lundi 4 décembre 2017

Hommes et femmes en contrepoint *** 1/2

Ne jamais perdre de vue que pour ne pas déplaire à la communauté bien-pensante de Facebook, il ne faut surtout pas déroger à la ligne droite, ne pas être le mouton noir de service. Sinon, nous guettent des rappels à l'ordre, mijotés à la sauce moralisatrice. Penser comme tout le monde évite bien des impudences. Hier, encore, on a pu constater cet état de faits. Cependant, une question se pose : qu'en est-il de la liberté d'expression si donner un avis contraire à celui de la majorité nous vaut l'opprobre ? On se penche sur le roman de Mikella Nicol, Aphélie.

Cette histoire s'est déroulée durant un été caniculaire, en juin. La narratrice nous la raconte avec une précision mélancolique. Ce jour-là, elle est dans un bar avec son ami Louis. Elle travaille la nuit dans un centre de documentation. Elle a rompu avec B., homme « violent et magnétique » pour vivre avec Julien. Rien de répréhensible dans l'existence de cette jeune femme, sauf qu'elle cherche quelqu'un ou quelque chose qu'elle ne parvient pas à cerner. Ni à saisir du bout de ses yeux clairs, de ses cheveux blonds. Comme beaucoup de personnes, elle a un sosie, Florence, qu'elle rencontre occasionnellement. Se croit peu estimée de son miroir féminin. Elle plait au barman qui lui offre des bières. Son ami Louis est vaguement amoureux d'elle. Un soir, sa vie, qu'elle juge insipide, sera bouleversée par la venue de Mia dans le bar habituel. Pourquoi Mia plus qu'une autre ? Pourquoi sommes-nous attirés vers des êtres qui, souvent, ne se laissent qu'entrevoir ? Nous frôlent de leur sourire enjôleur ou de la rousseur de leurs cheveux ? Les pulsions que ressent la narratrice vers Mia nous font nous poser ces questions, celle-ci s'interrogeant tout autant sur sa compagne. Silhouette qui rejoint celle de Florence, de Marion, la récente amoureuse de Louis, celle aussi d'une autre femme, Anaïs Savage, qui a disparu, que la police recherche. La narratrice croit l'avoir aperçue, marchant vers le fleuve. Effleurement de femmes et d'hommes meublant ce passé hypothétique, comme s'il appartenait à une sorte de rêve mal dégrossi, survenu au matin quand nous nous réveillons.

Tout le roman est ainsi, des allées et venues, des rencontres, des pertes. Des interrogations lancinantes. Des nuits à chercher ce qu'il est impossible de trouver. Affronter des visages qui se mutilent de reflets nocturnes, d'alcool qui les abîme, les rend anonymes. Nous nous forgeons une existence à vouloir atteindre ce qui jamais ne le sera. L'histoire, fomentée sous le signe de la canicule, fourmille de symboles. À commencer par le titre. Jusqu'au soleil qui, corseté par la chaleur, s'embrume de ses rayons. Aphélie nous rapproche des étoiles. Aphélie ou l'apogée de l'astre Mia autour de laquelle la narratrice gravite. Aphélie mais aussi Icare qui, trop proche du soleil, s'est brûlé les ailes. L'attraction improbable ne peut accéder qu'à la chute. Inévitablement, quand trop de satellites, tels Louis, B., Florence, et surtout Anaïs Savage, celle-ci revenant tel un leitmotiv, orbitent hors de leur trajectoire naturelle. Ce qui lie les deux femmes, la narratrice et Mia, c'est l'amour de ces êtres qu'elles ne savent comment éloigner, même en vivant libres, évoquant Anaïs Savage pour se revoir. Nous ne savons trop quelle attirance particulière attise Mia dont le regard se complait sur le corps de son amie, elle la veut à sa disposition, mais la narratrice ne peut se soustraire à l'amour des hommes. À la tendresse de Louis, à la méfiance de Julien qui la soupçonne d'infidélité. B. est évoqué par à-coups, il est question d'une nuit où il a frappé sa compagne, elle s'est enfuie, B. ne lui a plus donné signe de vie, donc rien n'est terminé avec lui. Aphélie — nommons-la de ce titre étoilé — est une proie que les autres jugent faible, ne cessent-ils de lui répéter. Pente descendante qu'il serait trop essoufflant de remonter, surtout quand les êtres se font reliefs, ne se laissent pas interpeller de face, à part Mia qui rejoint sa copine à l'aube, Aphélie se rendant compte que plus rien n'est comme avant. Elle est la proie de femmes et d'hommes qu'elle délaisse au bout du voyage, reconnaissant qu'elle aurait voulu être différente, mais elle n'a qu'elle-même à offrir. Qu'est-ce qu'être soi quand la vie s'étire, fade, dans la touffeur de l'été ? Les hommes ont changé, se sont lassés, seul, Louis est présent, sur le point de devenir nova qui s'éteindra un jour ou l'autre... Ce que suppose le dernier chapitre qui se termine sur une réelle ambigüité. Aphélie ne constate-t-elle pas que « tout était devenu irréel » ?

Surprenant roman, déroulant ses accents durassiens, le récit marquant des pauses pour mieux s'élancer vers une écriture propre à une écrivaine qui, manifestant une certaine forme de désenchantement, trame une fable où tout peut arriver, mais où tout demeure en suspens, se concentre sur des formes floues, surtout les femmes, les hommes se prêtant à un réalisme amoureux complexe, sur la défensive. Aphélie bat en brèche sa trajectoire. La tempe rougie des coups de B., le cœur battant trop longuement quand Mia, à demi-mots, souhaite qu'elle se sépare de Julien. Des liens déchiquetés traversent le ciel nébuleux de la narratrice qui, bondissant de l'un à l'autre, démontre au lecteur sa manière de manipuler d'illusoires marionnettes, s'agitant au bout de sa plume talentueuse. Elle ne laisse à personne le soin de créer des personnages inconsistants, de leur donner rendez-vous « un jour de l'année suivante ». Ce qui arrivera quand, se promenant avec Louis au bord d'un étang, la narratrice, stabilisée socialement, croit apercevoir B., le confondant avec Florence, mais aussi avec une autre « qu'on échangerait volontiers pour la prochaine. »

Témoignage charnel des doutes, des fissures. Des sentiments qui s'étiolent. Quelque chose d'indéfinissable habite le récit, nous habite aussi, telle une résonance hallucinée. Le style ponctué de phrases incisives, révèle que Mikella Nicol ferait merveille dans l'art minimaliste de la nouvelle. Son roman ne chute-t-il pas, pareil à Aphélie, dans une étonnante ambigüité ? Fiction à lire pour savourer l'originalité d'une écriture sobre mais dense, l'histoire, s'avérant prégnante, nous réconcilie avec le flou du quotidien, avec des êtres qui se ressemblent et nous galvanisent, malgré soi.


Aphélie, Mikella Nicol
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2017, 125 pages







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