Le temps passe, l'hiver tire à sa fin. Allègrement, on envisage les prochains mois qui nous éloigneront des livres, nous propulseront vers des projets tout autres. On se rapprochera de personnes qui nous ressemblent, savent se taire quand il le faut. Au soleil, notre mémoire caméléon retiendra l'essentiel de ce qu'il faut entendre. Oasis rigoureuse où les fâcheux n'auront aucune place. On les laissera très loin derrière, à mâchouiller leurs rancœurs. On parle du roman de Sergio Kokis, Un petit livre.
On connaît peu l'œuvre prolifique de cet écrivain, lauréat de grands prix littéraires. Pourquoi lit-on un livre plutôt qu'un autre ? Question à laquelle on ne saurait répondre. Cette fois, le hasard a mis entre nos mains le dernier opus de Kokis, on ne pouvait passer outre. L'homme qui fait les frais de cette histoire crispante s'appelle Anton Antonitch Setotchkine, il a trente-neuf ans, est chargé de cours de langue et de littérature russes à l'Institut de formation des maîtres de Moscou. C'est la fin de l'année universitaire, ce soir-là, le professeur rapporte chez lui les dissertations de ses étudiants, ne se doutant pas du danger qui le guette. Une de ses étudiantes parmi les plus douées, et dont le père est un haut gradé de l'armée, en guise d'examen final a glissé dans sa « besace » un livre subversif signé Ievgueni Ivanovitch Zamiatine, accompagné d'une note explicative. Nous sommes au début des années 1930, Joseph Staline est au pouvoir et a établi une dictature personnelle. La délation bat son plein, chacun se méfie de jusqu'à son ombre. Dès 1921, le livre de Zamiatine, Nous autres, est censuré par le régime soviétique, son auteur a dû s'exiler en France où il mourra dans la misère.
Terrorisé, aidé de vodka et de cigarettes, sécurisé par l'absence momentanée de sa femme, Setotchkine lira l'ouvrage, nous fera part de son mariage désastreux avec une de ses anciennes étudiantes, de quatorze ans de moins que lui. Son parcours d'homme timide, introverti, son retour de la Première Guerre en 1918. Usant d'introspection, il finira par admettre qu'il est un dissident qui s'ignorait. Le livre de Zamiatine lui a révélé d'où lui venait son obscure marginalité. Pour son bien-être mental, il aimerait le remettre à la jeune femme qui s'est permis une telle indiscrétion. Le lendemain, arpentant les couloirs et la cantine de l'université, il ne peut que constater son absence. Après bien des tourments d'ordre paranoïaque, il finira par laisser le livre dans sa besace. Plus tard, il sera arrêté pour une raison à laquelle il ne s'attendait pas. De fil en aiguille traîtresse, il sera suspecté de rébellion intellectuelle, ce qu'il admettra face à un inspecteur contaminé par l'absurdité de la machine totalitaire soviétique. Des interrogatoires exténuants, des nuits éprouvantes, enfermé dans une prison sordide, Setotchkine sera condamné à l'exil. Entretemps, il apprendra qui l'a dénoncé, qui l'a surpris dans un état d'angoisse intermittente, lui qui, solitaire, n'aspire qu'à lire Dostoïevski dans un coin de son minuscule appartement.
Roman poignant où l'intelligence des dialogues nous montre à quel point il est simple de détourner un être de ses fonctions initiales, celles qui le responsabilisent, émancipent ses choix. Simple mais aussi risqué, l'absurde étant dépeint ici dans son entièreté grotesque, impuissant à élaborer une inférence sereine, incontestable. Les entretiens entre le professeur et l'inspecteur sont d'une humanité cruelle qu'il eût été rassurant de démonter, imitant en cela le père de l'étudiante, qui se rallie secrètement à la cause désespérée de Setotchkine, intervenant jusqu'à son départ en exil, au nord du Kazakhstan. Étonnamment, on a ressenti que les hommes de cette histoire, se situant à une époque peu éloignée de la nôtre, étaient empreints d'une fatidique lassitude morale, comme s'ils attendaient qu'une chose trop lourde allège leur fardeau. Il est impossible que l'inspecteur Piatakov, interrogeant habilement Setotchkine, n'ait pas envié le philosophique raisonnement de ses propos. Ramené à ce qu'il est devenu, confronté de temps à autre à lui-même sous la forme d'un double incorruptible, on se dit que sa tranquillité d'esprit devait être enraillée par des absurdités bureaucratiques auxquelles il lui était impossible d'échapper.
Hormis l'évocation d'une Russie sous influence politique meurtrière, Sergio Kokis rend hommage à l'écrivain Ievgueni Zamiatine qu'il cite en exergue. Il avise le lecteur de la force d'un individualisme constructif, d'une solitude nourricière, ces deux conjonctures s'avérant sources d'aspirations créatrices, apprises durant les phases nombrables de liberté et non sous le joug d'une poignée d'hommes affamés de pouvoir, développant méfiance délatrice et paroles mensongères, la peur de l'autre affranchissant les pires bassesses. Une société future devant se convertir au bonheur collectif, régie par un État Unique, comme le mentionne Ievgueni Zamiatine dans son brûlot visionnaire, Nous autres, publié la première fois à l'étranger, en 1924, tôt ou tard, se pulvérise, se désagrège.
Un petit livre, Sergio Kokis
Lévesque éditeur, Montréal, 2016, 224 pages
'Pourquoi lit-on un livre plutôt qu'un autre ? Question à laquelle on ne saurait répondre.' J'ai aimé ce commentaire. Je me demandais si mon livre serait lu. si mon livre serait aimé. Il est simple aussi simple que moi mais il est une petite histoire qui rejoint, j'ai compris par leurs commentaires, des gens de chez moi. Des gens du Québec, de langue française et des années 50 et 60. j'aimerais votre commentaire, Madame Blondeau. des publications Saguenay, titre: Y t'front jamais ça! - très québécois.
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