lundi 10 août 2020

Une femme en quatre mouvements *** 1/2

Le rythme de notre existence ralentira-t-il à la suite de la brusque apparition d'un virus qui a semé un émoi désordonné dans le monde entier ? Intrus invisible et féroce qui a jeté lesdits plus grands hommes qui nous dirigent, plus bas que terre. Une puissance meurtrière qui remet à l'heure les aiguilles déboussolées de nos horloges planétaires. On a lu le roman de Sarah Brunet Dragon, Faule. 

Ce sont deux détails agaçants qui nous font, en partie, commenter ce livre intimiste. Où la parole chuchote à travers la voix d'une femme, prénommée Faule. Décision peu commerciale que de titrer ce livre du prénom inusité de l'unique protagoniste. D'autant qu'il y avait matière à présenter différemment le point de vue de cette femme sur la solitude qu'elle recherche, sur les sensations que ce sentiment provoque en elle. L'autre chose irritante, c'est que la fiction soit présentée comme un roman, ce qu'elle n'est pas. Contradiction éditoriale entre le titre et le libellé du livre.

L'histoire, divisée en quatre mouvements, qui existe à peine, nous fait faire la connaissance de Faule, repliée sur elle-même, sans désespoir, ni acrimonie sociétale. Elle désire s'isoler un certain temps pour s'inventer une identité intérieure, ce qui demande beaucoup de sagesse à un être humain et beaucoup de talent à une romancière pour arriver au terme de ses intentions littéraires. Faule n'en peut plus de vivre chez ses parents, elle décide de se terrer dans une maison de guingois, à North Hatley. Elle vivra de l'humble héritage de sa grand-mère, morte en enterrée quelques mois plus tôt. Dans la maison d'à côté, vit N. compositeur, avec qui elle aura une relation à peine amicale. Peu de paroles entre eux, quelques rencontres de hasard. Une sorte d'engourdissement dirige Faule pendant les heures qu'elle vit à ne rien faire. Les apparitions du voisin, la clairière qu'elle a découverte en allant au village, le jardin commun, la cave « où les choses craquent ». Son besoin de fumer. Elle oscille entre les objets parfois flous, les sensations qu'elle éprouve, jusqu'à voir un fantôme une nuit qu'elle dort. Paysage de montagnes qui s'étend jusqu'aux autres villages. « Très loin, à l'horizon, le Massawippi disparait entre les montagnes pour se déverser ailleurs dans un autre lac. » Le lac, dont elle ne voit qu'une infime partie, fait l'objet d'une contemplation que l'écrivaine dépeint dans les moindres détails, son regard de poète trouvant les mots nécessaires pour signifier la beauté environnementale, ne serait-ce que le « miroir de l'eau ». Un après-midi pluvieux, « assise sur la passerelle surplombant l'étang », elle aperçoit une biche qui la regarde fixement. Possession réciproque, immobile de Faule et de l'animale, les pierres, les arbres, les herbes jouent un rôle prédominant qui les protègent l'une et l'autre. « Yeux noirs contre yeux noirs. » Inévitablement, l'enchantement prend fin, la biche remonte la pente, Faule, rejoignant sa maison, remarque des pommes dans le fossé, grignotées par la biche, elle en déduit qu'elles ont des goûts similaires.

Ainsi, de menues occupations remplissent la vie de Faule. Le livre en est jonché, des glissements, autant physiques que mentaux, tiennent le lecteur en haleine. Un peu de cuisine, une soupe prend soudainement une dimension peu ordinaire. Des ingrédients légumineux, émanent couleur et odeur poétiques. Jeune femme rêveuse qui analyse les faits, attend on ne sait trop quoi, sans trop attendre. Nous dirions que la présence des objets, d'un papillon de nuit, du vent, de la pluie, dynamisent son quotidien. La silhouette de N. dans le jardin. Quelques questions entre eux, des réponses évasives. Une attirance réciproque qui ne dure pas, le temps d'un court dérangement puis chacun rentre chez soi, manière symbolique de se séparer, ce qui blesse cruellement Faule.

On ne peut s'attarder sur la poétique randonnée de la jeune femme, le récit s'avérant une lente promenade dans les pas d'autrui et des siens. Élasticité du temps qui la gouverne, des pages séquentielles essaimant en courtes phrases, toujours justes, une situation altérable. Ne sachant où cette retraite la conduira. Y pense-t-elle ? On en doute. Elle se sent bien, dit-elle souvent, jusqu'au moment où arrive A. , qu'elle aperçoit de derrière la fenêtre, « interrompant le fil de ses pensées ».  Séjour teinté de fébrilité entre les deux amies. Faule subit plus qu'elle ne partage. Échanges de mots, à la limite du silence désiré par Faule. Agissements de la part de A. qui, dès le début de son arrivée, a pris en main les « heures bleues » de leurs retrouvailles. Des tatouages temporaires dessinés à une terrasse, leur complicité temporaire, elle aussi. La lune, tant au travers des nuages que celle du tatouage sur leur bras, s'amalgame parfaitement à la fin du séjour de A. Trop de sollicitude de sa part dérange Faule, s'impatiente jusqu'à se dire : « Sa tendresse parfois je ne la supporte pas. » A. retourne en ville, c'est la fin de l'été. Tremblotement de la lumière, elle filtre « à travers le feuillage des arbres. Là encore, Faule se sent bien.

Le quatrième et dernier mouvement, plus bref, intitulé " Fumée " montre Faule plus réaliste, qui se rend compte qu'elle doit travailler, l'argent de sa grand-mère s'épuisant, elle s'inquiète. Dans la ville voisine, elle s'engage, sans le savoir, sur le campus de l'université de la région. Jour de chance, à la bibliothèque, elle décroche un contrat pour classer de vieux livres. Comme pour les précédents mouvements, l'écrivaine, en termes poétiques, décrira la manière de travailler de Faule, peu communicative avec les étudiants, avec ses collègues. Sensible à l'ambiance estudiantine. Les semaines passent, l'automne colore les feuilles. Nervosité des étudiants qui pensent aux prochains examens. Enfin, approche Noël, un message sur le répondeur lui annonce l'arrivée de ses parents pour fêter ensemble. Agacement spontané de Faule, mais l'affection familiale la réconciliera presque avec le présent. De retour en janvier chez elle, son enthousiasme professionnel émoussé, un fait inattendu la surprendra, elle y voit le signal d'un nouveau départ, après avoir entrevu une dernière fois la silhouette de N.

Récit symbolique avant tout. Faule a des excès de vie qui nous réjouissent. Un repas dans un restaurant comblera une partie de sa faim, de ses faims, serait plus juste. Comble, ne la rassasie pas. Il en sera de même avec N. alors qu'aucune liaison ne les a rapprochés amoureusement. Immersion absolue dans une identité provisoire. Solitude que nous retrouvons exprimée dans l'écriture, suggérant de magnifiques ensoleillements. Saisons éprouvantes mais il suffit du passage d'une biche pour que la vie exulte pleinement. On a aimé que le parcours de Faule s'interrompe sur des incertitudes de part et d'autre, lecteur et écrivaine, celle-ci s'étant peut-être dit que les achèvements de Faule alimenteront une autre histoire...


Faule, Sarah Brunet Dragon
Leméac Éditeur, Montréal, 2020, 160 pages


lundi 27 juillet 2020

Monceaux de souvenirs disparates *** 1/2

L'été encore neuf, illustré de son vert sans poussière, nous fera-t-il oublier que nous vivons une période extrêmement aléatoire, comme si le temps estival devait prioriser les ennuis physiques et mentaux qui ont obscurci la magie fleurie du printemps ? Hier, on s'est rendu compte des lilas fanés, des pivoines fripées, du muguet rabougri. On s'est demandé où était passé le renouveau printanier. On commente le roman de Martina Chumova, Boîtes d'allumettes.

Si nous voulons lire un récit peu orthodoxe, souvent féminin, nous devons nous remettre entre les mains d'une éditrice exigeante. Pour le bonheur de ses lectrices et lecteurs, elle publie des ouvrages qui détonnent de la production littéraire ordinaire. C'est encore le cas avec la fiction-témoignage de Martina Chumova qui narre, sous forme séquentielle, l'histoire d'une femme qui déménage, cherche un appartement à Montréal, la tête et le cœur encore remplis de l'homme de qui elle s'est séparée. Les souvenirs affluent, les maisons se succèdent, la mémoire assaillie par les questions de l'homme qu'elle a aimé. Aucune chronologie n'ordonne le texte. Quand la narratrice se rappelle une balade chez Elena, acheter un lit pour son fils, elle entre dans le paysage alentour, le scindant en monceaux disparates, le lit en question passant au second plan. Elle évoque Julien qui a « entouré [ sa ] folie d'un fil très mince, sur lequel [ elle ] marche en funambule. »

C'est aussi l'histoire d'une immigrante qui essaie de comprendre sa démarche avant de prendre racine dans un pays qui ne sera jamais tout à fait le sien. Aucune mauvaise volonté de sa part, mais, remontant la filière inévitable des souvenirs, elle rassemble peu à peu les éléments qui tressent un héritage. Éternelle part manquante en soi qu'il est impossible de réfuter, la route étant jonchée de cailloux aux angles aigus sur lesquels s'inscrivent « des crépuscules, des chapelles garnies de fleurs invisibles, des ruisseaux dans lesquels [ son ] frère déplaçait des roches de ses doigts potelés. » Des détails murmurés ou vociférés, qu'on ne peut tous extraire, en disent long sur les émotions ressenties chaque fois que la narratrice se rappelle ses origines. Fille d'immigrants qui ont fui l'Europe de l'Est, parfois, elle se rebelle, puis se souvient du voyage entre Prague et Vienne. Le temps écoulé entre les deux capitales quand, poursuivant ses études à Prague, elle allait voir sa grand-mère. Qu'elle soit dans le pays originel, ou dans celui qu'elle choisira plus tard pour y résider, les moindres faits sont relatés distinctement, comme voulant se rassurer, balayer de sa tête la nostalgie qui risque de rompre le fil qui la rattache à Émile, pour qui elle raconte ces faits probables.

L'hiver la mène au parc Jarry, l'étang est gelé, elle peut y patiner. Avec Émile, qu'elle observe sans faillir, comme elle le fait avec les paysages et les êtres de sa jeunesse. Elle dépeint la langue utilisée chez ses parents, la langue pratiquée à l'extérieur. Tchèque et français. Le tchèque, langue des confidences partagées avec sa mère. Son nom mutilé sur ses cartes d'identité, la prononciation s'avérant difficile. Son accent d'étrangère qui lui sert pour simplifier certaines situations, comme celle de faire de l'auto-stop. Lentement, la mémoire déferle, toujours des allers-retours entre le passé identitaire, le présent pragmatique, où trouver un appartement devient une source inépuisable de rencontres invisibles, d'êtres fantomatiques. Des descriptions qui remontent loin dans le temps, dans l'espace qu'elle découvre d'une visite à l'autre, d'une rue à l'autre, sans jamais être convaincue de la réalité qui, parfois, l'agresse. La fatigue, la tristesse, alimentent sa déception de ne rien dénicher qui l'abriterait elle-même et son fils. La perte de ses grands-parents se situe dans un moment de lassitude où elle ne sait plus très bien « qui est mort, qui est vivant. » Remonter le cours des événements, ne plus tenter d'idéaliser le passé, il se distorsionne de lui-même. Certains chemins arpentés sont évoqués avec une tendresse désespérée, il faut se consacrer à la vie journalière, faire face aux encombrements allégoriques qui desservent toute existence...

C'est un livre — est-ce un roman, on n'en est pas certaine ? — qui nous a particulièrement touchée, mettant en un relief évident les difficultés migratoires à cerner un passé fugitif, un présent embroussaillé de la moindre difficulté à résoudre, se soustraire à l'atteinte d'une paranoïa à fleur d'épiderme. Réalisant que nous ne parlons pas tout à fait de la même chose, alors que la chose est identique, différenciée par une culture qu'il faut apprivoiser sans trop se réfugier dans ce qui n'a pas vraiment été, tel que nous l'imaginions. Quelques photos concrétisent la véracité de l'aventure humaine, ici, celle d'une femme qui, visitant inlassablement des appartements, en profite pour s'extraire de la mémoire blessée d'une enfant, d'une adolescente, d'une jeune femme, pas tout à fait semblable aux autres...


Boîtes d'allumettes, Martina Chumova
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2020, 136 pages