lundi 15 mars 2021

Rêveries d'une femme de son siècle *** 1/2


Cela est rare mais il arrive que des humeurs nous renferment dans notre coquille, déjà à peine entrouverte. Souvent, pour des futilités d'ordre professionnel. On supporte mal que des négligences désinvoltes freinent notre travail, ou qu'on se soit trompée sur le contenu d'un livre. C'est le cas, ce lundi matin, à cause d'une personne avec qui on échange ordinairement des rapports cordiaux, soudainement de force. On a lu le roman de Caroline Guindon, Cythère.

Étonnant premier roman maitrisé à point, rien de trop, rien de moindre. Qui fait suite à un recueil de nouvelles qu'on avait recensé ici même. Les deux ouvrages peu contraints par un laps de temps déconcertant, il nous a semblé judicieux de nous arrêter au récit d'une femme, Geneviève, qui nous fait part du deuil de son père, libérant ses émotions poignantes au cours d'une longue promenade dans les rues de Berlin. Elle se dirige vers le château de Charlottenbourg, qui abrite le tableau d'Antoine Watteau, L'embarquement pour Cythère. Avant d'en arriver à cet apaisant dénouement, il nous faut escorter la narratrice dans son triste périple duquel elle se souvient, sa promenade s'avérant parfois épineuse. Sa route entravée de cailloux aux arêtes coupantes. De nombreux souvenirs assaillent Geneviève, surnommée Lili à l'université où elle enseigne. 

C'est une lettre de son amie Hannah qui préambule le récit. Puis, Geneviève se souvient d'un jeu qu'elle partageait avec sa jeune sœur Émilie, du jour des nids au cimetière anglais avec sa grand-mère Adele. Auprès de Geneviève se tient Émilie, la benjamine. Les accompagne le cousin Philippe, un peu plus âgé que les deux fillettes. Promenade familiale échardée de cent détails prémonitoires. Fragments de l'enfance immuable, retentissant pendant que la narratrice marche « seule, silencieuse » le long de la Spree, « rivière bohémienne, qui va tranquille ». L'histoire de Geneviève sera imprégnée du flot mouvant de ce cours d'eau, témoignant peu à peu de la maladie du père, celui-ci étant mort un an plus tôt. Il y a la sœur ainée, Héloïse, médecin, mariée, mère de trois garçons. Le roc sur lequel s'appuie Geneviève, malgré les failles, les pleurs que son ainée dissimule dans une garde-robe. La mère, Louise, s'est éclipsée lors du treizième anniversaire de la narratrice. Elle s'en est allée vivre sur une « île madelinienne », ses trois filles ignorant la raison de sa rupture irrévocable. Son absence sera évoquée douloureusement dans un livre de Gabrielle Roy, pages signifiantes, annotées de gloses, au stylo vert. Blessure repoussée par Geneviève quand elle planquera le livre de Gabrielle Roy dans une corbeille à déchets. Geneviève marche toujours, déferlent ses pensées, le nom de promeneurs célèbres. Elle observe le bleu du ciel de Berlin, aime cette ville, ne s'y sent jamais seule. Un court chapitre est consacré à son amie Hannah, qu'elle recevra à la fin du deuil, retraçant la manière jubilatoire de leur rencontre dans une boulangerie.

C'est le père qui occupe le centre du récit. Commandant de bord à la retraite, Jacques Gagnon a joué le rôle du père et de la mère. Toujours avec Geneviève, nous pressons le pas pour arriver jusqu'à lui, laissant de côté des sensations éprouvées, décrites intérieurement par la promeneuse, qui ne cesse d'avancer vers le château de Charlottenbourg. Elle se dirige vers une fin de sa propre nuit, éclairée des deux phases inévitables de l'existence : l'enfance et l'adolescence. Théâtre trop réel que l'agonie du père, entourée de ses trois filles mais aussi acteur de ses propres souvenirs. L'amour démesuré qu'il porte à sa femme Louise, même s'il a vécu quelques années avec Ginette. Le long de la Spree s'emmêlent les souvenances de Geneviève, comme si l'agonie du père s'avérait trop difficile à relater, sans y laisser des parcelles de soi. C'est dans une clinique, à Montréal, que le père s'est entouré de ses trois filles, celles-ci ne le quittant jamais, un père à qui elles vouent une dévotion à la fois poétique et réaliste. Lui est un homme dépêtré de tout mysticisme, il consomme la poésie à outrance. Savoir qu'il a transmis à ses héritières, les cernant tour à tour de ses dernières volontés mortuaires. La tumeur au cerveau qui le fait souffrir l'a rendu aveugle, il repère ses filles d'après les mouvements qu'elles esquissent, accomplissent dans la chambre, habitué qu'il est, depuis leur enfance, à les voir grandir, s'épanouir. Dotées d'une personnalité dissemblable, elles représentent trois faces d'une pyramide indestructible, chacune délimitant son affection envers les deux autres. Poésie dans la parole de Jacques Gagnon, poésie de François Villon, ce choix déroutant anime une pierre de touche, celle d'un esprit peu conventionnel, qui se reflétera dans les comportements indépendants de Geneviève. L'agonie sera douleur bruyante. Tant de choses ont été dévoilées avant d'entrer dans l'antichambre de la mort. Plus tard, il y aura l'héritage à débroussailler, les artefacts dont il faudra se débarrasser. La fatigue physique, la lassitude due à la perte irrévocable de l'homme qui les a si intelligemment guidées. Le retour à la vie normale. Universités pour Geneviève et Émilie. Cabinet médical pour Héloïse. Dans l'affliction et l'abandon se profile un avant qui a été rempli, s'insinue un après qu'il faut assumer, au prix d'insoupçonnables efforts sur soi. Les réminiscences nécessitant le désir d'expliciter des enfermements auxquels on ne prêtait pas attention. Exploitant la durée éphémère de la vie humaine, que nous pensons éternelle, erreur magistrale qui nous gifle, parfois nous met à terre...

L'embarquement pour Cythère, tableau allégorique signé Antoine Watteau, autopsié minutieusement par l'écrivaine, symbolise-t-il un autre embarquement dont la rive serait une île, terre privilégiée par la mère échappée, Louise ? L'île se manifeste de maintes façons, favorise l'espoir, rien n'étant jamais certain. Terre d'accueil, déserte ou habitée, le naufragé y cherche la paix, une accalmie à sa souffrance, le but de ses promenades solitaires, soif et faim assouvies... La mémoire se replie sans abdiquer, s'adoucit sans se rebiffer. Ce qui attend Geneviève, une année sabbatique après avoir lu un « très beau livre », annoté par sa mère. Après avoir perdu son père dans un dédale de confusions enfin éclaircies. À l'abri dans une ville qu'elle aime. Son île. Sa Cythère à elle, conclut Caroline Guindon, qui nous a nourri d'un roman intelligent, nous a permis de l'observer de loin lors d'une épopée émouvante, la mort d'un père ravivant ce qu'elle comporte d'obscurité, telle la révélation soudaine du premier amour...


Cythère, Caroline Guindon

Lévesque Éditeur, Montréal, 2021, 208 pages

 

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