Que les expériences de la vie sont utiles à notre entendement parfois égaré hors des principes établis une fois pour toutes, croyons-nous. L'âge nous a révélé ses effets salvateurs quand on a eu tendance à dériver vers une marginalité confondue avec le rêve, même si ce dernier est éternel. Il est réconfortant de revenir à une raison rarement bavarde comme elle le fut hier. On parle du dernier roman de Denis Thériault, Manucure.
On a peu l'habitude de ce genre de lecture mais, quelquefois n'étant pas coutume, on a lu et apprécié cette fiction, ayant prisé les opus précédents de cet écrivain. On aurait dû se pencher plus tôt sur cette histoire, mais le hasard nous guidant parfois hors champ, on s'est attardée sur des livres qui n'en valaient pas toujours la peine. Repoussant d'ennuyants témoignages d'états de cœur et d'âme, on s'est plongée dans cette aventure à connotation policière avec ravissement. Emma, manucure à domicile, veut éclaircir la mort de sa jeune sœur Amélie, manucure elle aussi, ne croyant pas à son suicide. Après avoir répertorié ses clients, Emma rentrera en contact avec eux, se présentant comme sa remplaçante. Pour ce faire, elle se munira d'une fausse identité, Laetitia. L'enquêteur, responsable du dossier d'Amélie, ne croyant pas au meurtre de la jeune femme, la met en garde, elle risque de tomber entre des mains malpropres. Ce qui arrive quand elle fait la connaissance d'étranges spécimens autour desquels Amélie gravitait. Peu à peu, pénétrant au cœur du mystère de la mort de sa sœur, Emma devra jouer d'habileté et de prudence. Ancienne tatoueuse psychologiquement fragile, amoureuse inassouvie et déçue, Amélie s'avérait une fausse rebelle qu'Emma surveillait de près, pas suffisamment cependant pour n'avoir su éviter le drame. Responsabilité avortée qu'elle confiera à la psychiatre Justine Tao, ancienne cliente d'Amélie, pour qui elle éprouvera une amitié sincère. Toutefois, Emma-Laetitia ira de surprise en surprise quand elle apprendra par voie détournée, que sa sœur s'était éprise d'un fabricant d'armes, Georges Lang, séducteur invétéré, marié à une femme fortunée, actionnaire majoritaire de la compagnie que dirige son mari. Par ce biais, Emma fera la connaissance de Marcel Alizzi, propriétaire d'une entreprise de construction derrière laquelle se dissimule un proxénète dangereux, fétichise, obnubilé par les pieds féminins ! Il a parmi ses favorites, une adolescente de dix sept ans, Laurence, qu'Emma protègera mais dont la jeune vie lui échappera dans les mêmes conditions que celle de sa sœur. Un autre homme jouera un rôle équivoque dans l'enquête que mène seule Emma. Paul Fields, mi-cinquantenaire, qui a fait fortune dans les communications. Ayant des ambitions politiques, s'interrogeant sur les intentions d'Emma-Laetitia, il la fait suivre par une de ses complices. Après avoir testé les ressources mentales de la manucure, il lui proposera une mission ayant trait à l'espionnage industriel, son rival étant Marcel Alizzi dont il connait les extravagances nuisibles. Des protagonistes secondaires, comme Thomas, le fiancé officiel d'Amélie, Joana, la gérante de l'immeuble où habite Emma, se manifestent en temps voulu dans des rôles surprenants, que le lecteur découvrira à mesure qu'il suivra Emma lors de ses péripéties qui lui feront risquer sa vie.
C'est une fiction où s'entrecroisent de nombreux suspects, le dernier n'étant pas celui qu'Emma avait soupçonné, la laissant désemparée et sans défense quand le nœud de l'affaire se dénouera. Comme elle, nous pensons rarement qu'une vengeance, politique ou affective, peut faire naitre des affabulations, le temps faisant œuvre empoisonnée en les imaginant pires qu'elles ne sont, propices à une action sanguinaire, celle-ci promise d'avance à un échec peu louable. Qui, parmi les supposés coupables d'Amélie, conjecturait une telle rancœur transcendée en une folie meurtrière ? Aucun, mais quand un assassin se démasque enfin, nous nous demandons de quoi se nourrit un esprit soi-disant sain, se délectant d'un meurtre basé sur des événements historiques se déroulant des décennies plus tôt. Le lecteur aussi se questionne, n'ayant recours qu'à des souvenirs assombris par l'impuissance de rendre vie à des hommes et des femmes massacrés pour des raisons socio-politiques.
C'est de ce passé discutable qu'Amélie et Laurence seront les victimes, les deux femmes n'ayant su échapper à l'enfermement psychique étouffant du meurtrier. L'écrivain, Denis Thériault, s'il a fait preuve d'une abondance évènementielle, a su réunir moult éléments humains, mettant sur pied un roman attachant, dynamique, dénonçant, sans moralité aucune, le danger que portent en eux certains individus, s'agitant derrière une façade d'intégrité, de loyauté. De bonté. De cette fiction habilement échafaudée, des fils révélateurs ont été suggérés au lecteur et à la lectrice qui, à leur tour, souhaiteront connaitre le fin mot d'une histoire de vie et de mort, dévastant des êtres empreints d'un idéal authentique, sachant résister à l'emprise d'une souvenance morbide, déjouant les intentions justicières se muant en une haine implacable. Récit troublant qui n'est pas sans évoquer les ornières mentales où se réfugient des hommes et des femmes dépourvus de visées réconciliatrices avec les meilleures choses que concoctent la vie et ses bonheurs quotidiens. Petites et grandes choses à déceler dans l'expression parfois anodine de gestes ordinaires. Dans la sincérité délibérée de paroles échangées. Dans la nécessité de refluer le passé, aussi terrifiant soit-il. Ces menues alternatives antidotes à la survie...
Manucure, Denis Thériault
Leméac Éditeur, Montréal, 2019, 248 pages
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