lundi 8 mars 2021

Danser et vivre à deux temps *** 1/2


On aimerait jeter aux orties les délinquances de l'hiver qui se termine. Mars, guerrier inassouvi, nous promet un brin de douceur verdoyante. On espère se désaltérer de fragrances printanières, l'hiver bouchant nos narines à ses odeurs agonisantes. De notre soulier tenant nos pieds au chaud, on bouscule hardiment les dernières mottons de neige sale et grise. La légèreté de notre esprit nous faisant cligner des yeux de plaisir. On a lu le roman de Karine Geoffrion, La valse. 

Elle se prénomme Isabelle, mariée, mère de deux enfants, professionnelle, jeune quarantaine. Femme d'affaires ambitieuse, elle mène de front carrière et vie privée. Elle a monté sa compagnie de designer, la dirige avec une rigueur trépidante, couronnée de succès. Narcissique, seule sa beauté physique l'importe. Futilité des apparences. Elle tourbillonne autour de son mari, Xavier, de leurs deux jeunes garçons, de sa sœur Marie, artiste, mariée à un photographe de bas niveau, sans le sou, aux dires d'Isabelle. Contrairement à Xavier, directeur associé d'un cabinet d'avocats en droit des affaires de Montréal. Il est brillant, séduisant, ne vit que pour son travail. Toujours les apparences à sauvegarder. Lui et Isabelle se complètent, au point que certains jalousent leur harmonie maritale.

Quand l'histoire commence, Isabelle organise une réception pour fêter leur anniversaire de mariage. Dix ans de réussite privée et sociale. Marie annonce sa séparation, à la suite d'un adultère. Xavier se fait de plus en plus rare à la maison. Isabelle a peu d'amis, sinon des partenaires de sport. Chacune a sa vie bien remplie, ricanant ensemble à propos de commérages insignifiants. Un ami qui, peu à peu, la délaisse, une amoureuse occupant ses soirées. Se greffe à l'existence à la fois pleine et vide d'Isabelle, des questionnements qui la bousculent, toujours mis de côté pour ne pas voir la réalité telle qu'elle se présente. Existence basée sur une profonde solitude, sur des failles humaines, révélées douloureusement depuis la séparation de Marie d'avec son conjoint. Si proches dans leur jeunesse, les deux sœurs sont devenues insignifiantes l'une envers l'autre. Une angoisse sournoise alourdit le tourbillonnement égocentrique d'Isabelle, s'insinue une méfiance inexplicable envers l'une de ses employées. Elle ne peut nier que depuis la rupture du couple de Marie, le doute s'immisce en elle, la ronge, assombrit son rapport avec ses clients au risque d'amoindrir ses succès d'ordre professionnel. À ce moment charnière où plus rien ne va, Isabelle commence à soupçonner Xavier d'infidélité, son travail le retenant plus qu'il ne faudrait à son bureau. 

En parallèle au discours d'Isabelle, une voix inscrite entre les chapitres se lamente.  C'est une femme qui relate le début d'une liaison et sa fin inéluctable. Nous ne savons qui elle est, mais pénétrant lentement dans l'existence d'Isabelle, se profile l'ombre douteuse d'un homme qui, depuis deux ans, se prélasse dans les bras d'une autre femme. Voix émotive et passionnée contrairement à la voix d'Isabelle, froide et calculée. Pause immanquable de cette dernière sur le territoire épiné de sa sœur, sur celui de son mari qui se dérobe. Nécessité de s'enfoncer la tête dans le sable pour éviter le dénouement de conflits qui risqueraient de l'humilier, de la blesser. S'imposer le silence, accord tacite avec les êtres qu'elle aime, plutôt que leur rejet. Ses rivales, Mylène, ancienne employée qui gère ses propres affaires au détriment de son entente avec son ancienne patronne, soudainement sa sœur qui a décroché un contrat artistique à Paris. C'est en allant nourrir son chat qu'Isabelle, feuilletant des albums de photos chez Marie, mettra à jour un mystère sororal dont elle ignorait les aigreurs. Elle devra se rendre à l'évidence, les agissements parfois troublants de Marie ôtent leur voile obscur, révélant que Xavier, homme indépendant, bien que responsable, entretenait une intrigue amoureuse qu'Isabelle ne soupçonnait pas. Les habitudes s'avérant au-delà de tout risque discordant, la malsaine sécurité d'un avenir peu enviable, à l'abri des cris rageurs mais proches des larmes, amère consolation qu'Isabelle choisira. Ses succès professionnels, son mariage d'apparat n'acceptant aucun dialogue réparateur, elle se résoudra à l'état d'aveugle. Se confier serait briser une image trop lisse qu'elle a fabriquée sur son épiderme. Elle distille un tel tableau d'elle-même qu'elle finit par y croire, ne cessant de feindre.

Roman très actuel qui ne manque pas d'humour. L'auteure, Karine Geoffrion, orchestre le sort d'une femme professionnelle qui, pour se prouver qu'elle existe par elle-même, sacrifie à l'orgueil le bien-être d'une existence placide. Isabelle, et bien d'autres de sa condition, ayant abouti au succès par l'entremise de nombreux compromis, de résolutions devant lesquelles elle n'a jamais failli. Comment laisser de côté ce que toutes ont acquis avec autant de persévérance ? Si la première lecture de cette fiction à la saveur acidulée, nous a semblé parfois aléatoire, on s'est vite rendu compte que, mieux qu'un bijou rare, certaines femmes de carrière dissimulaient derrière et devant elles, un précipice où le moindre trébuchement leur serait fatal. Le fond du ravin se capitonnant de tessons mortels...


La valse, Karine Geoffrion

Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2021, 104 pages

 

lundi 1 mars 2021

D'un tableau à un autre, un drame muet *** 1/2


Ce matin de janvier est silencieux, dedans et dehors. Seule, la musique de Saint-Saëns rythme nos va-et-vient dans l'appartement. On ne sait pourquoi, notre regard s'attarde sur un mur du salon peint d'un ton neutre, adoucissant encore plus l'ambiance qui nous enveloppe. On aime les couleurs, touches de vert, de pain brulé, qui nous font penser à la maison qu'on avait repeinte avec tant de conviction innocente. On a lu le roman de Valérie Garrel, Rien que le bruit assourdissant du silence. 

Après avoir lu et refermé ce livre, on s'est demandé de quel monde fictif on ressortait. On a conclu qu'on venait de lire un conte moderne, qui commençait mal, finissait bien. Il y a la misère morale, la détresse insoutenable, auxquelles nous devons faire face, devant les traverser sur la pointe des pieds. Puis, jaillit une lumière qui coupe la nuit en morceaux étoilés. Une princesse attristée apparait sous la forme d'une jeune femme aux « joues d'ébène », indice identitaire qui, plus tard, mettra le lecteur sur une piste dramatique. L'arrivée d'un prince charmant fantasque, aux allures dégingandées. C'est une manière d'embellir  davantage ce livre aux accents parfois lyriques, bien que la vie de Cassandra contienne peu de cette musique. On la rencontre au musée des Beaux-Arts de Montréal, ce qu'elle fait fidèlement chaque samedi.

Six tableaux, se situant entre le XVIe et XXe siècle, seront les éléments déclencheurs, et même les miroirs, desquels nous apprendrons beaucoup de cette jeune femme, devenue muette, après qu'un terrible malheur se fut abattu sur son pays, l'obligeant à émigrer au Canada avec sa jeune sœur. Chaque jour la retrouve dans la ville, elle marche, elle s'épuise. Elle se souvient par effet fragmentaire. C'est sa rencontre au musée, avec Antoine, qui dessillera son corps, comme nous le disons des paupières. Sans façon, il s'assied à ses côtés, lui narre une histoire que lui inspire un tableau que Cassandra admire. Sans nommer ces œuvres, elles se rapportent au combat que mène la jeune femme, lui rappelant les raisons insupportables pour lesquelles elle s'est exilée. C'est d'abord Asmaa, jeune Marocaine du XIXe siècle qui, après avoir été violée, ne rêve qu'à sortir de son pays. Un après-midi, alors qu'elle revient de la pâtisserie chercher les gâteaux pour le mariage de sa sœur, elle est prise à partie par son agresseur, qui la bouscule, « l'envoyant violemment contre le mur ». Arrive un officier de la Marine française qui la sauve de ce mauvais pas. Il reverra la jeune fille, lui promettra monts et merveilles, promesses qu'il ne tiendra pas. Quelques jours plus tard, les bateaux ont quitté le port. Dans ce portrait, Cassandra se retrouve, elle aussi a quitté son pays, l'homme qu'elle aimait est mort dans la catastrophe, l'enfant à naitre ne saura jamais rien de ce monde. Thème de l'exil provoqué par des épreuves indécentes, dont les femmes sont les premières victimes. Ce que nous apprend l'histoire de Ruth, imaginée par Antoine. Symbole de la perte du fils, amoureux d'une fille de l'ennemi à combattre. Toutes sortes de deuils que connaissent tristement les femmes, Cassandra devra commencer le sien, chose à laquelle elle n'avait pas penser. Vivre son deuil à condition de l'apprivoiser à l'intérieur de soi.

Un tableau de Camille Pissaro met en scène une vieille dame migrante. Chaque jour elle vient admirer le paysage pictural accompagné d'un homme qu'Antoine a cru être son mari. Mais un après-midi, elle vient seule, habillée de noir. Un incident fera qu'Antoine et Cassandra connaitront son histoire. L'homme qui l'accompagnait est son frère. Il est reparti en France aux obsèques de leur mère centenaire, mais aussi rejoindre son amour de jeunesse. Cassandra apprendra que tous les migrants, « les réfugiés ou les exilés, tous laissaient quelque chose derrière eux. » Reviendrait-elle dans son pays pour accomplir un dernier devoir ? Elle n'en est pas certaine. Chaque tableau relatant un destin, se pose devant elle tel un miroir qui la réfléchirait. Douloureux mais bienfaisant. Peu à peu, son propre paysage lui renvoie cent détails qu'elle avait négligés. Des scènes de sa rue. Un groupe de danseurs évoluant dans le hall du musée. Une patineuse dans un parc. La présence occasionnelle d'Antoine la rassure même si elle ne s'explique pas sa constance. Il parle, elle se tait, incapable d'émettre un son. Qui est ce jeune homme, échappé, semble-t-il, d'un tableau du XIXe siècle, disséquant la condition des femmes d'époques révolues ? À la fois romantique et moderne, même son langage s'apparente à une époque éteinte. Il la trouble, elle s'interroge, signe de sentiments ambigus à son égard, dont se défend Cassandra. 

Augustine prendra la suite des révélations que, l'air de rien, Antoine transmet à Cassandra. Augustine est servante chez un couple bourgeois du siècle dernier. Ce soir-là, elle est au théâtre avec Madame, elle s'inquiète, son jeune mari, Simon, a disparu depuis quatre semaines. Une obscure voyante, croisée dans la rue, lui transmettra un message de Simon. Elle doit retourner aux sources, soit dans leur village natal. Reprendre racine. Ce que n'avait jamais songé à faire Cassandra. Retourner aux origines, ne plus être déracinée. Asmaa désirait fuir son pays, Augustine doit retourner dans sa ville. Oscillation irrationnelle que les allées et venues mentales de Cassandra, et de bien d'autres migrants, d'une frontière à une autre, renforçant une idéalisation à laquelle ils ne peuvent échapper. Il est inévitable qu'après un tel déploiement d'hésitation, de remise en question, la vérité explose, dénoncée par quelque affliction de la mémoire ou du regard. Ici, c'est Antoine qui occasionnera cette blessure. Devant un ultime tableau qui reproduit la destruction de Sodome et de Gomorrhe, deux villes de débauche. Paysage de flammes qui horrifie Cassandra, lui rappelant le fléau qui détruisit en partie son île. Nous seront révélés son nom, la date et l'heure fatidique de sa dévastation causée par une colère invraisemblable de la Nature. Cassandra se remémore les événements qui ont suivi. L'arrivée des secours, la recherche de sa famille, sa place dans un camp. Ce bouleversement surgi d'un petit tableau « peint il y avait plusieurs siècles. » Traumatisée par cette débandade de souvenirs exécrables, sa sœur veillera sur elle. Cassandra se remettra de ses infestations psychiques, retrouvant Antoine dans un salon de thé.

Tout en dentelle et délicat roman élaboré sur les failles identitaires quand les gens doivent se séparer de leur pays, de leur continent. Souvent, d'une partie de la famille. L'effet poétique que porte le récit en atténue la souffrance, chaque tableau contenant sa part d'aliénation. Ce dont ne se doute pas Cassandra, n'admirant que leur beauté. Premier degré du regard qui apaise, en apparence, les endormissements suspicieux engoncés en nos âmes. Il suffit d'un pas effleurant le précipice pour que le vertige obscurcisse la lumière du ciel, nous guide vers nos méconnaissances volontaires. Les sentiments se font éclaireurs, ceux, habilement exploités par l'écrivaine, Valérie Garrel, à travers la personnalité de deux personnages, chacun marqué de son drame particulier. Dans le salon de thé, Antoine divulguera ses nécessités d'aborder certaines femmes... Récit un peu désuet, s'apparentant à la vie fantasmée par Antoine, dont le charme suranné séduira Cassandra, lui redonnera la parole. Usité dans la littérature actuelle, le thème de la perdition, de l'exil, de plus en plus en vigueur, s'exprime d'une manière plus brutale, plus réaliste. On sait gré à Valérie Garrel d'avoir rehaussé son récit d'une tendresse contenue, empathique, ne laissant entendre que le bruit de rumeurs lointaines. Bruit qu'il sera toujours temps de convertir en une réalité affligeante...


Rien que le bruit assourdissant du silence, Valérie Garrel

Les Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2020, 142 pages