lundi 13 juin 2016

Retour trompeur en banlieue ***

Profitant d'une magnifique soirée printanière, avec N. on s'est installée à une terrasse à l'intérieur d'un parc, loin du raffut de la rue, à l'abri des quidams et de leur agitation. Proches de nous, les écureuils et les oiseaux. Devisant de tout et de rien, comme le veut un décor bucolique, nous en sommes venues à la conclusion que nous fuyons les personnes frustrées, incapables de contrôler leur émotivité agressive. Nous avons trinqué à l'harmonie estivale qui nous entourait. On se penche sur le roman de Fannie Loiselle, Saufs.

Elle s'appelle Marie-Ève, lui, Mathieu. Ils sont jeunes, se sont mariés, ont quitté la ville pour aller vivre à Brossard, banlieue de la Rive-Sud de Montréal, où Marie-Ève a accumulé moult souvenirs d'adolescence. Ils ont acheté une maison, ne savent trop comment la gérer. Marie-Ève aime à se réfugier dans « le grand garde-robe ». Quand nous ouvrons le livre, tous deux sont écartelés entre l'entassement des boîtes, servant de meubles, et le désarroi qui s'immisce sournoisement en leur for intérieur. Marie-Ève écrit des scénarios pour les enfants, Mathieu se contente de petits boulots pour ne pas sombrer dans l'inutilité coupable de ce qu'il représente dans la société. Entre eux, l'amour ne va plus très bien, enchevêtrés qu'ils sont dans leur jeunesse rebelle, trop passive, piégés dans la routine bancale de leur famille respective. La mère de Marie-Ève vit seule, le père a vendu son garage Toyota, élève des alpagas dans les Laurentides. Donne des conférences. Toujours sur la brèche de ses ratages, il s'étourdit de projets que, trop âgé, il ne réalisera pas. Il y a le frère de Marie-Ève, Vincent, complice de l'enfance, de l'adolescence, qui vit chichement. Ne cesse de déménager, de perdre ses emplois quand il a la chance d'en attraper un. La parentèle de Mathieu se compose de sa mère, ex-compagne du père de Marie-Ève, et de Rémi. Ce dernier prétend qu'il n'a pas de père puisqu'il est le demi-frère de Mathieu. Il est tombé d'un toit — accident ou tentative de suicide ? — qui l'a laissé abasourdi. Il y a les copains et les copines qui font de leur mieux pour suivre le courant exigeant de la vie. Entre bière et drogue.

On aurait pu repousser cette fiction aux relents misérabilistes contemporains mais Marie-Ève, la narratrice, allant de l'un à l'autre, essayant d'aider les uns et les autres, alors qu'elle a tant besoin de réconfort, étourdie dans ce monde rébarbatif, nous a tenue en haleine. Elle aussi, enivrée de toutes les insuffisances qui surgissent dans et hors de la maison. Spectatrice lucide, elle affronte un quotidien hypothétique qu'adoucissent de courts intertextes illustrant son travail de scénariste. Du sous-sol à l'étage, elle cherche son jeune mari, replié sur lui-même avec ses jeux vidéo, avachi dans ses insatisfactions peureuses, le faisant tourner en rond autour de Marie-Ève, incapable de porter secours à son demi-frère, Rémi, de qui plus personne n'a de nouvelles. Malgré son désarroi, elle est la seule, à nos yeux de lectrice, à se tenir vivante. Elle a beau se lamenter sur les faits et gestes de sa famille et de ses amis, de l'inertie immature de Mathieu, elle se rebiffe, se tait, implose jusqu'à la colère.

Le roman, aux chapitres séquentiels, se divise tout d'abord en deux parties qui exaltent les voix fatiguées de Marie-Ève et de Mathieu. Bien qu'unis à cause de nécessités matérielles, ils se laissent aller à une sorte d'engourdissement, tel un rêve éveillé, qui menace de les détruire. Puis, une troisième et courte partie, où les voix de Marie-Ève et de son frère Vincent s'imbriquent fatalement, l'écrivaine ne tenant plus compte de la cohérence fictive. Ce qui confère au récit une tournure itinérante, où les protagonistes, funambulesques, essaient de respirer à l'air libre, constamment aspirés par des conjonctures fortuites qui les dépassent, les entraînent dans des passages à vide. Démission d'une certaine jeunesse contrite face aux responsabilités qui leur incombent.

On a lu ce roman en évoquant, on ne sait trop pourquoi, des collages du peintre Henri Matisse, l'écrivaine laissant libre cours à des situations sans suite, ni sans fin, qu'elle orchestre du haut de sa plume talentueuse. Comme si elle voulait se délester d'un thème récurrent, celui de l'enlisement désenchanté quand on est trentenaire.


Saufs, Fannie Loiselle
Éditions Marchand de feuilles, Montréal, 2016, 288 pages

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