lundi 2 mai 2022

Un père dans ses pires états *** 1/2


À mesure qu'on vieillit, que nos désirs s'amenuisent, rétrécissent telle une peau de chagrin qu'on aurait écharpée pour mieux gommer les souvenirs qui nous encombrent, comme s'il fallait à un moment donné faire place nette, se résoudre à l'absence des êtres témoignant de nos frasques de jeunesse. On commente le récit d'Anne Peyrouse, Pour que cela se taise.

S'il est vrai, comme l'a écrit le poète, que les chants désespérés sont les chants les plus beaux, la narratrice de cette histoire, tristement autobiographique, n'a pas manqué de nous émouvoir, elle-même en état de révolte quand elle doit visiter son père agonisant avant qu'elle crache de multiples sentiments peu honorables qu'il lui inspire. Elle refuse de lui tendre la main, celle qui ferait de ce récit une fable d'amour entre le père et la fille. Main rebutante qui n'a aucune raison d'être serrée dans la sienne quand on a lu quel genre d'homme était ce père de trois enfants, qui ne l'a jamais été. La narratrice se prénomme Anne. Comme l'écrivaine. Comme on n'avait rien imaginé de douloureux venant de cette Québécoise talentueuse, d'origine française. Du sud, là où sent bon la lavande, où fleurissent les mimosas. Brin de douceur pour préluder ce monde de tragique incompréhension d'où a jailli cette confession surprenante, empreinte de souvenirs indécents jusqu'à la nausée. 

Souvenirs qui se déroulent entre la France et le Québec, distance symbolique alors que l'écrivaine mentionne qu'il y avait tant d'espace entre elle et le père. La mémoire ayant peu d'ordre chronologique, la petite fille se rappelle ses sept ans, son anniversaire. Elle joue au cow-boy avec son frère. Des invités admirent le père qui leur montre sa dernière acquisition, une arme à feu. Quand il abaisse le bras, l'arme s'abat sur la tête de la fillette, lui causant une blessure profonde dont elle gardera la cicatrice. Aucune culpabilité de la part du père, affirmant qu'elle n'avait qu'à jouer ailleurs... Intervention timide de la mère qui sait, depuis le début de son mariage, ce que vaut l'homme qu'elle a épousé. Il lui a été impossible de rebrousser chemin, elle doit supporter les humeurs exécrables de son mari. Sa vulgarité, ses odeurs répugnantes. Sa violence verbale et physique. Compense le bonheur des grands-parents, raconté par la mère. Les attentions du grand-père envers la grand-mère. Souvenir odieux des dimanches à faire du ski, cette fois exprimé par Anne, des vacances où le père au volant d'une voiture luxueuse, conduit dangereusement, ne tenant pas compte des envies naturelles des passagers, des haut-le-cœur de sa fille. Les autres occupants, assis derrière, ne sont pas mieux épargnés, subissent les engueulades du père, les menaces de sa main leste qui ne peut les atteindre. La générosité des grands-parents aisés, qui distribuent de l'argent sans compter à leurs trois petits-enfants aux heures propices, comme Noël et leurs anniversaires. Affluent les réminiscences réconfortantes quand la narratrice évoque les grands-parents paternels et maternels. Mais il y a les repas de famille quand « l'horreur s'en vient » entre le grand-père, Jean et le père, Christian. « Ça s'envenime vraiment ; ça passe du regard aux mots. Inévitablement, les corps se dressent et s'entrechoquent. » L'angoisse qui s'insinue, les femmes et les enfants pris en otages. La narratrice en a « mal aux nerfs ». 

Le père reçoit de l'argent d'une des grands-mères pour essuyer les dettes que son laisser-aller professionnel amène à la ruine. Il a été architecte puis constructeur de bateaux, a organisé des excursions de baleines. Fondé une compagnie de croisières et un petit chantier naval qu'il ne partage avec personne, faute de savoir partager. Tout appartient à cet homme-baudruche, jusqu'à sa femme, ses enfants et ses chiens. Tout demeure à sa disposition, sujets qu'il traite durement, impitoyablement. Ne se préoccupe aucunement de leur bien-être. Ainsi, la grand-mère qui renfloue ses difficultés financières mourra dans la déchéance, son fils qu'il engage pour « bricoler » lui promettant salaire que le jeune homme ne recevra jamais. Sa désinvolture envers les petites entreprises qu'il entraine dans la faillite. Homme mégalomane qui croit à de prestigieuses réussites mais à qui il ne reste plus rien. Sur son lit de mort, il poursuit son rêve, autant moribond que lui.

Le témoignage d'Anne qui se déroule dans la chambre du père détesté, lui permet d'imaginer un père qui aurait été tout autre, un père qui aurait accompagné ses enfants sur les marches de l'enfance jusqu'au perron de l'adolescence, père affable qui aurait aimé sa femme et ses chiens. Homme pathologiquement malsain de qui il n'est pas simple de faire le deuil sans se remémorer les outrages physiques et mentaux que ses proches ont subi. Le fils n'aura pas la force de mener à bien son existence, abimé par cet homme aveuglé d'un narcissisme fataliste qu'il vomissait sur sa famille et sur celle de sa femme. Épouse et mère qui protégeait ses enfants sans pouvoir y faire grand-chose, qui détournait certaines conversations, le silence s'avérant révélateur. Anne subira les contraintes épuisantes du décès paternel, les larmes et les spasmes qu'il a fallu endiguer. Répondre du mieux possible aux condoléances. L'aveu spontané que son père était un « salopard ». L'avocat qui ne comprend pas la hargne de cette fille, absorber ses reproches mais aussi divulguer qui était le père. Un indigne que seul le mal nourrissait. 

Pour donner plus de force à ce récit bouleversant sans compromis, des réflexions s'animent à l'intérieur de la tête de la narratrice, intercalant les réminiscences insoumises pour mieux dénoncer les agissements du père au-delà de ce qu'il est permis de croire derrière les sourires fabriqués, derrière la dignité qu'il faut afficher à tout prix. Récit autobiographique, il y a là un témoignage du malheur qui a griffé une fillette, une adolescente, une jeune femme amoureuse d'un homme bienveillant, père de ses deux filles. On n'a pas relaté plusieurs scènes exhaustives, c'eût été inutile d'en rajouter, ni de piocher entre les lignes d'une écrivaine qui a dû se sentir apaisé après avoir écrit noir sur blanc les menées d'un humain cruel qui ne pensait qu'à se venger de ce qu'il contenait en lui-même, ce trop-plein d'aigreurs qu'il déversait sur des innocents, familiaux ou étrangers. Sur ses chiens qu'il punissait sauvagement de leurs fugues, sans considération pour leur état d'animal, humains et bêtes enfermés dans une carnassière psychologique d'où ne transpirait aucune issue pour respirer librement. Écrire, affirme la narratrice, est le plus grand des actes libres à poser. Ce qu'Anne apprendra à faire avec les mots nécessaires pour que cela se taise, la colère embastillée en elle, qui aurait pu l'étouffer, la rendre handicapée à tout dialogue affectif, la faire sombrer dans les ombres gluantes émanant du père, au lieu de la hisser vers la lumière, lui inspirant un livre courageux, vibrant d'une tendresse incommensurable, habité de la poésie de Saint-John Perse et d'Alain Grandbois...

 

Pour que cela se taise, Anne Peyrouse

Éditions Somme toute, Montréal, 2022, 112 pages

 

lundi 25 avril 2022

Trois ombres familiales dans la lumière d'une poète ****


Doutant parfois de la nécessité de commenter quelques livres, on se demande si cela vaut la peine de continuer notre travail rigoureux d'informatrice. Est-il nécessaire de se pencher sur des ouvrages qui, à tort ou à raison, nous sollicitent ? On s'interroge sur la fiabilité de nos chroniques qui en disent plus ou moins long sur le roman, sur le recueil de nouvelles, que nous refermons avec des intentions louables. On commente le roman de Dominique Fortier, Les ombres blanches.

On a attendu que la vague de louanges qui a déferlé sur le nouveau roman de cette écrivaine talentueuse se soit calmée, nous ait fait place modeste pour nous attarder momentanément sur cette histoire insolite, un peu hors du temps. Fiction et réalité confluent aux sources même de l'existence de la poète Emily Dickinson, relatée dans le précédent ouvrage de Dominique Fortier, Les villes de papier, lauréat du prix Renaudot essai 2020, qu'on a relu pour éviter de mentionner quelque sottise. On taira les raisons pour lesquelles la romancière a décidé de donner suite à l'entourage de la poète américaine, d'autres l'ont fait équitablement. Cette suite nous fait découvrir trois femmes qui ont survécu douloureusement à la perte d'une sœur, d'une belle-sœur, d'une amie. Sans oublier le frère, complice, époux et amant. L'intérêt n'est pas tant dans ces trois proches d'Emily Dickinson mais dans la manière imaginative dont s'y est prise Dominique Fortier pour se faufiler magistralement dans l'intériorité de Lavinia, Mabel, Suzan. Et Millicent, fille de Mabel et de David Todd. Âgée de dix ans, l'enfant tient des propos si déconcertants, tellement intelligents, qu'on s'est interrogée sur sa vie d'adulte. On a préféré s'abstenir. Charmée par la poète, elle dérobera quelques-uns de ses « bouts de papier » trainant sur le bureau de sa mère, où sont griffonnés de courts poèmes presque illisibles. Pattes de mouches, en déduira Millicent, qui sait décortiquer les écrits de cette femme dite excentrique, qu'elle n'a pas connue. Qui sera sa meilleure amie, décrète-t-elle, sur une feuille blanche.

Le récit débute par les obsèques d'Émily. Sa sœur cadette, Lavinia, s'affaire autour d'elle et de la maison, se remémorant les années familiales. Plus rien ne sera jamais pareil, le décès d'Emily s'avérant un point fatal à leur jeunesse envolée. Pourtant, elle devra exécuter la promesse qu'elle a faite à sa sœur : détruire sa correspondance, en fait tous ses écrits. Un ordre auquel elle désobéira quand jaillira de l'un des tiroirs de la commode d'Emily une ribambelle de bouts de papier noircis de mots désordonnés. Pour ne pas dire énigmatiques, comme si le lecteur devait les résoudre, en poursuivre le cheminement. Bouleversée, c'est à Suzan, épouse de son frère Austin, amie de longue date d'Emily, à qui elle fera part de ses trouvailles. Poèmes et missives. Puis, Suzan informera Austin des écrits d'Emily, trouvés par Lavinia, celle-ci ayant décidé de les publier. Austin, astronome et professeur, s'est lassé de sa femme, pétri d'incompréhension inexplicable à son égard. Il s'est épris de Mabel, épouse de David Todd. Père de Millicent, à qui il enseigne l'histoire démultipliée des étoiles. Reconnaissant qu'elle ne saurait mettre de l'ordre dans les poèmes de sa sœur, Lavinia s'adressera à l'homme qu'Emily désignait comme son " maître ", Thomas Higginson, journaliste, critique littéraire, qui acceptera de faire publier ces poèmes, à condition que Lavinia fasse un premier tri dans cet amoncellement de bouts de papier éparpillés. C'est Mabel, qui écrit des articles, compose de la musique, qui préparera cette première édition, Suzan avouant être incapable de mener à bien ce projet.

Trois femmes dans la jeune cinquantaine à qui Dominique Fortier a inventé habilement une existence, s'inspirant d'indices caractériels qui leur sont propres. Lavinia, la solitaire, surprenante ingénue quand elle s'éprendra d'un saisonnier. Elle alimente son énergie auprès du spectre de sa sœur défunte, « devenue le plus vivant des fantômes », instillant une forme d'entente entre Suzan et Mabel, l'épouse trahie, la maitresse vénérée. Suzan, traumatisée par la mort d'un fils en bas âge et celle d'Emily, l'amie inconditionnelle. Mabel, qui éprouve le besoin de plaire, d'être aimée, conserve les artefacts de ses nombreux soupirants. Superficielle, elle se complait entre son mari et leur fille, l'un et l'autre se préoccupant peu d'elle bien que David ait deviné ses rapports licencieux avec Austin. Mais ne faut-il pas que Mabel soit heureuse ? On est étonnée de la crédulité des deux hommes, fidèlement amarrés aux basques de leur égérie, celle-ci admettant qu'elle ne saurait se passer ni du mari ni de l'amant. Son ambition, en préparant l'édition des écrits d'Emily, n'est-elle pas de faire entièrement corps et cœur avec la famille Dickinson, solide et considérée ? De laisser une trace indélébile sur l'œuvre d'une femme qui n'était que sa belle-sœur ? Trois femmes dont les destinées se croisent à travers l'œuvre d'une poète marginale, son passé embelli d'un jardin où jaillissent herbes médicinales et bouquets fleuris, l'écrivaine se servant de cet enchantement coloré et parfumé pour situer dans le temps, sinon l'espace, la probable histoire d'une passeuse de mots, qui entretenait minutieusement un herbier que Lavinia n'a pas eu le courage de détruire, bien qu'il ne restât plus rien des fleurs qu'Emily expédiait à ses destinataires. Le jardin laissé à l'abandon a dépéri. L'art de savoir faire respirer les fragrances de ce qu'il reste, tendre l'oreille vers des pas feutrés, des chuchotements émanant d'une chambre interdite à tout visiteur, des échanges se livrant au travers d'une porte fermée. Ce sont des séquences brillamment intenses, certaines brèves, révélatrices, composées par l'écrivaine, qu'il serait impensable de ne pas imaginer une maison haussée de murs bavards ou silencieux. Lavinia, humble et altruiste, s'avère la gardienne de la demeure sur laquelle repose l'entente fragile entre Suzan et Mabel, l'une terrienne, l'autre éthérée. Les deux familles, habitant proches l'une de l'autre, instaurent une sorte de ballet synchronisé, les allées et venues de chacun ne pouvant passer inaperçues. Lavinia, guidée par le souvenir habité d'Emily, s'emploiera à ce que Suzan, la délaissée d'un couple bancal, ne soit pas lésée à la publication du recueil en 1890. Sans le travail acharné de Mabel Todd, et son désir farouche de durer, manque obscur de confiance en elle, les poèmes d'Emily n'auraient pas vu le jour, ni enrichi bellement la littérature américaine.

Il est impossible de cerner les moindres replis de la vie de cette poète, décryptés avec ferveur par Dominique Fortier. S'il est vrai que les écrits d'Emily Dickinson seraient morts, étouffés dans leur propre poussière, il n'est pas certain que sans l'intervention passionnée et minutieuse de l'écrivaine, nous serions autant fascinée par l'apport d'une poésie destinée à demeurer dans l'ombre. À être soumise à l'effacement du temps. Si Lavinia fut la première à déceler l'importance de la poésie de sa sœur, il n'en demeure pas moins qu'avec une intuitive prémonition admirative, déployant la force chatoyante des mots, Dominique Fortier en assura la pérennité au cœur même de lecteurs peu informés. Ne faisant pas renaitre Emily Dickinson une première fois, certes, mais lui attribuant une seconde naissance « pour éclaircir les ténèbres »...


Les ombres blanches, Dominique Fortier

Les Éditions Alto, Québec, 2022, 248 pages