Soyons vaniteuse. On apprécie que les milieux culturels lisent nos critiques. Certains nous demandent de les utiliser. Cette démonstration de politesse nous touche de plusieurs manières. D'abord, pour la délicatesse du geste, pour le fait que nos opinions littéraires ne sont pas négligeables, ni vaines. Une complicité s'établit entre gens qui savent lire, prennent référence là où les écrivains se manifestent avec des mots différents. On commente le récent roman de Claude-Emmanuelle Yance, L'île au Canot.
Voici un livre qui nous emporte dans un lieu et un temps étrangers aux nôtres. Le microcosme d'une société nous suffit pour en apprendre sur l'évolution d'un peuple. Sur ses joies, ses peines. Sa tolérance, ses impatiences. Ici, il s'agit d'une famille québécoise à la fin du dix-neuvième siècle. Deux frères s'apprêtent à annoncer à leurs parents qu'ils ont choisi leur future épouse. L'aîné, Jérémie, se heurte au refus catégorique du père quand il prononce le nom de la jeune fille. Flavie Lavoie. Une île achetée dans de ténébreuses conditions sépare irrévocablement les deux chefs de famille. Le fils cadet, Gabriel, n'a aucun souci à se faire, sa future épouse a reçu la bénédiction du père. Le mariage est prévu pour l'automne. Profitant de cette occasion, le père offrira un cadeau empoisonné à Gabriel, qui mettra Jérémie hors de lui, attisant sa jalousie haineuse contre son frère : il essaiera de le tuer. Le père le met à la porte, le reniant à jamais.
Cinq ans ont passé. Jérémie s'est marié deux fois, ses épouses sont mortes en couches, emportant avec elles leur bébé-mort né. Nous le retrouvons dans une taverne près de Montmagny, se lamentant sur son sort, sur la lâcheté du geste qu'il a commis envers Gabriel. Il boit trop, se laisse aller à une évidente déchéance physique et mentale. Un homme passant par là, le père Gosselin, recrute des jeunes gars pour travailler dans les Cantons-de-l'Est, faire barrage à l'envahissement des Anglais qui ont quitté les États-Unis, après l'indépendance. N'ayant rien à perdre, Jérémie accepte cette hasardeuse proposition, amplifiant son désir de s'éloigner de sa famille, surtout de Flavie, sa fiancée, envers qui il a commis un acte irréparable, croyant se l'attacher en bravant l'interdit de son père. Somerset, aujourd'hui Plessisville, nous informe l'écrivaine, s'avère le but du voyage.
Jérémie travaille à la tannerie. Des Indiens — des Abénaquis — y vendent des ballots de fourrures. Un jour d'automne, il aperçoit une femme blanche se mêlant à leur groupe. Elle a des racines indiennes ; après la mort de son mari, elle s'est rapprochée d'eux. Elle intrigue Jérémie qui, prudemment, fera sa connaissance. Il est amoureux. Pour Emma, il veut oublier sa vie d'autrefois. Elle est une femme forte, indépendante, mère d'un enfant de cinq ans, compatissante aux malheurs d'autrui, aux silences de Jérémie, qui, elle l'a deviné, lui cache un pan douloureux de son existence. Ils se marieront. Emma, habilement, interroge Jérémie sur ses déboires familiaux, qui, peu à peu, livre ses états d'âme blessée à cette femme compréhensive. Le bonheur semble sceller leurs mains, leurs corps, leurs cœurs. Cependant, un incendie détruira Somerset au point d'inciter Jérémie à s'exiler, au grand dam d'Emma. Il se rendra à Frankville, que traverse un train, où il est sûr de trouver un emploi à la « grosse » tannerie ; un logement leur conviendra en attendant de construire une maison. À son retour, il est si enthousiaste qu'Emma ne peut que le suivre, essayer de rebâtir sur des cendres.
Ils auront des enfants, seront heureux, jusqu'au jour où enfle la rumeur que les tanneries ne se portent plus très bien. Envoyé à Québec par son patron pour tester le phénomène, Jérémie ne revient pas à Frankville, porteur de bonnes nouvelles. Et puis, à Québec, une peau de sa vie de jeune homme l'a rattrapé sous la forme de Flavie, mère d'un adolescent. Ce qui s'ensuivra, rassurons le lecteur, se présentera pour le mieux après que la tannerie a déménagé en Ontario. Jérémie prendra sur lui de se refaire, tel un homme enfin libéré, signe qu'il a franchi plusieurs pas vers la maturité. Une lettre de sa mère ne sera pas étrangère à la transformation de ce fils insoumis.
Récit émouvant, farouche comme la force amoureuse d'Emma, déchirant comme le remords de Jérémie envers son frère. Un préambule daté de 1789 rebondira plus tard vers les origines d'Emma. Les chapitres sont entrecoupés de lettres éclaircissant le rôle que tiennent divers protagonistes, de poèmes évoquant la tendresse filtrant à travers la rudesse de Jérémie qui a subi la rancœur orgueilleuse de son père. Les sentiments excessifs d'une mère incomprise. C'est l'arrière-petite-fille de Jérémie qui clora l'histoire. Profitant d'une randonnée organisée sur l'île, « théâtre d'un si long déchirement », la visiteuse constate avec mélancolie que cette terre si disputée, aujourd'hui « sereine », n'a pas changé, même si elle est passée dans d'autres mains que celles de la lignée de Gabriel...
L'île au Canot, Claude-Emmanuelle Yance
Lévesque éditeur, Montréal, 2016, 192 pages
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