouver grâce auprès d'un microcosme social englué dans un fatalisme redoutable. Meurtrier.
Le roman, séquentiel, démesurément ironique, saturé de cocasses et loufoques situations, comme celle de vouloir convertir des réfractaires à la lecture, Fly poétisant en d'admirables anamorphoses, ne se complait jamais dans de sordides réminiscences. Quand le monde de Fly sera en déséquilibre avec le cirque de sa jeunesse, il se jettera à corps perdu dans la magie du trompe-l'œil, essayant de recomposer un puzzle où les pièces défigurées ne s'accorderont plus avec les livres tant aimés, tant défendus. L'essentiel est ailleurs au-delà de la dérision omnivore, insectivore. Il ne reste qu'à larguer ce que nous pensions indispensable. À s'envoler. Ce que fera Fly après être allé saluer un homme qui s'est refait, grâce à une femme, travailleuse de la rue. Autre cirque.
Une fois encore, on mentionne la qualité de la traduction, signée Dominique Fortier.
Carnaval, Rawi Hage
Traduit de l'anglais par Dominique Fortier
Éditions Alto, Québec, 2013, 384 pages
Magie d'un récit singulier dans les eaux troubles de l'âme humaine , servi par votre critique qui sait si bien nous surprendre au détour d'une phrase avec l'un des jolis mots dont vous avez le secret . Merci Dominique
RépondreSupprimermerci Brigitte. Je ne comprends pas qu'avec votre d'écriture talentueuse, vous ne participiez pas à un concours. De nos jours, on y accepte n'importe qui, même des personnes qui savent à peine écrire! Vous avez donc beaucoup de chances de l'emporter!
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