Dimanche. Jour de repos par excellence que certains d'entre nous détestent, la solitude se faisant plus oppressante. On s'étonne, le dimanche contenant un semblant de liberté impossible à apprivoiser en compagnie de nos semblables. Alors, pourquoi s'obstiner dans son angoisse au lieu de rejoindre celui ou celle qui nous attend ? On a lu le recueil de nouvelles Éclats de lieux, signé Aude.
Avant d'aborder le monde terrestre et cruel, nous lisons que trois fileuses — les trois Parques dans la mythologie grecque — « belles et silencieuses », détiennent et forgent notre destin entre leurs mains habiles. Elles vivent paisiblement, soutenant le poids du monde, jusqu'au jour où neuf femmes cherchent refuge auprès d'elles. Leur état est si lamentable, leur discours tellement horrible, que les fileuses suspendent le cours du temps et celui, impitoyable, des humains... L'auteure évoque alors les drames d'hommes et de femmes, que des circonstances particulières ont soumis à des nécessités de survie. Le paysage, qu'il soit extérieur ou intérieur, désert ou prison, calcine des êtres qui ne croient plus en une quelconque rémission. La souffrance physique ou mentale invente son contrepoint en des espaces arides, rongés par des vents cinglants. Respiration altérée de celui ou celle cheminant sur des charbons ardents. Ainsi, les photographes de la nouvelle À l'abri ne se rendent plus compte du désarroi dans lequel, peu à peu, ils sombrent, leurs images reflétant la terreur qui les mine, le soleil, ici symbole de violence, les arrache à une existence pacifique. Les Chacals nous emportent dans un camp de femmes réfugiées, à la merci d'hommes indignes, exploitant leur misère, leur innocence. L'une d'elles agonise après avoir marché pendant trente-huit jours, ses compagnes attendent le pire, les chacals « postés à l'entrée de la tente [...] » pourront passer à l'assaut.
Parmi ces textes troublants, on a relevé le sort fatal d'individus que rien ni personne ne peut interrompre. La femme qui se noie, un matin de février, après avoir longtemps hésité sur les berges du fleuve glacé. Refusant sa mort, un proche l'imagine devant son chevalet, peignant un ultime tableau. Elle voyage sous l'eau, « comme si, dans la mort, on demeurait vivant. » Réflexion désespérée, soulageant peut-être la peine incommensurable de l'homme figé sur la rive à regarder le large. Mais les hommes n'ont pas cette compassion exacerbée quand il s'agit de se venger. Dans la nouvelle L'attente, une femme enfermée dans un cachot, se consume dans une souffrance démesurée. Avec d'autres, enfermées comme elle, elle écoute les bruits retentissants, ceux des mitraillettes exécutant leurs compagnons. Puis, le silence plane, éclaboussé de sang autant que les murs. L'irréprochable met en scène un homme, époux et père, à la recherche de lui-même, éternel insatisfait, éternel destructeur. Ce récit démontre combien le mécanisme machinal du quotidien insupporte quand nos rêves dérivent vers des voies idéalisées, à la portée d'échecs insoutenables... On a aimé Océan de glace, les deux femmes qui marchent sur la plage enneigée. Elles sont dans le mitan de l'âge, une harmonie née de leurs expériences leur font oublier que demain ne sera plus exactement comme l'instant qu'elles partagent. Elles chuchotent. « Rigolent. » Les grandes marées de l'océan et du temps sont inopérantes sur le bonheur d'être, simplement. Une nouvelle impressionnante, La femme de la ruelle, dépeint une forme de justice vertigineuse qu'un tueur à gages impute à ses victimes. Un après-midi brûlant, il doit supprimer l'épouse d'un politicien, celle-ci manipulant cruellement les ficelles embrouillées du pouvoir. Une seconde d'humanité traversera le regard de la femme et du tueur à gages. Complicité meurtrière, la lueur perceptible d'un signe sacré affleure dans les yeux de toute femme qui va mourir...
De très courtes nouvelles intimes, dénonçant la solitude mutilée que provoque trop d'attachement, entrecoupent des nouvelles plus longues. Chacune déploie la laideur politique ou sociale que subissent certains pays et continents dénués d'abondance. On n'a pas mentionné les vingt-trois titres du recueil, ces fables malmenant le lecteur, l'acculant sans larmoiement à sa conscience assoupie dans un confort douteux. Il faudra la supplique tenace de l'une des neuf femmes pour que les trois fileuses tissent à nouveau le cours intarissable du temps, celui, faillible et tangible de la destinée humaine.
C'est toujours avec une immense curiosité intellectuelle qu'on lit cette écrivaine singulière. Aude, elle-même âprement touchée par le désir de vivre, fait preuve une fois encore d'un immense talent de nouvellière. Les textes de ce dernier recueil, brefs dans leur narration, décrivent avec une rage contenue la barbarie d'hommes sidérés par l'analphabétisme du cœur. Coulent les phrases incisives, se gravent dans nos esprits la précision et justesse du vocable approprié au genre. Les non-dits affluent, tels des diamants bruts, laissant deviner le travail minutieux de la lapidaire infatigable qu'est Aude. Les pages admirables et sobres de la nouvelle intitulée Indélébile Virginia, résumant l'existence tragique de Virginia Woolf, témoignent à elles seules de la pertinence de nos propos !
Éclats de lieux, Aude
Lévesque éditeur, Montréal, 2012, 142 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 10 septembre 2012
lundi 27 août 2012
Devons-nous toujours perdre ? ***
Parc La Fontaine. On y a passé une partie de l'été. Nous réjouissant de l'ombre des arbres, de la limpidité du bassin. Le parcourant au rythme de la chaleur, on a observé les maîtres et leur chien, les joggeurs et joggeuses, les parents et leurs enfants, les pique-niqueurs, les quidams nourrissant pigeons, écureuils et canards. Les cyclistes, les amoureux. On s'est désaltérée à la terrasse ombragée du bistrot, amusée par la courte randonnée du petit train rutilant. On s'est assise au soleil selon l'heure du jour. Dans ce lieu privilégié, on a lu le deuxième roman de François Leblanc, Quelques jours à vivre.
Véronique a invité son mari, Antoine Barcelo, au restaurant et lui annonce que depuis plusieurs mois, elle a un amant. Un professeur d'éducation physique, un collègue de travail, qui aime le camping et lit Harry Potter. Vingt-cinq ans de mariage unissent Véronique et Antoine. Ils ont un fils, Julien, treize ans. Véronique est issue d'une famille aisée, Antoine, de la classe ouvrière. D'où, se lamente ce dernier, la raison primordiale de la fatigue conjugale de sa compagne. Il se remémore la manière dont il l'a séduite : la fréquentation de bons restaurants, leurs promenades dans le Mile End, le soir pluvieux et venteux où, dans une rue, Véronique a reconnu Leonard Cohen qui lui a souri... Antoine était à l'époque employé à temps partiel dans une buanderie, vingt-cinq ans plus tard, il est travailleur de nuit dans un établissement de détention. Nuits qu'il partage avec Jimmy, un rescapé de la société, se vantant vulgairement d'exploits sexuels, fantasmes dont il se nourrit pour épater Antoine.
Est-ce si grave que votre épouse prenne un amant, vous en informe dans un chic restaurant ? Cela fait mal comme un coup de poignard dans le dos, cela se soigne en éclusant bière sur bière, cela ouvre les yeux sur des jeunes filles à peine sorties de l'enfance... Mais quand votre mère vous téléphone que votre père, diabétique et souffrant d'un début d'Alzheimer, a disparu mystérieusement, emportant son portefeuille, ses papiers d'identité qu'elle gardait précieusement dans une boîte, chapardant des billets de vingt dollars, cela prend des proportions désastreuses : cela vous renverse, vous bascule dans un univers où vous n'avez plus rien à perdre. Cela vous fait téléphoner à votre sœur, égoïstement occupée, pour vous secourir. Réflexions désabusées d'Antoine qui, pour aggraver la colère qu'il ressent envers Véronique et sa sœur, sera menacé de mort par un toxicomane, une nuit où il l'appréhende au téléphone. Jimmy a beau faire, il ne peut raisonner Antoine qui, ayant malencontreusement croisé l'amant de Véronique dans leur maison, se réfugie chez son meilleur ami, Pierre-Luc. Autre spécimen humain. Faisant fi de ses réussites professionnelles, marié à un ex-mannequin, psychologue réputé spécialisé dans la thérapie conjugale, il redoute d'être considéré bientôt comme un " has been ". En lui, s'incruste un redoutable sentiment d'échec qu'il ne peut contrôler. Dérobade de deux hommes en proie à la hantise du vieillissement, l'un perdant sa jeunesse et son épouse, l'autre jonglant avec des lubies pour faire taire une voix dérangeante...
L'épouse, la mère, la sœur se greffant maladroitement au désarroi d'Antoine, ne peuvent que renforcer sa rancœur contre une existence qu'il juge cruelle. La police n'agit pas mieux, la disparition de personnes âgées ne l'impressionnant pas outre-mesure. Enfin, à la suite de surprenants indices, l'agent Cournoyer informe la famille que Roger Barcelo loue une cabine au bord de l'eau à l'auberge des Salines, à Despentes, municipalité proche de Rimouski. Incompris de ses proches, l'intimidation d'un potentiel agresseur le taraudant, frôlant la dépression, Antoine obtient un arrêt de travail et part à Despentes rechercher son père.
Après quelques péripéties anodines, un voyage en voiture touristique qui le séduit, Antoine parvient à Despentes, repère l'auberge des Salines où s'alignent une douzaine de minuscules habitations blanches datant d'après-guerre. Ému, il imagine son père habitant l'une d'elles ; à l'auberge, le patron lui apprend que monsieur Barcelo a quitté Despentes depuis deux jours. Il le considérait comme un « type bien ». Il y a le « gros Michel » avec qui il allait à la pêche... Intrigué, Antoine passera la nuit à Despentes, occupera la cabine blanche « laissée libre par son père. » Trop perturbé pour dormir, échauffé par un " pack " de bière, il mettra de l'ordre dans la confusion de ses sentiments. Nébuleux, il se souvient de faits agréables survenus durant son enfance, plus tard, dans son adolescence, de l'humour paternel mentionné par Véronique. Se ressemblaient-ils au point de se détester ?
Récit narré sur un ton badin par un cinquantenaire désenchanté. Voulant dissimuler les causes profondes de son mal-être existentiel, Antoine Barcelo entraîne le lecteur dans la course épuisante des complexités humaines, d'angoissants silences se dérobant à quelque oreille compatissante. Les femmes gravitant autour d'Antoine, son épouse, sa mère, sa sœur, sont à l'image de celles qui ont entouré Roger Barcelo. Vieillissant et malade, il est allé vivre ses derniers mois loin des intrigues et manigances familiales, loin de l'esprit borné d'un fils conventionnel. Malgré les apparences, c'est un roman à ne pas lire à la légère. Telles les chansons mélancoliques de Leonard Cohen, essaimant les parcours d'Antoine Barcelo, que nous écoutons le regard empreint de nostalgie.
Quelques jours à vivre, François Leblanc
Éditions Triptyque, Montréal, 2012, 170 pages
Véronique a invité son mari, Antoine Barcelo, au restaurant et lui annonce que depuis plusieurs mois, elle a un amant. Un professeur d'éducation physique, un collègue de travail, qui aime le camping et lit Harry Potter. Vingt-cinq ans de mariage unissent Véronique et Antoine. Ils ont un fils, Julien, treize ans. Véronique est issue d'une famille aisée, Antoine, de la classe ouvrière. D'où, se lamente ce dernier, la raison primordiale de la fatigue conjugale de sa compagne. Il se remémore la manière dont il l'a séduite : la fréquentation de bons restaurants, leurs promenades dans le Mile End, le soir pluvieux et venteux où, dans une rue, Véronique a reconnu Leonard Cohen qui lui a souri... Antoine était à l'époque employé à temps partiel dans une buanderie, vingt-cinq ans plus tard, il est travailleur de nuit dans un établissement de détention. Nuits qu'il partage avec Jimmy, un rescapé de la société, se vantant vulgairement d'exploits sexuels, fantasmes dont il se nourrit pour épater Antoine.
Est-ce si grave que votre épouse prenne un amant, vous en informe dans un chic restaurant ? Cela fait mal comme un coup de poignard dans le dos, cela se soigne en éclusant bière sur bière, cela ouvre les yeux sur des jeunes filles à peine sorties de l'enfance... Mais quand votre mère vous téléphone que votre père, diabétique et souffrant d'un début d'Alzheimer, a disparu mystérieusement, emportant son portefeuille, ses papiers d'identité qu'elle gardait précieusement dans une boîte, chapardant des billets de vingt dollars, cela prend des proportions désastreuses : cela vous renverse, vous bascule dans un univers où vous n'avez plus rien à perdre. Cela vous fait téléphoner à votre sœur, égoïstement occupée, pour vous secourir. Réflexions désabusées d'Antoine qui, pour aggraver la colère qu'il ressent envers Véronique et sa sœur, sera menacé de mort par un toxicomane, une nuit où il l'appréhende au téléphone. Jimmy a beau faire, il ne peut raisonner Antoine qui, ayant malencontreusement croisé l'amant de Véronique dans leur maison, se réfugie chez son meilleur ami, Pierre-Luc. Autre spécimen humain. Faisant fi de ses réussites professionnelles, marié à un ex-mannequin, psychologue réputé spécialisé dans la thérapie conjugale, il redoute d'être considéré bientôt comme un " has been ". En lui, s'incruste un redoutable sentiment d'échec qu'il ne peut contrôler. Dérobade de deux hommes en proie à la hantise du vieillissement, l'un perdant sa jeunesse et son épouse, l'autre jonglant avec des lubies pour faire taire une voix dérangeante...
L'épouse, la mère, la sœur se greffant maladroitement au désarroi d'Antoine, ne peuvent que renforcer sa rancœur contre une existence qu'il juge cruelle. La police n'agit pas mieux, la disparition de personnes âgées ne l'impressionnant pas outre-mesure. Enfin, à la suite de surprenants indices, l'agent Cournoyer informe la famille que Roger Barcelo loue une cabine au bord de l'eau à l'auberge des Salines, à Despentes, municipalité proche de Rimouski. Incompris de ses proches, l'intimidation d'un potentiel agresseur le taraudant, frôlant la dépression, Antoine obtient un arrêt de travail et part à Despentes rechercher son père.
Après quelques péripéties anodines, un voyage en voiture touristique qui le séduit, Antoine parvient à Despentes, repère l'auberge des Salines où s'alignent une douzaine de minuscules habitations blanches datant d'après-guerre. Ému, il imagine son père habitant l'une d'elles ; à l'auberge, le patron lui apprend que monsieur Barcelo a quitté Despentes depuis deux jours. Il le considérait comme un « type bien ». Il y a le « gros Michel » avec qui il allait à la pêche... Intrigué, Antoine passera la nuit à Despentes, occupera la cabine blanche « laissée libre par son père. » Trop perturbé pour dormir, échauffé par un " pack " de bière, il mettra de l'ordre dans la confusion de ses sentiments. Nébuleux, il se souvient de faits agréables survenus durant son enfance, plus tard, dans son adolescence, de l'humour paternel mentionné par Véronique. Se ressemblaient-ils au point de se détester ?
Récit narré sur un ton badin par un cinquantenaire désenchanté. Voulant dissimuler les causes profondes de son mal-être existentiel, Antoine Barcelo entraîne le lecteur dans la course épuisante des complexités humaines, d'angoissants silences se dérobant à quelque oreille compatissante. Les femmes gravitant autour d'Antoine, son épouse, sa mère, sa sœur, sont à l'image de celles qui ont entouré Roger Barcelo. Vieillissant et malade, il est allé vivre ses derniers mois loin des intrigues et manigances familiales, loin de l'esprit borné d'un fils conventionnel. Malgré les apparences, c'est un roman à ne pas lire à la légère. Telles les chansons mélancoliques de Leonard Cohen, essaimant les parcours d'Antoine Barcelo, que nous écoutons le regard empreint de nostalgie.
Quelques jours à vivre, François Leblanc
Éditions Triptyque, Montréal, 2012, 170 pages
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