lundi 15 août 2022

Quand la bonté incite à une réconciliation salvatrice ****


Pour tenir la forme, il est important de lire, sinon d'écrire. De se soumettre à d'humbles tâches que le quotidien nous réserve en même temps que la vie se montre bonne ou négligente. Il nous arrive de nous heurter à des murs inébranlables, fissurant les convictions qui nous forgent tels que nous ne sommes pas toujours. On fait place à la dualité oscillatoire. On commente le roman de Monique Proulx, Enlève la nuit.

Les surprises originales de cette écrivaine dont on n'a pas feuilleté l'œuvre entière. On s'est rattrapée avec la lecture de son dernier roman, qui nous a enchantée tant par sa thématique que par son écriture. Décortiquant l'intrigue, un nom nous est venu à l'esprit, celui d'un magistral écrivain qui donnait la parole à un adolescent des rues, bon et débrouillard, prenant en main le sort d'une vieille dame et d'un monsieur respectueux d'un certain âge, l'un et l'autre témoins attendrissants d'une époque révolue. On nomme La vie devant soi, roman signé Émile Ajar. Tant par la manière de s'exprimer dans un langage grinçant ou jubilatoire s'ajustant à une narration fantaisiste sur fond de drame, Monique Proulx nous invite à sourire mais aussi à nous émouvoir. 

Markus, jeune vingtaine, qui a fui sa communauté étouffante où les mœurs interdisent toute culture, porte le récit à bout de bras et de langue. Il nous tient en haleine quand il nous apprend que deux ans plus tôt, de désespoir, n'ayant plus rien à perdre, il a voulu abréger sa vie sous une voiture. Mais la main d'un homme sans âge, se posant sur son épaule, l'a détourné de ce macabre projet. Qui est cet homme sans nom, à qui Markus s'adresse en le dénommant Maître K ? Homme évanescent qui le suit de loin, sans jamais lui adresser la parole, laissant des indices qui sauveront Markus de sa misère. Le monde citadin l'encercle dans ses pièges, sans jamais le faire choir. Ni ombré ses certitudes quand il abritera dans son sous-sol un ami, Abbie, qui lui aussi a franchi le pas de leur communauté vers une calamiteuse liberté. Comment conquérir des Mignonnes, Markus ne sait rien des femmes, seule sa mère s'avère le portrait pathétique qu'il a gardé de ses jeunes années vécues avec elle. Ce soir-là, ressuscité d'entre les outragés, il marchera vers l'est, « vers la Maison qui accueille les êtres perdus que personne ne réclame. » Il a comme une révélation soudaine dans ce lieu qui l'entraine vers des plus démunis. Alors qu'il n'a connu que la tente glacée et puante d'un ami d'infortune, Charlie Putulik, il trouvera un semblant de chaleur dans cette Maison qu'il qualifie d'horrifiante, qui représentera momentanément sa demeure. Poussé par un inexplicable élan, il vient en aide à ses compagnons de nuit, un comportement que rien ne peut empêcher, remarqué par les « anges bienveillants » de la Maison. L'une de ces anges lui offrira un matelas, la nourriture gratuite, un peu d'argent pour « qu'il ramasse la vaisselle, pousser les hommes dehors, accomplir quelques humbles corvées [ ... ] ». Son premier travail mais un deuxième déboulera qui lui permettra de louer un sous-sol chez Thomas, personnage autant marginal que ceux s'agitant autour de Markus. Il est un être différent, passionné de ce qu'il ignore, déterminé à apprendre la « langue », cette langue indispensable pour gagner quelques galons de l'existence, lui qui ne connait que la langue de là-bas, qui l'empêche de communiquer avec les anges qui lui veulent du bien. Gabrielle, professeure, sœur de son propriétaire Thomas, pourvoira à ses manques linguistiques. Prenant le jeune homme en sympathie, elle facilitera ses allées et venues dans son désir profond de s'instruire. 

Tout est ainsi dans cette histoire foisonnante où beaucoup tendent une main secourable au jeune homme, un mélange de drame émaillé d'une multitude d'incidents qui, sans cesse, remettent en question les avancées de Markus dans l'univers urbain, le « Frais Monde », qu'il parcourt en vélo, à pied, refusant la vie souterraine du métro. Truculence de certaines séquences, émotions fortement appuyées dans d'autres, ces hauts et ces bas qui forgent une existence bien que celle de Markus soit soudée à une continuelle marginalité. Raquel, elle aussi rescapée de la communauté, ne pourra que chercher du réconfort auprès de Markus, après avoir été maltraitée par John-John, un minable qu'elle quittera, secourue par Markus et ses alliés, complices de la Maison. Récit séquentiel, certes, mais aussi cinématographique, l'écrivaine ayant une expérience accomplie du genre. Les raisons d'être et d'agir de ces individus inadaptés nous procurent un grand bien, sans le savoir ils mettent sur scène la grandeur vulnérable de l'être humain. Markus instaurera malgré lui des balises pour se protéger de ses ouailles qu'il ne peut rejeter. Aucun jugement, mais le désir de mettre un soupçon de baume sur l'âme froissée de quelques-uns qui végètent dans la solitude. Monique Proulx les cite en exemple, effleurant les injustices d'une société à double entendement, comme s'exprimerait Markus. Dressant devant notre regard ignorant les déclassés, ceux qui s'efforcent de grandir dans une honnêteté supposée, ceux qui succombent à la tricherie, succomber n'étant pas vain, ébranlant la hardiesse morale de Markus. 

Le roman est d'apprentissage, celui de Markus englobant une montagne de bonté qu'il distribuera bien plus qu'il ne la recherchera. Le plaisir de donner est plus fort que celui de recevoir mais c'est aussi développer une lucidité éprouvante, les autres se laissant bercer par la candeur jamais rassasiée de Markus, ne prenant soin que d'eux-mêmes, délaissant le jeune homme à ses vagues à l'âme quand il renoue avec le souvenir d'un homme qui l'a sauvé du désert urbain. Infime oasis qu'il ressuscitera quand il rejoindra sa mère pour une soirée, celle-ci se révélant une femme douloureusement atteinte, comme il ne pouvait l'imaginer. Trahison de son ami Abbie qui dit avoir un emploi à la Gigantesque Bibliothèque. Raquel et son télétravail, manière habile de tester ses clients. Iolanda et Jacinthe, couple trébuchant sur les rides de l'une et sur les insectes au menu. On ne les citera pas tous non parce que secondaires mais visibles dans leur malheur caché, telle Laila aux prises avec son père Khaled aux apparences tranquilles, le cuisinier grognon Moron qui a perdu son chien. Les risques de devoir fermer la Maison, avoue la Cheffe de la Maison, Virginie Sister. Autant de malheurs indicibles que subissent les épaules fatiguées de Markus mais auxquels il ne saurait renoncer, sa mission involontaire n'étant pas de réparer les impostures d'un monde malmené mais de remédier aux tracas des êtres qui lui font confiance, ne prenant pas tout à fait conscience que lui-même a faim et soif d'une grand part d'humanisme. 

Aucune fin envisageable mais une conclusion qui nous ramène au début du récit, nous faisant comprendre que Markus a trouvé en lui, à travers ses déconvenues, un rapport à soi dont il fera profiter Charlie Putulik, personnage paumé ambigu qui, sous des rires tonitruants, l'a dépossédé de petites nécessités qui se mesuraient à ce qu'il allait devenir, ses pas allant, maladroits, dans ceux de Maître K. Cet homme plus visible que ceux et celles piétinant les chemins épineux d'un jeune homme épris de la vie avec ce qu'elle comporte d'insociable et d'accommodant. On l'écrit sans hésitation, le roman de Monique Proulx est l'un des plus réjouissants qu'on a lu cette année, closant presque une saison littéraire honorée de grands crus.


Enlève la nuit, Monique Proulx

Les Éditions Boréal, Montréal, 2022, 350 pages

 

lundi 8 août 2022

Une maison qui impose ses volontés *** 1/2


Notre vie qui, deux ans plus tôt, nous aurait semblé banale, porte en elle aujourd'hui des petits bonheurs, des allures d'enfant convalescent, des moments pleins, autrefois creux. Comme quoi les gestes et les mots prennent l'importance selon les événements qui nous endorment avant de nous éveiller. L'inertie, autant qu'un trop grand enthousiasme, ne vaut rien à la nature dolente qu'on est. On parle du deuxième roman de Myriam Vincent, À la maison.

Ce n'est pas pour donner raison à la narratrice de cette insolite histoire qu'on affirmera que des lieux destructeurs existent, agissent sur des personnes ou sur leur environnement. Et ce n'est pas ce roman qui va nous dissuader de ce phénomène. Le récit, banal en soi, met en scène un jeune couple de vingt-quatre ans, Jessica et Phil, qui achète une maison en banlieue de Montréal. Ils ont peu d'argent, doivent se soumettre à leurs conditions financières. Lui enseigne, elle, travaille dans une librairie, elle est enceinte de plusieurs mois, le temps presse de déménager d'un minuscule appartement montréalais. Deux personnages certes, mais un troisième, avance-t-on sans se tromper, va interrompre le cours de leur vie ordinaire. Une maison blanche, intérieur comme extérieur, aucun recoin ne fait grâce au malaise qu'éprouve Jessica, vulnérable, émotive, en la visitant. Contrairement à Phil, homme méthodique, qui voit plusieurs avantages dans cet achat. La maison se dresse sur deux étages, en face, une petite forêt où l'ancien propriétaire s'est pendu. Certes, il faut du courage pour habiter dans une telle demeure où le blanc refuse de s'en laisser conter... Ce qui arrivera à Jessica qui traverse une grossesse douloureuse l'obligeant à démissionner de la librairie où elle travaille. Phil enseigne à Montréal, il est absent chaque jour, laissant Jessica aux prises insupportables avec une maison devenue traquenard. Elle ne comprend pas pourquoi les vitres refusent de ne pas jeter leur saleté quand elle les nettoie vigoureusement, pourquoi les murs n'absorbent pas une nouvelle peinture pour cacher cette blancheur qui fatigue les yeux. Plus grave, les murs ne supportent pas que Jessica épingle des affiches sur leur surface laiteuse. La maison commet ces tumultes quand Jessica est seule, d'où l'incompréhension de Phil quand, hésitante, elle lui fait part de ces extravagantes péripéties.

Quelques semaines plus tard, l'enfant naitra brutalement. Dehors, c'est la canicule, Jessica se rafraichit dans la baignoire, elle somnole et, soudainement, se rend compte que l'eau a la couleur du sang. Affaiblie par les remous outranciers de la maison, elle pense que celle-ci lui joue encore un mauvais tour. Affolée, elle appelle l'urgence qui la conduira à l'hôpital, dans un état inconscient. C'est Phil qui, à son chevet, lui racontera comment leur fille est née. Maternité contrariée par l'influence néfaste d'une maison isolée dans un village où Jessica ne connait personne. Méfiance de plus en plus évidente de Phil face au comportement incohérent de sa femme. Lentement, leur couple se défait dont Jessica est très consciente. Leur fille se révèle une enfant pleureuse, endommageant l'équilibre mental de sa mère. Elle fera la connaissance de la mère du pendu qui ne s'est pas remise de son suicide, encouragera Jessica à pratiquer des rituels de purification, à marmonner des incantations. Cependant, rien n'y fait, la maison se rebelle de plus en plus quand elle se promène au village ou dans la forêt avec sa fille. Terriblement frustrée, fatiguée, elle devra passer une évaluation psychologique exigée par Phil, qui ne révélera que de l'anxiété, état normal chez une jeune mère...

Jessica, la narratrice, par la plume talentueuse de l'auteure, s'adresse à un témoin virtuel, qu'on ne voit jamais, à qui elle confie ses souffrances, sa lassitude à supporter les caprices insubordonnés de la maison. Elle se rend compte que personne ne lui a tendu une main secourable, ne lui est venu en aide durant sa grossesse, ni après la naissance du bébé. Elle est sous l'emprise d'un épuisement généralisé, d'une profonde détresse psychologique. Ces malaises aggravés d'une honte inexplicable envers la bonté de Phil qui fait beaucoup pour la rasséréner. Plus Jessica s'enfonce dans ses hallucinations, plus Phil sera explicite quant au comportement de la maison, trouvant un raisonnement rationnel aux incidents rapportés par Jessica. Incomprise, à bout d'elle-même, c'est l'une de ces occurrences qui décidera du sort de la maison, un jour que Jessica est partie à l'épicerie avec sa fille. Prétexte à accomplir un acte irréparable ou nous met-elle en face de sa mission accomplie ? On a souvent l'impression que Jessica devance les événements comme pour justifier sa honte de ne savoir vivre ce qu'elle ne souhaitait pas. Ne lui avait-on pas rabâché qu'une grossesse s'avérait un enchantement, un renouveau charnel ? Une maison, le foyer réconfortant où créer une famille ? Où se situe le rêve d'une jeune femme hantée par un pendu excentrique qui se manifeste à l'intérieur des murs pour mieux l'anéantir ? Points d'interrogation que Jessica se pose, pas suffisamment folle pour ne pas avoir conscience de ses fabulations. Mais jusqu'au bout de sa condamnation envers elle-même, n'hallucine-t-elle pas encore sur sa manière aléatoire de cerner un avenir, la normalité des choses de la vie étant son dernier recours, « à l'abri du monde extérieur », maintenant que la maison n'existe plus, ce qui n'est pas une certitude... 

Connaissant peu cette écrivaine, et ne désirant pas nous appuyer sur quelque entrevue, on a été impressionnée par cette deuxième œuvre à l'oralité solide, Myriam Vincent décryptant habilement les défaillances mentales de sa protagoniste. Sorte de huis clos avec elle-même où l'état de la maison reflète des rebuffades contre une grossesse malvenue, contre le risque de ne pas aimer son enfant lors d'un accouchement imprévisible. Récit hallucinatoire, métaphorique, qui révèle la générosité de l'écrivaine à ne pas prendre parti pour ou contre le corps de chaque femme quand se développe dans ses entrailles un être humain encore en son état embryonnaire. Le ventre enfanté ne possède-t-il pas lui aussi ses rébellions hallucinatoires, n'est-il pas une maison chambardée par une soudaine présence, comme l'a été la maison blanche depuis longtemps habitée d'un fantôme qui fut un homme perdu, victime d'un monde trop conforme ? C'est une interprétation personnelle qu'on définit de cette histoire, tant d'autres s'y prêtent, inapte qu'on est face aux agissements démentiels d'une femme et mère tellement vivante qu'elle en a perdu le souffle, le contrôle de son existence...

 

À la maison, Myriam Vincent

Les Éditions Poètes de brousse, Montréal, 2022, 328 pages